Julian Assange calomnié sur France 5

journaliste Patrick Cohen
Le journaliste Patrick Cohen sur le plateau de C à vous, le 25 juin 2024  | capture d’écran ©YouTube – C à vous

Depuis plus d’une décennie, plusieurs émissions de télévision et grands médias français se font l’écho d’une petite musique en provenance d’outre-Atlantique selon laquelle Julian Assange aurait « du sang sur les mains ». Toutefois, de nombreux éléments apportés ces dernières années mettent à mal ces accusations. Les autorités étasuniennes concèdent elles-mêmes n’avoir à ce jour identifié aucune victime à dédommager suite aux publications du célèbre journaliste australien.

Plus de huit ans après avoir rencontré Julian Assange dans l’ambassade de l’Equateur à Londres (pour un entretien diffusé le 05 février 2016 sur France Inter), le journaliste français Patrick Cohen a récemment nourri sur France 5 la rhétorique consistant à dénoncer un supposé manque de professionnalisme du fondateur de WikiLeaks, qu’il accuse implicitement d’être responsable de la mort d’autrui.

C à vous contre Assange ?

Dans la soirée du 25 juin 2024, quelques heures après l’annonce d’une probable libération du journaliste australien, l’équipe de C à vous y consacre quatre minutes au cours desquelles sont entre autres présentés des propos de l’avocat français de Julian Assange. « Soutenir que les informations diffusées par WikiLeaks auraient mis des vies en danger, ça n’est même pas soutenu par les Etats-Unis. C’est une espèce de fake news médiatique qui a finalement parcouru tout le dossier », déclare notamment l’homme de loi.

L’intervention irrite et fait réagir Patrick Cohen. Le chroniqueur de France 5 assure en effet que certains opérationnels de terrain ont bel et bien « payé de leur vie » des documents confidentiels révélés par WikiLeaks. Autour de la table, son collègue qui a réalisé le sujet, Mohamed Bouhafsi, abonde en ce sens, expliquant que les victimes en question sont des « traducteurs ». Patrick Cohen conclut en déclarant : « Il y a des choses qui engagent une responsabilité journalistique, on ne peut pas se dédouaner en disant que toutes les informations sont bonnes à divulguer, surtout dans le cas d’un conflit militaire. » Notons que ce n’est pas la première fois que Patrick Cohen accuse ainsi Julian Assange d’avoir du sang sur les mains, il s’était déjà exprimé en ce sens le 20 février 2020, sur France 5, alors même que le journaliste australien était arbitrairement incarcéré dans une prison de haute sécurité au Royaume-Uni.

Contactée pour obtenir des exemples précis où la responsabilité de Julian Assange serait directement reconnue dans les pertes humaines évoquées, l’équipe de C à vous n’a pour l’heure pas répondu à la sollicitation d’Off Investigation. Au regard de cette récente séquence télévisuelle, rappelons que de nombreux éléments apportés ces dernières années dans le cadre de procédures juridiques ont mis à mal cette campagne de nature à discréditer Julian Assange, qui a commencé il y a presque une quinzaine d’années et selon laquelle WikiLeaks, l’organisation du journaliste australien, aurait « du sang sur les mains » (l’expression fut utilisée pour la première fois le 29 juillet 2010, lors d’une intervention conjointe du secrétaire à la Défense des États-Unis et du président de l’état-major interarmées de l’époque).

Washington assure n’avoir identifié aucune victime liée aux diffusions de WikiLeaks

Le récent « plaidoyer négocié » entre la justice étasunienne et Julian Assange a remis sur la table un aveu de taille au sujet de cette rhétorique accusatoire. En effet, au cours de l’audience qui s’est déroulée le 26 juin 2024 au tribunal fédéral de Saipan (îles Mariannes du Nord), et à l’issue de laquelle Julian Assange est sorti en homme libre, la juge étasunienne a déclaré : « Le gouvernement a indiqué qu’il n’y avait pas de personne victime dans cette affaire. Cela signifie que la diffusion de ces informations [par WikiLeaks] n’a pas entraîné de préjudice physique connu. »

