Déserts médicaux
Des maires bretons sous pression de l’Etat

Des maires costarmoricains, le 3 septembre 2024, devant le tribunal administratif de Rennes où ils ont été convoqués après avoir pris un arrêté de mise en demeure contre l’État | Facebook : Vincent Le Meaux

Depuis quelques mois, une cinquantaine de maires costarmoricains se bat afin de forcer l’État et l’ARS (Agence régionale de santé) à agir pour garantir l’accès aux soins sur leur territoire. La réponse de l’État, via le préfet, les a refroidis : certains d’entre eux ont été convoqués devant le tribunal administratif de Rennes et les pressions se multiplient.

Condescendance, représailles, déni… Xavier Compain, maire de Plouha dans les Côtes-d’Armor, ne mâche pas ses mots. Avec d’autres élus, il a engagé depuis plusieurs mois « un rapport de force pacifique » avec le préfet de son département. L’édile breton, las de recevoir chaque semaine en mairie des concitoyens qui ne trouvent pas de médecin, a initié en 2023 le collectif « Territoire en résistance pour le grand âge », devenu depuis association, dont il est président. Près de 300 communes de toute la France, de tous horizons politiques, en sont membres et réclament des moyens pour le grand âge et les Ehpad publics, dont les déficits ne cessent de se creuser.

« Le gouvernement pensait que notre mouvement allait s’essouffler, mais il prend de l’ampleur », se félicite Xavier Compain. En septembre 2024, son association a déposé 17 dossiers au tribunal administratif de Rennes « pour chiffrer et illustrer les manquements » de l’État pour les Ehpad publics. Elle réclame 7 millions d’euros à l’État. Et une vingtaine d’autres dossiers devraient être prochainement déposés au tribunal.

Attaquer l’État en justice pour exiger des actions : il y a encore quelques années, la méthode aurait semblé incongrue. Mais en Bretagne, comme ailleurs, l’argent manque pour renflouer les caisses des Ehpad publics. L’accès aux soins et aux médecins devient de plus en plus compliqué. Alors, en juin 2024, 54 maires des Côtes-d’Armor ont pris un arrêté de mise en demeure de l’État, faisant ainsi usage de leur pouvoir de police. Ils reprochent aux pouvoirs publics de ne pas garantir l’égalité de l’accès aux soins médicaux dans leur territoire, devenu au fil du temps un désert médical, dans un contexte de vieillissement de la population. Ils réclamaient 1 000 euros par jour de retard du déploiement d’un plan d’urgence. « Avec 54 maires impliqués, on savait qu’on allait pas obtenir un nouvel hôpital flambant neuf, retrace Xavier Compain. Mais on espérait une médiation avec l’Agence régionale de santé (ARS). »

Une claque de la part du préfet

La réponse du préfet des Côtes-d’Armor, Stéphane Rouvé, est arrivée à la fin de l’été et a refroidi les élus signataires : l’État considère juridiquement les maires « incompétents » pour exercer la protection réglementaire de leur population au titre de la dignité humaine et des droits fondamentaux liés à la santé. Une vingtaine de maires ayant pris cet arrêté ont même été convoqués au tribunal administratif de Rennes en septembre. « On s’est pris une petite claque », avoue Vincent Le Meaux, maire de Plouëc-du-Trieuc et président de Guingamp Paimpol agglomération (Côtes-d’Armor). « Politiquement, c’est intolérable de traiter un maire d’incompétent. On savait que notre arrêté pouvait être fragile d’un point de vue juridique, mais on attendait une réponse de l’ARS. Et on est finalement déférés devant le tribunal. C’est « pan-pan cul-cul ». »

Le tribunal administratif a décidé le 13 septembre de suspendre l’arrêté de mise en demeure pris par les conseils municipaux costarmoricains, comme le demandait le préfet. «L’arrêté n’est pas remis en cause sur le fond. Il n’est pas annulé, il est seulement suspendu », souligne Vincent Le Meaux.

Mais cette réponse du préfet a laissé des traces. « Il y a quinze ans, ça ne se serait jamais vu d’envoyer les maires au tribunal, poursuit Xavier Compain. Quand un préfet nous dit qu’on n’est pas légitimes à parler de santé, c’est de la condescendance. On nous a dit incompétents, mais disons le clairement, ce qui a piqué, ce sont les 1000€ d’astreinte par jour. » Une vingtaine de maires des Alpes-de-Haute-Provence a aussi pris ce même arrêté avant l’été. À l’inverse de leurs collègues bretons, ils ont été reçus en préfecture.

