EXCLUSIF Victor Gogny, le président du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie, donne son point de vue sur la crise dans l’archipel. Il pointe la responsabilité du gouvernement français dans cet embrasement.
Comment analysez-vous la situation ?
La situation est insurrectionnelle et a dégénéré la semaine dernière. Le 8 mai, la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain de l’Union calédonienne) avait organisé une grande manifestation non violente de 20 000 personnes qui s’était très bien passée sans dérapage.
Cette manifestation faisait suite à plusieurs autres grandes manifestations qui s’étaient tenues depuis celle organisée à la Place de la paix à Nouméa le 13 avril avec plus de 30 000 manifestants. Toutes ces manifestations demandaient le retrait du projet de loi sur le dégel du corps électoral et le respect ainsi que la poursuite du processus de décolonisation de l’accord de Nouméa.
En février 2024, le Sénat coutumier (parlement Kanak représentant toutes les chefferies des huit pays autochtones de la Nouvelle-Calédonie) avaient alerté la commission des lois et l’ancien premier ministre Édouard Philippe que la confrontation était inéluctable si le gouvernement continuait de vouloir tourner la page de l’accord de Nouméa. On avait demandé une mission de dialogue et l’arrêt du processus de vote sur le dégel du corps électoral. Mais le gouvernement a voulu le maintenir à marche forcée. Maintenant, c’est le chaos général. Le pays est à l’arrêt et l’état d’urgence a été décrété.
Le gouvernement et le parlement ont persisté dans leur volonté d’imposer le projet de loi constitutionnelle malgré le refus de notre peuple. Le gel du corps électoral fait partie des acquis de l’accord de Nouméa. Le fait que l’État revienne dessus signifie qu’il renie sa parole. Il le fait systématiquement depuis 2018 et la proclamation de l’axe géostratégique de l’Indo-pacifique.
Le 12 décembre 2021, le président Macron a décidé unilatéralement contre la demande de report faite par le Sénat coutumier et le FLNKS d’organiser le 3ème référendum en raison de la crise du Covid. Cette décision remettait en cause l’engagement pris par le premier ministre Edouard Philippe que le 3ème référendum ne serait pas organisé avant la présidentielle de 2022.
Que pensez-vous des jeunes et de leur révolte ?
La réponse sécuritaire a excité la jeunesse, principalement dans le grand Nouméa. Ils ont brûlé des symboles de richesses. Ils visent les grands centres commerciaux et les entreprises. Ils vivent en zone urbaine et ont des difficultés au quotidien. Avec leurs familles, ils sont dans la misère. Ils n’ont pas d’emploi. Le taux de sans diplômes chez eux atteint 30 à 40%. La réforme du corps électoral a été le détonateur. La violence est injustifiable. Mais des émotions et des frustrations se libèrent dans une jeunesse autochtone qui a aujourd’hui le sentiment que la France refuse de lui ouvrir des perspectives de liberté pour son pays. Car c’est toute une génération qui a intégré que l’accord de Nouméa était la garantie de sa liberté.
Que pensez-vous du troisième référendum de décembre 2021. Est-il en cause dans ce qui se passe aujourd’hui ?
Le peuple kanak avait demandé le report de l’élection. On était en pleine crise sanitaire. On devait faire respecter le deuil des familles. Le Premier ministre Edouard Philippe nous avait assuré qu’il n’y aurait pas de référendum avant les élections présidentielles de 2022. Sa parole n’a pas été respectée. Les électeurs autochtones ont alors boycotté le référendum. Les kanaks ne sont pas allés voter. Au 1er référendum, ils étaient 43% à voter « oui ». Et 47% au second référendum. Rien n’empêchait que le « Oui » l’emporte au 3ème référendum. Pour le peuple Kanak, l’État a manoeuvré pour ce troisième référendum en précipitant d’une année son organisation. Et donc, c’est faux de dire que le pays a voté trois fois et que trois fois, il a dit non à l’indépendance. Le taux de participation n’était que de 43%. Quand le gouvernement a affirmé ensuite que la Nouvelle-Calédonie restera française à tout jamais, cela a provoqué un choc émotionnel inimaginable dont on voit les dégâts immenses aujourd’hui.
Comment sortir de cette situation ?
Seul un dialogue ouvert dans l’esprit et la poursuite de l’accord de Nouméa permettra d’avancer dans la paix. Le Sénat coutumier demande la suspension immédiate de la loi. Nous demandons la création d’une mission de dialogue composée de hauts responsables, comme Édouard Philippe et Jean-Marc Ayrault (président de la fondation de la mémoire de l’esclavage). Cette mission devra être impartiale et associer le Sénat coutumier, ses conseils et ses chefferies. Il faut rétablir les conditions du vivre ensemble et trouver une solution respectueuse de l’aspiration du peuple autochtone kanak et de ses jeunes, dans le cadre d’une société apaisée avec les autres communautés.
Le président Emmanuel Macron a annoncé qu’il suspendait le processus constitutionnel jusqu’en juin pour que les partis politiques puissent ensemble discuter et trouver une solution. Qu’en pensez-vous ?
Cela va être difficile, voire impossible de suivre le calendrier présidentiel. Il y a deux blocs, les indépendantistes et les loyalistes, qui se sont radicalisés l’un et l’autre. Et surtout, il y a le cadre des négociations qui pour nous, doit s’inscrire dans l’esprit des accords de Nouméa avec l’aboutissement du droit à l’autodétermination tout en gardant des liens forts avec la France. Aujourd’hui, chaque bloc est campé sur ses positions. Il faut pouvoir se réunir et arriver à des compromis.
Nous demandons que le Sénat coutumier représentant le peuple autochtone participe à ces négociations. Le dégel du corps électoral implique l’arrivée de 30 000 électeurs nouveaux. C’est beaucoup. Cela va nous rendre encore plus minoritaire et compliquer l’accession de pays à indépendance. Il ne faut pas oublier que dans les années 1984 et 1988, ce sont ces mêmes types de projet de loi qui ont provoqué les violences. L’histoire se reproduit.
Le problème est que maintenant cela prend plus d’ampleur. On a lancé des appels au calme, au sens de la responsabilité, de la raison et du respect des acquis. On n’a peut-être pas été assez réceptifs aux problèmes de la jeunesse. Nous souhaitons que le projet de loi constitutionnelle soit suspendu. Entre-temps, les discussions vont se poursuivre.
Néanmoins, pour moi l’état d’urgence ne reste qu’une réponse d’ordre et de sécurité. On attend de l’État une réponse politique, mais Gérald Darmanin et Emmanuel Macron sont dans la même bulle. De notre côté, le Sénat coutumier se mobilise. Il s’associe aux initiatives politiques du président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, et aux intentions de prières des églises pour retrouver la paix grâce à la société civile et voir, enfin, le bout du tunnel.