Off-investigation a examiné le texte que les deux parties avaient signé en amont de cette audience. D’abord, s’il est certes imputé à Julian Assange un discours datant de 2010 dans lequel il aurait expliqué ne « pas être obligé de protéger les sources d’autrui, les sources militaires ou les sources des organisations d’espionnage », il est précisé que, dans le même discours, le fondateur de WikiLeaks aurait estimé « regrettable » que des personnes « puissent être menacées en conséquence de publications » et aurait reconnu le devoir de protéger ces sources contre des « représailles injustes ».
En outre, quelques paragraphes plus loin (en bas de la treizième page), il est bien écrit noir sur blanc qu’aucun dédommagement n’est demandé au journaliste australien pour obtenir sa libération, et pour cause : « à la date de ce plaidoyer négocié, les États-Unis n’ont identifié aucune victime éligible à une réparation individuelle », peut-on lire dans ce texte qu’Off-investigation met ci-dessous à disposition de ses lecteurs.

En 2013 déjà, l’armée la plus puissante du monde avait échoué à faire un lien entre la disparition de certains de ses informateurs et la divulgation par WikiLeaks de documents qu’avait fait fuités la lanceuse d’alerte Chelsea Manning. « L’ancien général de brigade qui dirigeait le groupe de travail d’examen des informations enquêtant sur les fuites a déclaré qu’il n’avait jamais entendu dire qu’une source nommée dans les journaux de guerre afghans avait été tuée. Bien que les talibans aient affirmé que leur examen des journaux de guerre les avait conduits à un Afghan que l’armée américaine avait cité comme source, l’informateur présumé que les talibans prétendaient avoir exécuté n’était en fait pas nommé dans les documents divulgués », avait en effet rapporté à l’époque le média Court house news service. « Trois années d’examen journalistique minutieux des effets des fuites n’ont pas permis de découvrir le cas d’une source de renseignement qui aurait été tuée ou blessée à cause de ces révélations », précise le même article qui évoque par ailleurs les efforts menés à l’époque par l’administration étasunienne pour « rassembler des preuves sur le fonctionnement de WikiLeaks qui pourraient un jour être utilisées par le ministère de la Justice pour poursuivre Assange et d’autres pour espionnage ».

Lors d’une audience en 2020 liée aux procédures britanniques portant sur l’extradition de Julian Assange, James Lewis, l’avocat représentant l’administration Trump, a lui aussi été amené à concéder que « les États-Unis ne pouvaient pas prouver à ce stade que la disparition [de certains informateurs] était le résultat d’une révélation par WikiLeaks » (Antiwar, le 25 février 2020).

La rigueur d’Assange défendue par des journalistes d’investigation

Lors des audiences de fin 2020 à la Woolwich Crown Court (toujours dans le cadre des procédures britanniques sur l’extradition de Julian Assange), plusieurs journalistes ayant travaillé en partenariat avec WikiLeaks, témoignèrent quant à eux des précautions prises par l’organisation en matière de publication. Le journaliste d’investigation John Goetz, qui a par le passé contribué à exposer des crimes de guerre de l’Allemagne en Afghanistan, travaillait pour le célèbre hebdomadaire allemand Der Spiegel à l’époque où celui-ci était un partenaire média de WikiLeaks. Appelé à témoigner le 16 septembre 2020 sur les méthodes de l’organisation de Julian Assange (Consortium news, le 16 septembre 2020), il a contesté de façon rigoureuse l’accusation selon laquelle son confrère australien aurait publié certains documents classifiés qui contenaient les noms non expurgés de personnes innocentes. Ce journaliste né aux Etats-Unis a qualifié d’ « extrêmes » les efforts à l’époque déployés par Julian Assange dans le traitement de certains documents afin de protéger des vies humaines. John Goetz a entre autres déclaré qu’il se souvenait avoir lui-même été « très ennuyé et très irrité par les rappels constants et incessants d’Assange sur la nécessité d’assurer la sécurité [de documents sensibles] ».

