Nord Stream : la France coincée entre intérêts économiques et alliances diplomatiques ?

Photo aérienne des remous engendrés par le sabotage d'un gazoduc Nord Stream, diffusée par les garde-côtes suédois le 27 septembre 2022.
Image aérienne des remous engendrés par le sabotage des gazoducs Nord Stream, diffusée par les garde-côtes suédois le 27 septembre 2022.  | 

Principal actionnaire d’Engie qui a investi presque un milliard d’euros dans Nord Stream 2, l’État français a plusieurs fois refusé de s’exprimer sur le sabotage de ce gazoduc en mer Baltique. Si les pistes se resserrent aujourd’hui sur une responsabilité ukrainienne, l’attaque en question a largement profité aux Etats-Unis. Off-investigation tente de comprendre le silence de Paris.

Il y a deux ans, le 26 septembre 2022, des explosions suivies d’importantes fuites de gaz sont détectées dans la mer Baltique, près de l’île danoise de Bornholm : les gazoducs Nord Stream 1 et 2, permettant à Gazprom, entreprise énergétique russe majoritairement détenue par l’État, d’approvisionner l’Europe en gaz, ont été endommagés. La mer baltique bouillonne, au niveau de la fuite la plus large, sur près d’un kilomètre de diamètre. Des dizaines de milliers de tonnes de méthane, hautement inflammable (et au pouvoir de réchauffement global plus de 80 fois plus puissant que celui du dioxyde de carbone, selon le Giec), s’échappent.

Rapidement, les Premières ministres danoises et suédoises parlent de sabotage. Aujourd’hui, il s’agit bien de la seule certitude que l’on ait sur cet évènement : les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été délibérément sabotés. Si la thèse d’une responsabilité russe a immédiatement été appuyée sur plusieurs plateaux de la télévision française (France 5, BFM, LCI…), les allégations en ce sens ont depuis été mises à mal par de multiples révélations qui ont déplacé les soupçons vers l’Ukraine, avec un possible soutien en provenance des États-Unis. À mesure que l’hypothèse d’une implication russe perd en crédibilité, le silence de la France est de plus en plus notable. Or, Engie, dont l’État est actionnaire majoritaire à près de 24 %, a investi 987 millions d’euros dans le projet Nord Stream 2. L’entreprise n’a, à ce jour, pas touché de compensation.

Un coup de Moscou ?

Dans les jours suivants le sabotage, les experts internationaux occidentaux, du général Michel Yakovleff, ancien vice-chef d’État-major du Shape (quartier général stratégique de l’OTAN) à Anthony Bellanger, journaliste spécialiste des questions internationales, sont catégoriques : c’est un coup de Moscou. De son côté, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, affirme à ce moment que « toute perturbation délibérée des infrastructures énergétiques européennes actives est inacceptable et conduira à la réponse la plus forte possible ». 

Pour Thierry Bros, professeur à Science Po et spécialiste de la géopolitique européenne, le seul argument qui pourrait éventuellement faire pencher la balance en faveur d’une culpabilité russe repose sur les compensations que l’entreprise Gazprom, la plus puissante entreprise de Russie, aurait à payer à ses partenaires, parmi lesquels Engie, pour manquement à ses obligations contractuelles de livraison de gaz : sans pipeline, Gazprom s’ôte ainsi le risque d’arbitrage international, qui aurait pu atteindre 500 milliards de dollars de compensation, selon Thierry Bros. Le géant allemand Uniper (un des cinq financeurs européens de Nord Stream 2) a d’ailleurs annoncé en juin, après la décision favorable d’un tribunal arbitral, avoir obtenu le droit de réclamer « plus de 13 milliards d’euros » en compensation des coupures de livraison de gaz depuis la mi-2022. L’entreprise allemande a également résilié ses contrats avec Gazprom.

Privée de gaz russe, Engie invite ses clients à participer à « l’effort collectif »

Engie a elle aussi engagé une procédure auprès d’un tribunal d’arbitrage international, mais « beaucoup plus tard », selon Thierry Bros. Ce membre du conseil consultatif UE-Russie sur le gaz estime que l’État français aurait pu exiger un lancement plus rapide des procédures de la part d’Engie, notamment en raison des aides à la consommation d’énergie perçues. Engie a « tergiversé » pendant longtemps « pour ne pas aliéner les Russes » avec qui elle pourrait espérer collaborer à nouveau dans le futur, ajoute-t-il. Interrogée sur la question de collaborations futures avec Gazprom, Engie n’a, au moment de la publication de cet article, pas répondu à notre demande, transmise au téléphone et par écrit.

