Outre-mer en crise : le « réflexe impérialiste » de Macron

Un homme s'approche d'un barrage de la gendarmerie à Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie), le 23 septembre 2024.
Un homme s’approche d’un barrage de la gendarmerie à Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie), le 23 septembre 2024.  | Sébastien Bozon (AFP) 

En Martinique et en Nouvelle-Calédonie, de fortes mobilisations dénoncent la vie chère ainsi que les errements politiques d’Emmanuel Macron. Face à ces deux situations de crise, l’anthropologue du CNRS Benoît Trépied dénonce un « réflexe autoritaire, conservateur et impérialiste » du chef de l’Etat.

Alors que les territoires d’Outre-mer sont menacés par la perspective d’une « saignée » dans le cadre du budget 2025 (le Président de la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, le député LFI Eric Coquerel, s’est récemment inquiété d’une coupe budgétaire de – 9,2%), le ministre de l’Economie et des Finances Antoine Armand a annoncé le 25 septembre un nouveau « soutien financier d’urgence de 87 millions d’euros » à destination de la Nouvelle-Calédonie, face aux dégâts matériels de ces derniers mois, chiffrés à 2,2 milliards d’euros minimums. A 15 000 kilomètres de l’archipel calédonien, la Martinique est également secouée par de récentes mobilisations contre la vie chère. Retour sur les crises qui traversent ces deux territoires ultramarins, et leur traitement par l’exécutif français.

En Martinique, une vie 40% plus chère que dans l’Hexagone

Depuis début septembre, la Martinique est secouée par de nombreuses manifestations pour protester contre la vie chère. Les mobilisations, lancées par le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéennes (RPPRAC), touchent plusieurs villes de l’île. Le collectif souhaite faire réagir les acteurs de la grande distribution et l’Etat, alors que les produits alimentaires sont 40 % plus chers en Martinique qu’en France métropolitaine. « Un pack d’eau France hexagonale, 2€30, ici 11€ ; pack de lait 12€ ; beurre 8€ ; bouteille d’huile 4/5€, c’est juste criminel », dénonçait récemment un manifestant au micro de l’agence CL Press.

La RPPRAC demande l’alignement des prix entre les deux territoires, et appelle la grande distribution locale à réduire ses marges. Un message également relayé par Serge Letchimy, président du Conseil exécutif de la Martinique. L’ancien député socialiste en appelle à la responsabilité de l’Etat, et demande notamment la suppression des taux d’octroi de mer, une taxe spécifique aux départements d’Outre-mer qui s’applique sur les biens importés.

Des contraintes commerciales qui remontent à l’époque coloniale

Pour rappel, les produits importés représentent en Martinique 50 à 60% des produits proposés à la consommation. Ce phénomène s’explique par l’Exclusif, une obligation de commerce de l’époque coloniale qui contraint les territoires ultramarins à commercer exclusivement avec la France hexagonale (Vie Publique). Une règle qui aurait des effets pervers pour les produits locaux : « Je suis sûr qu’il est possible de trouver des bananes, par exemple, moins chères en France. Ici, tu peux trouver des mangues à 3 euros le kilo en supermarché et les voir pourrir dans les arbres au bord de la route », nous confie Patrick, habitant de Fort-de-France, qui déplore le fait que les prix élevés se répercutent aussi sur des produits locaux.

Pointant la fracture sociale qui sévit sur l’île, les manifestants martiniquais ont ces dernières semaines dénoncé le rôle des békés (descendants de colons historiquement liés à l’esclavage) dans les marges faites sur les importations. « Le problème de fond, c’est qu’il y a eu une défiance vis-à-vis du monde économique et de la grande distribution représentée par des Békés », estime à ce sujet le député socialiste martiniquais Jiovanny William (Mediapart, 19 septembre). « Colons un jour, colons toujours », «Békés insatiables », pouvait-on apercevoir sur des pancartes brandies en manifestation, le 21 septembre à Paris.

Le 18 septembre 2024, son camarade Serge Letchimy dénonçait à l’antenne de France info « un système économique qui privilégie l’importation massive » et « des systèmes de rentes incroyables avec des marges et des surmarges qui se cumulent ».

27% des martiniquais en dessous du seuil de pauvreté

Parmi les préconisations du président du Conseil exécutif martiniquais, une baisse provisoire de la TVA à 0% sur le territoire (comme c’est actuellement le cas en Guyane) ou encore le blocage des prix de certains produits du quotidien. Notons que selon les derniers chiffres de l’Insee, 27% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté en Martinique. Alors que le niveau de vie y est sensiblement plus faible qu’en métropole (le PIB par habitant y plafonnait en 2020 à 24 700 euros, contre une moyenne nationale de 34 500), les difficultés sont multiples et frappent la population locale dès le plus jeune âge : la mortalité infantile y est plus que deux fois plus élevée qu’en métropole et le taux de décrochage scolaire trois fois plus élevé.