La même année, l’ancien journaliste australien Mark Davis avait lui aussi réfuté la thèse selon laquelle Julian Assange aurait failli dans l’expurgation de documents liés à la guerre en Afghanistan : « Quand vous lancez une accusation contre quelqu’un – et qu’elle est martelée pendant de nombreuses années – elle s’installe dans les esprits. Et l’accusation la plus efficace contre Julian a été qu’il n’a pas expurgé les documents avant de les publier. Je peux dire – en tant que témoin oculaire – que Julian a bien fait un travail de rédaction sur les documents et on ne lui en a jamais attribué le mérite, cela me stupéfie absolument […]. Voilà la force d’un mensonge que mille journalistes ont simplement répété avec désinvolture. Pas forcément avec malice. Ils sont juste allés chercher sur Google, et voilà. Ils affirment qu’il n’a pas fait un travail de rédaction sur les documents, et ils le répètent. […] Cela a été répété si souvent que cela me laisse sans voix. Je ne sais pas quoi dire d’autre. C’est absolument faux. » (Sydney criminal lawyers, le 6 mars 2020)

« J’étais là, [Julian Assange] donnait des instructions, il demandait de parcourir ces documents, de trouver et de supprimer tout ce qui mettrait quelqu’un en danger, et que [dans certains cas] nous ne publierons pas ces documents », a également témoigné à la même période le journaliste d’investigation néo-zélandais Nicky Hager.

Dans son livre « L’affaire WikiLeaks : médias indépendants, censure et crimes d’État », paru fin 2023 en français aux éditions Agone, la journaliste italienne Stefania Maurizi revient pour sa part en détails sur le professionnalisme et la rigueur de WikiLeaks en matière d’expurgation, et décortique plusieurs accusations malveillantes à ce sujet.

En outre, comme nous l’écrivions déjà en février 2024, les calomnies répétées faisant de Julian Assange un personnage peu scrupuleux en matière de protection de vies humaines, sont contredites par certains contenus offrant un aperçu des précautions qu’il a prises à ce sujet : en témoigne par exemple la tentative d’Assange de sensibiliser l’administration étasunienne sur des fuites dangereuses n’étant pas de son fait, dans une séquence du documentaire Risk, paru en 2016 ; ou encore un échange téléphonique entre le journaliste australien et le secrétariat d’Hillary Clinton, datant de 2011.

Pour celles et ceux qui souhaitent approfondir le sujet, l’histoire des méthodes de publication de WikiLeaks est rigoureusement abordée dans le deuxième épisode que la chaîne YouTube Lex imperi a consacré à Julian Assange cette année.

Assange enfin libre

Placement en résidence surveillée, confinement de sept ans dans une ambassade, incarcération arbitraire de plus de cinq ans dans une prison de haute sécurité… Après avoir mis en lumière les dessous de la politique étrangère de la première puissance mondiale ainsi que ses pratiques criminelles de part et d’autre du globe, Julian Assange a traversé un calvaire juridique qui vient de s’achever à l’issue d’une quinzaine d’années éprouvantes.

A l’occasion de l’anniversaire du fondateur de WikiLeaks, qui a soufflé le 3 juillet sa 53ème bougie, le comité français de soutien à Julian Assange a mis en ligne un article revenant sur les points majeurs qui ont été abordés au tribunal de Saipan, le 26 juin, par la justice étasunienne et le journaliste australien. Article dont nous vous recommandons la lecture afin de comprendre en détails les enjeux de ce « plaidoyer négocié » historique.

Dans un extrait audio issu de cette audience et qui a initialement été diffusé sur les réseaux sociaux le 27 juin, on entend Julian Assange déclarer : « En tant que journaliste, j’ai encouragé ma source à fournir des informations dites classifiées afin de les publier. Je pense que le 1er amendement protège cette activité [et que celui-ci] et l’Espionage Act sont en contradiction l’un avec l’autre. »