En tout état de cause, une reprise de collaboration entre Engie et Gazprom semble à ce stade hors de propos puisqu’elle ferait de la France un des pays européens qui, comme la Hongrie, continuent de s’approvisionner en gaz russe, et ce, à rebours des sanctions qu’elle a elle-même promues à l’échelle de l’UE. Notons que, privé de l’or noir russe jusqu’alors attractif en termes de prix, Engie a encouragé ses clients professionnels à participer à « l‘effort collectif, en réduisant de manière simple [leur] consommation », expliquant pour sa part avoir l’objectif de diversifier ses approvisionnements en gaz « auprès de différents pays producteurs ».

Capture d'écran d'un contenu du site d'Engie intitulé : Marché du gaz naturel : quels impacts pour les professionnels ?

[Capture d’écran d’un contenu du site d’Engie intitulé : « Marché du gaz naturel : quels impacts pour les professionnels ? »]

Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’Institut des relations nationales et stratégiques (IRIS) et ancien ambassadeur de France à Moscou, le sabotage peut être l’œuvre de « tout le monde, sauf des Russes, compte tenu des 10 milliards de dollars qu’ils y ont investis et de tous les efforts diplomatiques déployés pour la construction de Nord Stream ». Sans les gazoducs Nord Stream, la Russie perd un moyen de pression : la destruction des pipelines a coupé sa capacité à manipuler le marché européen de l’énergie et a affaibli ses revenus issus de la vente du gaz, réduisant par la même occasion sa capacité à financer, en pleine guerre en Ukraine, ses actions politiques et militaires.

Un saboteur occidental ?

Le journal britannique The Times révèle début 2023 que les enquêteurs allemands « n’excluent pas l’idée qu’un État occidental ait pu mener l’opération dans le but de rejeter la faute sur la Russie ». Une semaine plus tard, le journaliste américain d’investigation Seymour Hersh affirme dans un article publié sur la plateforme Substack que les États-Unis sont derrière les explosions qui ont endommagé les pipelines. Selon une source qu’il décrit comme ayant une connaissance directe de la planification de l’opération, des agents de la CIA auraient imaginé cette opération, menée en coopération avec la Norvège. Il révèle qu’en juin 2022, lors d’exercices militaires de l’Otan en mer Baltique, des plongeurs de la marine militaire des États-Unis auraient placé des explosifs près des gazoducs pour les déclencher à distance par la suite. Le journaliste rappelle également que le président américain Joe Biden, peu avant l’invasion russe, avait affirmé en conférence de presse qu’il n’y « aura[it] plus de Nord Stream 2 » si la Russie envahissait l’Ukraine. Si Jean de Gliniasty ne veut fermer aucune piste, il « voit mal » les États-Unis « aller poser des explosifs » mais précise tout de même : « les Américains ont sans doute laissé faire. »

Les pistes se resserrent sur l’Ukraine

Les mois passent et le silence des dirigeants occidentaux, particulièrement celui de la France, finalement pas si pressés de trouver le coupable, grandit. Et pour cause : les pistes se resserrent sur l’Ukraine. Alors, lors des réunions des responsables politiques de l’Europe et de l’OTAN, un mot d’ordre circule : « Ne parlez pas de Nord Stream », nous confie une de nos sources. Quel intérêt à creuser trop profondément et trouver une réponse inconfortable ? Aucun ne voudrait avoir à gérer le fait que l’Ukraine ou des alliés puissent être impliqués.

En novembre 2023, les journaux américain et allemand The Washington Post et Der Spiegel révèlent dans une enquête conjointe l’identité de l’officier ukrainien qui aurait coordonné l’opération :  Roman Tchervinski. Ce dernier aurait encadré une équipe de six personnes pour louer un voilier baptisé l’Amdromeda sous de fausses identités et pour aller placer des charges explosives sur les gazoducs. Il aurait agi sous les ordres de Valeri Zaloujny, ancien commandant en chef des forces armées ukrainiennes, aujourd’hui ambassadeur d’Ukraine au Royaume-Uni.

