Jeux olympiques de Paris 2024
La chasse aux pauvres s’intensifie

sièges "anti-sdf"
Au métro place de Clichy la RATP a installé des sièges « Anti-SDF » (photo DR)

Depuis des décennies, l’organisation des Jeux olympiques accélère les processus de gentrification dans les grandes villes organisatrices. Les  JO de Paris 2024 ne font pas exception. Tour d’horizon des dispositifs juridiques, architecturaux et technologiques (IA) actuellement déployés dans l’espace public de l’Île de France, pour “chasser les pauvres” et éradiquer les comportements « déviants ».

Pour les migrants, vendeurs ambulants, prostitué.e.s, toxicomanes, sans-abri, et toute personne qui utilise la rue comme ressource pour survivre, les Jeux Olympiques de Paris 2024 s’apparentent à un cauchemar. Depuis 2023, les opérations de « nettoyage social » ou de « chasse aux pauvres » s’intensifient en Île-de-France. Interdictions de distribution alimentaire, expulsions de squats, campements, et bidonvilles, harcèlement policier envers des travailleuses du sexe et des toxicomanes, destruction et confiscation de biens sur des personnes exilées, on ne compte plus les harcèlements aux personnes.

Mais la violence des JO s’exerce aussi de façon plus systémique : logements étudiants réquisitionnés, bus affrétés pour déplacer les plus précaires dans des “sas régionaux” (centre temporaires d’hébergement en province), augmentation générale des contrôles (comme lors de l’opération « place nette » menée en avril dernier à Marseille, une des villes hébergeant les épreuves olympiques)… Pour accueillir les centaines de milliers de touristes et les caméras du monde entier, tout se passe comme si la macronie voulait donner l’illusion d’un environnement urbain sans pauvreté apparente, apaisé, lisse et propice à la consommation.

Les « vagabonds », vieux épouvantails

Les tentatives pour rendre les grandes métropoles hostiles à des individus pauvres ou précaires, relégués de facto au rang d’indésirables, ne datent pas d’hier. Avant la mise en application du nouveau Code pénal en 1994, le simple fait de vagabonder pouvait être puni de trois à six mois d’emprisonnement. Si le « vagabond » — défini dans l’article 270 comme une personne « sans domicile certain ni moyen de subsistance » — était arrêté « hors de son canton de résidence », deux ans d’enfermement pouvaient être requis. Et s’il était « travesti dune manière quelconque », il pouvait encourir jusqu’à cinq ans de prison.

Du côté des infrastructures ferroviaires — refuge pour bon nombre de sans-abris —, un rapport commandé en 1994 par la SNCF auprès de la prestigieuse École supérieure de commerce de Paris (ESCP) cherchait à analyser l’impact des personnes marginales sur leurs sites, mais aussi les méthodes possibles pour les en éloigner.

Intitulé « Les indésirables dans les espaces de transport, les exemples de la SNCF et de la RATP », le document pointe les maux causés par ces corps indésirables qui seraient à la fois synonymes d’insécurité, d’insatisfaction pour la clientèle et « facteur de désorganisation pour la SNCF ». Ils seraient aussi responsables de pertes économiques estimées à 200 millions de francs en 1992, ainsi que du ternissement de l’image de l’entreprise.

Quand la SNCF harcèle les pauvres

Dans un sous-chapitre intitulé « Mesures ponctuelles d’éloignement », l’auteur de la prestigieuse école de commerce recense les moyens alors utilisés pour chasser ces individus. Il mentionne par exemple la technique du « seau deau » qui « consiste à éloigner les indésirables dun point de stationnement en rendant lendroit impraticable pour un moment ». On apprend ainsi que le personnel de la gare Saint-Lazare, à Paris, « jetait de temps en temps par les fenêtres de leau sur les attroupements de clochards qui siégeaient en dessous des bâtiments ».

Quelques lignes plus loin, le rapporteur met en avant des techniques considérées comme plus efficaces, tel l’aménagement des lieux qui est présenté comme un levier qui doit « insécuriser les indésirables » tout en transformant « leur lieu de vie en espace impraticable ». L’auteur cite la gestion de l’éclairage — qui est « lun des meilleurs moyens d’éloigner les populations qui se sentent plus en sécurité dans lobscurité » — et le fait que les espaces doivent également demeurer « ouverts », car ils permettent alors une « grande visibilité très peu prisée par les indésirables ».

La présence permanente de la Surveillance générale, dite Suge (aujourd’hui connue sous le nom de Sûreté Ferroviaire), l’intervention de la police nationale — « dont le respect de luniforme pousse la clientèle à prendre parti pour la police » — et la vidéosurveillance, qui « insécurise les indésirables », sont également mentionnées dans le rapport. 