Malgré les interdictions de manifester, le mouvement ne faiblit pas. Plusieurs syndicats martiniquais ont annoncé rejoindre le mouvement : les taxis ont déjà mené une première opération escargot sur l’autoroute reliant Lamentin à Fort-de-France et d’autres actions sont prévues dans les prochains jours (Martinique la 1ere, 23 septembre).

Nouvelle-Calédonie : une terre de parole au dialogue rompu

Si ces difficultés économiques participent à la crise politique qui traverse la Nouvelle-Calédonie, l’archipel est aussi et surtout traversé par de vives mobilisations contre un projet de loi constitutionnelle visant à réformer le corps électoral provincial local afin d’élargir le droit de vote à de nouveaux résidents. Les indépendantistes considèrent que la réforme marginalise le poids du peuple kanak dans les votes (Le Monde, 15 mai 2024). Alors que ce projet de loi a été suspendu depuis la dissolution de l’Assemblée Nationale, le contexte colonial et les inégalités sociales de l’archipel continuent d’y être dénoncés.

Les mobilisations sur l’archipel dénoncent, depuis plusieurs années, des décisions politiques favorisant le camp loyaliste, opposé à l’indépendance du territoire – comme par exemple le maintien du scrutin du troisième référendum d’autodétermination, fin 2021, malgré les demandes de report du vote des indépendantistes. Pour Benoît Trépied, anthropologue et chargé de recherche au CNRS, le président de la République aurait une responsabilité dans la dégradation de la situation : « l’État a choisi de rompre le consensus et a perdu la confiance des indépendantistes en sortant de sa position équidistante entre les deux camps, à de nombreuses reprises depuis 2021 ».

Selon lui, en Nouvelle-Calédonie, « la classe au pouvoir s’accommode d’un système profondément inégalitaire parce qu’elle reproduit les inégalités du système colonial pour maintenir un niveau de vie élevé ». Le revenu médian d’un Calédonien reste 25% inférieur à celui constaté à l’échelle nationale, et plus de 32% des Kanak vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre 9% de la population nationale (NC 1ère, le 7 juin 2023). Comme en Martinique, le coût de la vie est bien plus élevé que dans l’Hexagone (+31%), ce qui tend à renforcer les inégalités entre la population locale et les salaires indexés perçus par les fonctionnaires. « Il est urgent de s’attaquer aux inégalités sociales pour résoudre les problèmes de fond, et que la souffrance des gens soit reconnue par les autres communautés et par l’Etat », nous confie Grégory, qui habite au Mont-Dore depuis 18 ans. 

Deux crises, une réponse sécuritaire

La réponse du gouvernement français aux débordements en marge des mobilisations sur ces deux territoires ultramarins (Martinique et Nouvelle-Calédonie) est similaire : une augmentation des effectifs de police et de gendarmerie, le déploiement d’unités du RAID ou de CRS, de nombreuses arrestations et de vains appels au calme.

Emmanuel Macron a vraiment un réflexe autoritaire, conservateur et impérialiste à l’ancienne

Benoît Trépied, anthropologue et directeur de recherche au CNRS

Face à la récente recrudescence de violences en Martinique (voitures brûlées, barrages érigés, arbres coupés, commerces pillés…), le préfet Jean-Christophe Bouvier a appelé les forces de l’ordre à « faire preuve de discernement entre pilleurs et ceux qui se rendent au travail », alors qu’un jeune homme a été blessé par balle dans la nuit du lundi 16 septembre (Martinique la 1ère, 18 septembre 2024). Une enquête de l’IGPN a été ouverte pour déterminer l’origine du tir.

Mais loin de remettre en cause la réponse sécuritaire qu’il apporte à la crise depuis quelques mois, l’Etat s’enferre dans une logique répressive. Pour la première fois depuis 1959, une compagnie de CRS 8, spécialisée dans la lutte contre les violences urbaines et les émeutes, a été envoyée le 21 septembre sur l’île caribéenne, signant le premier retour d’unités spécialisées depuis 65 ans sur ce territoire. En décembre 1959, le conseil général de la Martinique avait voté une motion pour « le retrait immédiat de tous les CRS et des éléments racistes indésirables » après la mort de trois jeunes dans un contexte de crise économique et sociale (Martinique la 1ère). Une situation qui inquiète Patrick, notre habitant de Fort-de-France : « Faire revenir les CRS est un message aux populations et aux jeunes, mais je ne suis pas sûr que ça va aider à apaiser les choses », estime-t-il.

Dès le 18 septembre, un couvre-feu a été mis en place dans certains quartiers de Fort-de-France et du Lamentin face aux heurts nocturnes. A l’heure où nous écrivons ces lignes, il a été prolongé jusqu’au 26 septembre. Le Préfet a également annoncé plusieurs interdictions de manifester dans quatre communes martiniquaises (Martinique la 1ère, 20 septembre 2024). « Emmanuel Macron a vraiment un réflexe autoritaire, conservateur et impérialiste à l’ancienne. C’est perceptible dans tous les territoires d’Outre-mer », commente Benoît Trépied. « En tout cas, on dirait que ça ne dialogue pas beaucoup. La hantise des gens ici c’est qu’on ait une situation comme en Nouvelle-Calédonie, que la violence dégénère et que ça ne fasse plus repartir l’économie », regrette pour sa part Patrick.