A la mi-août 2024, The Wall Street Journal affirme que l’idée du sabotage proviendrait d’un groupe d’hommes d’affaires et de responsables ukrainiens qui fêtaient un soir de mai 2022 un récent succès dans la lutte contre l’invasion russe. « Sous l’effet de l’alcool et de la ferveur patriotique, quelqu’un a suggéré une nouvelle étape radicale : la destruction de Nord Stream », « le genre de projet farfelu qui peut voir le jour dans un bar à l’heure de fermeture », écrit le journaliste. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, aurait initialement accepté le plan, avant de faire marche arrière et de donner l’ordre d’y mettre fin. Le général Valeri Zaloujny aurait alors ignoré cet ordre.

Si la Suède a clôturé son enquête sans aucune poursuite en février, affirmant qu’elle n’était pas du ressort de la juridiction suédoise (le Danemark avait conclu la sienne dès septembre 2022, déclarant qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales), le parquet fédéral allemand a pour sa part émis en juin, un mandat d’arrêt européen à l’encontre d’un moniteur de plongée, nommé Volodymyr Z (ça ne s’invente pas). Ce dernier aurait posé les explosifs à l’intérieur de l’Andromeda.

A qui profite le crime ?

La mise à l’arrêt des projets Nord Stream constitue un « énorme avantage » pour l’Ukraine et les États-Unis, selon Jean de Gliniasty. « L’Ukraine a toujours été contre Nord Stream 1 et 2 », ajoute-il. Et pour cause : un autre gazoduc, baptisé Brotherhood (« fraternité »), qui part du nord de la Russie et traverse le territoire ukrainien, permet à l’Ukraine de toucher chaque année 1,28 milliard de dollars pour assurer le transport d’un volume minimum de 40 milliards de mètres cubes de gaz. Il apparaît d’ailleurs qu’en 2024, le tuyau reliant la Russie à l’Ukraine a permis d’acheminer un volume d’hydrocarbure similaire aux deux années précédentes, selon les données d’Entsog, l’association européenne des gestionnaires de réseaux de transports de gaz. « Si Nord Stream 1 était toujours là, l’Ukraine ne toucherait pas ces royalties », conclut simplement Jean de Gliniasty.

Le sabotage des pipelines Nord Stream présente également des intérêts politique et économique pour les États-Unis, explique Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE, dans une vidéo publiée en octobre 2022 sur la chaîne de sa web TV. « Aujourd’hui, qui fournit le gaz aux Allemands ? », interroge-t-il, avant de poursuivre : « Essentiellement, on le voit bien, c’est du gaz de schiste des États-Unis, qui est vendu quatre fois plus cher (…) que le gaz qui est vendu aux Américains, donc, bénéfices, profits considérables ».

En 2023, le gaz naturel liquéfié (GNL) américain est devenu le plus exporté au monde, et les États-Unis s’imposent comme le principal fournisseur de l’Union européenne (UE). Celle-ci importe alors près de trois fois plus de GNL américain qu’en 2021 (données du Conseil de l’UE).

Evolution de la part des importations de GNL américain en Europe entre 2021 et 2023.

[Evolution de la part des importations de GNL américain en Europe entre 2021 et 2023. Source : Commission européenne]

La France prise en tenailles entre ses intérêts et ses alliances ?

En février 2022, Engie annonce dans un communiqué que l’entreprise est exposée à « un risque de crédit pour un montant de 987 millions d’euros qui pourrait se matérialiser notamment en cas de dépôt de bilan ». Les gazoducs ayant été rendus inexploitables en septembre, la perte s’est donc concrétisée avec le sabotage. Pourquoi n’a-t-elle pas suscité de réaction à la hauteur de la part d’Engie, tout comme de la part du gouvernement français ? Thierry Bros estime que la France « est restée très silencieuse » parce qu’Engie était selon lui « sortie de son rôle ». L’énergéticien français possédait environ 9 % dans Nord Stream 1, puis environ 10 % dans Nord Stream 2, « ce qui n’était pas dans l’intérêt de la France parce que l’intérêt de la France a toujours été d’avoir une diversification de ses approvisionnements gaziers », considère le spécialiste. 

En début d’année, le journaliste Frédéric Aigouy interrogeait Prisca Thevenot, alors porte-parole du gouvernement, sur la position de la France au sujet du sabotage et sur l’avancement de ses recherches pour en identifier les auteurs. La ministre évita de répondre à la question, affirmant qu’elle n’avait « pas de liste de suspects à donner ». Publiée sur le compte X du journaliste, la vidéo de l’échange a cumulé plusieurs centaines de milliers de vues en quelques jours. Même son de cloche plus de six mois plus tard : interrogé par Off-investigation sur des points similaires, le ministère des Affaires étrangères s’est contenté d’un « l’enquête est en cours », sans donner plus de détails…

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