Invisibiliser la pauvreté

Si depuis 1994, les peines inhumaines et disproportionnées qui s’appliquaient auparavant ont été supprimées et la mendicité rendue licite par le nouveau Code pénal —, les arrêtés préfectoraux servent aujourd’hui d’outil juridique pour maintenir les plus précaires éloignés des centres urbains.

C’est le cas de l’arrêté interdisant la distribution de repas dans la place Henri-Frenay (Paris 12ème) du 1er juin au 30 septembre 2024. Ou encore, de l’arrêté “d’évacuation” adopté le 19 mars 2024 pour empêcher la « réimplantation de migrants » sous un tunnel du 12e arrondissement. D’après le collectif « Le Revers de la médaille », 12 500 personnes en situation de précarité ont été expulsées en Île-de-France  entre avril 2023 et mai 2024. Ce dernier réunit plus de 90 associations, dont Médecins du monde, ATD Quart Monde ou encore Emmaüs, ayant l’objectif d’alerter sur l’impact social des JOP 2024.

Mobilier urbain « anti-pauvres »

Même constat du côté de l’aménagement de certaines gares, comme celle du métro Stalingrad qui connaît une concentration conséquente de sans-abri et de toxicomanes depuis des années. Le mobilier urbain est mis à contribution pour empêcher l’appropriation des lieux : grilles épaisses comblant les recoins, chaises individuelles surélevées et inconfortables, blocs à pans inclinés disposés sur les rebords des quais, bancs de type « assis-debout »… — la RATP expliquera au sujet de ce mobilier qu’il s’agissait « d’élargir les possibilités d’assise pour les voyageurs».

L’usage de mobilier urbain « dissuasif » est également mis à contribution dans l’espace public. Il y a quelques mois, sous le pont Charles-de-Gaulle à Paris — à proximité du point de départ de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques — des dizaines de rochers ont été positionnés des deux côtés de la Seine, de façon à empêcher aux sans-abris de s’y abriter, comme le racontait le Huffington post. Mais ce mobilier urbain, qualifié parfois de défensif ou trouble-fête, est loin d’être une exception. Un travail de cartographie de ces dispositifs a été mené par le chercheur Joffrey Paillard, principalement dans l’Est et le Nord de Paris. Il permet de donner une idée de leur nombre (non exhaustif), mais surtout de leur niveau de sophistication.

Pics, cailloux, potelets, grilles, pentes, agencements végétalisés, assises individuelles…L’imagination est au pouvoir pour chasser les personnes marginales de certains lieux : qu’il s’agisse d’armatures métalliques posées sur des grilles de métro — qui empêchent de s’y installer pour bénéficier de l’air chaud durant l’hiver —, de pics sur les rebords des devantures de magasins, des recoins dans les rues bouchés par un dispositif en béton (pour éviter qu’ils soient utilisés comme urinoir sauvage), de surfaces inclinées et des potelets pour rendre le repos impossible, de chaises individuelles au revêtement glissant, des arbustes épineux pour éviter l’appropriation du bas d’un immeuble… Ce sont environ 250 dispositifs hostiles que ce docteur en architecture a répertoriés.

« Intelligence policière »

Déployée depuis plusieurs années dans l’espace public français, la vidéosurveillance algorithmique (VSA) vient compléter la panoplie de ces dispositifs d’éloignement. Ces logiciels d’intelligence artificielle qui analysent les vidéos des caméras permettent d’alerter en temps réel les forces de l’ordre en cas de comportements « suspects » ou « anormaux» S’il est difficile de démontrer l’usage précis de ces logiciels — ces derniers sont déployés dans les discrets centres de supervisions urbains, lieux qui centralisent les flux vidéo des villes et dont les actions ne font l’objet d’aucun contrôle citoyen ou indépendant —, leurs fonctionnalités laissent peu de doutes sur leurs finalités. La fonction de « maraudage » que l’on retrouve chez de nombreux acteurs de VSA consiste à détecter si « l’objet » humain est présent dans une zone préalablement définie, et s’il y reste plus d’un certain laps de temps (l’opérateur définit lui-même la temporalité). Que ce soit sur le quai d’une gare, aux abords d’une banque, de magasins, ou de zones marchandes — zones dans lesquelles la notion de fluidité est primordiale — le comportement anormal serait celui d’une stagnation prolongée. La fonctionnalité dite « regroupement » — qui sait détecter quand quelques humains apparaissent au même endroit dans une zone préalablement délimitée par le logiciel — convient parfaitement à la détection d’attroupement de migrants, sans-abris ou toxicomanes dans certains coins de la ville.

Qu’ils soient juridiques, urbanistiques ou technologiques, ces dispositifs ne sont que le reflet du modèle de ville prôné pour accueillir dans quelques jours le plus grand événement sportif mondial. Une ville de plaisirs et de consommation insouciante, dans une sorte d’entre-soi rassurant, dans laquelle la pauvreté et les inégalités qu’elle produit doivent être à tout prix invisibilisées.