[Le zonage du couvre-feu de Fort-de-France (Martinique) qui figure dans l’arrêté préfectoral du 18 septembre 2024 (source : X, @Prefet972)]

Les dernières nuits qu’a vécues la Martinique ne sont pas sans rappeler les violences qui secouent toujours la Nouvelle-Calédonie depuis le 13 mai. Dans la nuit du 18 septembre, deux habitants de la tribu de Saint-Louis, au sud de Nouméa, ont été tués par les forces de l’ordre lors d’une opération dite d’observation, portant à 13 le nombre de morts depuis le début des affrontements (Le Nouvel Obs, 19 septembre 2024). Selon le procureur de la République Yves Dupas, les tirs, en provenance de membres du GIGN, auraient été menés à la suite de menaces d’un groupe d’individus armés. Deux enquêtes ont été ouvertes par l’IGPN pour éclaircir les circonstances de ces morts.

La tribu reste prise en étau entre les verrous routiers de l’armée, qui coupent le seul axe routier desservant le sud de la Grande terre (NC la 1ère, 13 août). Isabel, institutrice au Mont-Dore, témoigne : « L’autre jour, j’ai remplacé une collègue de Saint-Louis qui n’a pas réussi à sortir de la tribu pour aller travailler. Les habitants sont sous pression, doivent se déplacer à pied et présenter leurs papiers d’identité à chaque allée et venue. »

« On est toujours dans une situation de flottement et d’incertitude. Ça fait quatre mois qu’on est bloqué, c’est compliqué », poursuit Grégory, de la même ville. Le couvre-feu, en vigueur depuis mai, devrait se prolonger au moins jusqu’au 24 septembre, ainsi que l’interdiction de vente d’alcool et d’armes (NC 1ère, 13 septembre 2024). Pour Benoît Trépied, la répression des forces de l’ordre et l’attitude de l’Etat sur le dossier calédonien est scandaleuse : « Les logiques répressives sont extrêmement inquiétantes, et la perversion est qu’on perd de vue le sens des accords et l’exigence de décolonisation. »

Quand le gouvernement s’attaque à la liberté d’expression

En mai, Gabriel Attal a mis en place une interdiction du réseau social Tiktok, officiellement pour éviter l’organisation et la circulation d’images de violences à travers l’archipel Calédonien. Considérée par plusieurs associations comme une entrave à la liberté de communication et d’information, la mesure avait finalement été levée après quelques semaines.

Invité du journal de NC 1ère dimanche 22 septembre, le grand chef de la tribu de Saint-Louis et élu UC-FLNKS Roch Wamytan a appelé au calme et au dialogue entre les politiques, le nouveau ministre des Outre-mer François-Noël Buffet et la population. Pour l’ancien Président du Congrès de Nouvelle-Calédonie, « il ne faut pas oublier l’histoire de Saint-Louis [et ses] problèmes inhérents liés à l’évangélisation et la colonisation » dans le traitement du dossier. L’élu indépendantiste a également annoncé que des réunions avaient eu lieu entre les jeunes, les mamans de la tribu, les responsables coutumiers et politiques pour faire le point sur les consignes données lors des mobilisations. Certaines personnes recherchées ont été invitées à se rendre aux autorités, afin d’éviter « une condamnation à mort par les forces de l’ordre », en référence à la récente opération du GIGN qui a coûté la vie à deux habitants de la tribu de Saint-Louis.

La situation qui se développe dans les deux territoires ultramarins illustre la gestion problématique des problématiques d’Outre mer par l’exécutif français. Le ministère des Outre-mer a vu défiler six ministres en sept ans, une fusion avec le ministère de l’Intérieur et un défilé de voyages diplomatiques coûteux et peu fructueux. Politique vaccinale en Guadeloupe, crise migratoire à Mayotte, problématiques de l’eau aux Antilles et revendications indépendantistes en Nouvelle-Calédonie… Autant de dossiers explosifs où, face aux débordements, l’Etat finit par envoyer les troupes, souvent au détriment du dialogue et de solutions durables. Une question demeure sur ces différents sujets : face à la perspective d’un budget amputé pour son portefeuille en crise, quelle sera la marge de manœuvre pour le nouveau ministre des Outre-mer, François-Noël Buffet ? Contacté par Off-investigation, le ministère n’a pas souhaité répondre à nos questions en l’absence de budget définitif : « Nous n’avons pas de réponses à donner à ce stade. Il va falloir attendre que le budget soit réellement annoncé, c’est trop prématuré pour le moment. »

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