De son côté, le préfet des Côtes-d’Armor assure dans un communiqué du 13 septembre, considérer « que les maires sont pleinement légitimes à se préoccuper de l’offre de soins sur le territoire de leur collectivité et à interpeller l’État […] Cette préoccupation légitime n’autorise pas pour autant les élus à instrumentaliser le droit, qu’ils doivent eux-même respecter. Au cas présent, les pouvoirs de police des maires ne leur permettent pas légalement de signer les arrêtés que le préfet a contestés devant le juge, conformément à sa mission constitutionnelle. »

Des pressions indirectes et des représailles

Si le préfet assure aussi que sa porte reste ouverte aux discussions, il note qu’« à la suite des recours engagés, certains maires ont d’initiative retiré, ces derniers jours, l’arrêté qu’ils avaient signé sans attendre la décision du tribunal ». Une manière de saluer ceux qui sont rentrés dans le rang, et qui, pour certains autres maires confirme que la convocation au tribunal peut être perçue comme un moyen de pression pour les inciter à se taire. « Certains ont même peur à titre personnel : peur de subir un contrôle fiscal, d’être arrêté au volant de leur voiture, peur d’être agressé… », détaille Xavier Compain.

Dans sa commune, depuis la fronde des maires bretons, l’Ehpad public est dans le viseur de l’ARS. Au lendemain de sa comparution au tribunal et alors qu’il était en compagnie des maires signataires de l’arrêté pour décider de la suite des actions, une inspection surprise de l’Ehpad a été menée. « On peut le prendre comme des représailles », estime Xavier Compain, qui s’insurge du traitement infligé aux maires « frondeurs ». Interrogée par nos confrères de Ouest-France, l’ARS Bretagne s’est défendue d’avoir ciblé l’Ehpad de Plouha. « Cette inspection entre dans le cadre du plan de contrôle national de l’ensemble des Ehpad décidé en 2022 à la suite de l’affaire ORPEA, et mis en œuvre sur trois ans auprès des 500 établissements de la région », indique le quotidien.

Jean-Louis Even, maire de La Roche-Jaudy (Côtes-d’Armor), s’étonne presque que son Ehpad n’ait pas encore reçu la visite de l’ARS. « Ces six derniers mois, certains maires signataires de l’arrêté ont eu ce genre d’inspection surprise dans leur Ehpad. Pourtant, ce n’est pas de contrôles dont on a besoin mais de moyens. » Engagé dans la « bataille des Ehpad », Jean-Louis Even évoque des « pressions indirectes. Quand on fait un dossier de demande de subventions, on nous dit avec le sourire qu’on ne pourra pas le soutenir… », raconte l’édile. « Je me demande ce qui va me tomber dessus : un contrôle fiscal ? Ils ne trouveront rien, on ne peut pas me prendre grand-chose. »

Les élus bretons l’assurent : les intimidations ne marcheront pas. « On ne mettra jamais au pas les élus de la République, et surtout pas en Bretagne », garantit Vincent Le Meaux, qui regrette que le dialogue se dégrade entre les élus locaux et l’État. Depuis leur passage au tribunal, aucun rendez-vous en préfecture ou à l’ARS n’a été programmé avec les élus pour le moment.

Vers une privatisation du grand âge ?

Un avis que partage son collège Xavier Compain. « Avec cet arrêté, on a demandé une médiation, la réponse est non. C’est comme ça qu’on nous traite ? On ne fait que demander de manière courtoise d’être entendus sur des problèmes de santé publique qui touchent nos concitoyens. » Vincent Le Meaux, lui aussi, s’agace du peu de communication avec l’ARS. « Les élus locaux sont exclus des décisions en matière de politique de santé publique. L’ARS veut nous faire croire que tout va bien, mais ce n’est pas vrai ! »

Un déni pour Xavier Compain qui ne serait pas si innocent. « Il y a une déconnexion totale entre les élites et les situations de terrain. Quand on leur dit ce qu’il se passe, ces technocrates nous répondent qu’ils nous ont entendu, mais si c’est vraiment le cas, c’est dramatique. Parce qu’aujourd’hui, il y a un laisser faire, on laisse les services publics et les Ehpad se détériorer et on peut se demander si ce n’est pas pour laisser la place au privé. Il y a un marché des vieux et certains sont à l’affût. On reçoit des courriers en mairie de ces gens-là nous disant que nos Ehpad sont déficitaires. Est-ce qu’on veut vraiment privatiser les Ehpad et le grand âge ? C’est la question. » Jean-Louis Even abonde : « Si c’est la privatisation que souhaitent nos dirigeants, il faut qu’ils le disent haut et fort. »

En attendant, les élus locaux bretons ne baissent pas les bras. Ils ont décidé de poursuivre le combat avec les autres maires signataires. Ils espèrent pouvoir plaider leur cause lors d’un rendez-vous avec la nouvelle ministre de la Santé, Geneviève Darrieussecq, pour la troisième fois en un an. Un cahier de doléances va être mis à disposition des habitants des communes concernées et la rédaction d’un autre arrêté, bien légal cette fois-ci, est en discussion. Ils sont soutenus par un collectif de médecins généralistes de leur territoire et par les parlementaires bretons, qui ont écrit au nouveau premier ministre, Michel Barnier. « Michel Barnier est le bienvenu en Bretagne pour visiter un Ehpad, on lui montrera ce qu’est la vraie vie ! », sourit Xavier Compain. Le message est passé.

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