Accord UE-Mercosur : fractures européennes
Les explications de l’économiste David Cayla

Une manifestation d’agriculteurs devant le bâtiment de la Commission européenne, à Bruxelles, le 13 novembre 2024. (Photo : Simon Wohlfahrt / AFP)

Depuis plus de 20 ans, l’Union Européenne (UE) et le Mercosur (qui représente actuellement l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay) négocient en toute opacité un traité de libre-échange. Côté européen, les négociations en cours sont pilotées par la Commission d’Ursula von der Leyen. La perspective d’une signature de cet accord exacerbe des divergences entre plusieurs Etats membres. Pour y voir plus clair, nous avons interrogé l’économiste David Cayla, auteur de « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? », éd. le Bord de l’eau, 2024.

Entretien avec David Cayla, économiste à l’université d’Angers et chercheur au Granem (Groupe de Recherche Angevin en Économie et Management). Propos recueillis par Antonin Hamburger.

L’accord de libre-échange entre les pays du Mercosur et l’Union européenne a pour but de libéraliser les relations économiques entre les pays du Mercosur et l’Union européenne. Par quels moyens ?

David Cayla : Il y a plusieurs moyens. Comme tout accord de libre-échange, il implique la baisse, voire la disparition des droits de douane entre les pays des deux organisations. L’idée, c’est que cette suppression soit la plus large possible, sur quasiment tous les produits.

« L’un des problèmes de cet accord c’est que le public n’a pas accès à son contenu précis. Il est négocié en secret par des représentants de l’Union européenne et du Mercosur. »

David Cayla, économiste à l’université d’Angers et chercheur au Granem (Groupe de Recherche Angevin en Économie et Management).

Bien sûr, il y a des exceptions, des restrictions, des conditions et c’est tout l’objet des négociations. Un autre aspect, c’est la suppression des quotas d’importation. Par exemple, aujourd’hui en Europe, il y a des quotas d’importation de viande. Il s’agit d’une limite quantitative à l’importation de certains produits. Cette limite serait beaucoup augmentée ou disparaîtrait.

Mais l’un des problèmes c’est que le public n’a pas accès au contenu précis de l’accord. Il est négocié en secret par des représentants de l’Union européenne et du Mercosur. Même les députés de la commission du Commerce International du Parlement Européen n’ont pas accès à des versions actualisés du texte, tel qu’il est en ce moment négocié. On a une idée large de son contenu, mais on connaitra le texte entier que quand il sera signé.

Est-ce que cet accord porte seulement sur des échanges de marchandises ?

David Cayla : Comme souvent dans les traités commerciaux signés par l’Union européenne, il y a un volet sur la réglementation de la concurrence. J’imagine que ça fait aussi partie des accords avec le Mercosur. C’est à dire qu’on va essayer d’obtenir de nos partenaires commerciaux qu’il y ait une régulation de la concurrence. D’abord pour éviter les monopoles ou pour permettre d’ouvrir les marchés de manière réglementaire, pour que les industriels européens puissent investir dans ces pays. Donc, il y a aussi tout ce volet investissement qui est au cœur aujourd’hui des négociations.

« Tous les pays de l’UE n’ont pas les mêmes intérêts. »

Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir les flux de marchandises, mais aussi de permettre à des entreprises européennes d’aller construire des usines ou d’aller concurrencer des services publics. Dans ces pays-là, par exemple, la France a beaucoup investi. Les entreprises de l’eau, de l’électricité, etc. ont beaucoup investi dans les pays du Mercosur et il s’agit de garantir que ces pays ne restreignent pas la concurrence, par exemple en organisant un monopole national.

La France est officiellement opposée à l’accord. Ce n’est pas le cas de la majorité des pays de l’Union Européenne. Pourquoi ?

David Cayla : Tous les pays de l’UE n’ont pas les mêmes intérêts. Nous en France, on parle beaucoup de l’agriculture. Nos agriculteurs sont une force politique importante. Les Allemands et les Espagnols sont les deux plus grands défenseurs de l’accord pour des raisons différentes. Les Espagnols savent qu’ils pourront davantage profiter que les autres pays européens de cette libéralisation des flux, pour une raison de langue et de proximité culturelle. Ils n’ont pas de craintes sur l’agriculture parce qu’ils ont déjà un modèle agricole extrêmement compétitif, qui est d’ailleurs totalement tourné vers l’exportation.

« Les pays européens restent des États-nations. Ils ont des particularismes culturels, des intérêts et des histoires différentes. »

Les Allemands, eux, ont réinventé leur modèle économique dans les années 2000, avec une stratégie mercantiliste qui vise à trouver des débouchés extérieurs. Le mercantilisme, c’est essayer d’avoir un excédent de la balance commerciale. Ils ont baissé le coût du travail, ils ont réorganisé les industries pour être les plus compétitifs et parmi les premiers exportateurs au monde. C’était une réussite pendant quinze ans. Aujourd’hui, les principaux marchés allemands — les États-Unis ou la Chine — régressent. Ils ont absolument besoin de trouver des débouchés à l’extérieur pour leur industrie. Ils essayent de trouver des relais de croissance. Justement, l’Amérique du Sud doit remplir ce rôle à leurs yeux. Mais ce n’est pas sûr qu’ils trouvent en Amérique du Sud les débouchés qu’ils espèrent. En tout cas, certainement pas les débouchés qu’ils avaient auparavant aux États-Unis et en Chine, ce n’est pas du tout les mêmes tailles d’économie.

L’Union Européenne est censée apporter une puissance de négociation et économique que chaque pays n’aurait pas indépendamment. Cet exemple de l’accord UE-Mercosur, qu’est-ce que ça dit de cette puissance ?

David Cayla : Quelle est l’expression ? « Sans maitrise, la puissance n’est rien. » Être puissant, ça ne peut pas être un objectif en soi. Il faut savoir pour quoi on va utiliser cette puissance. Or, il n’y a pas en Europe de consensus sur les politiques à mener. On le voit en diplomatie, en économie, en commerce, en modèle de société. Les pays européens restent des États-nations. Ils ont des particularismes culturels, des intérêts et des histoires différentes.

Et donc les Européens n’arrivent pas à se mettre d’accord. C’est comme avoir un gros bâton et ne pas savoir comment l’utiliser, en quelque sorte. C’est une vraie question à mon avis que l’Union européenne n’arrive pas vraiment à trancher. On a construit un énorme outil, extrêmement complexe par ailleurs, qui est l’Union européenne. Et au moment de l’utiliser pour affirmer nos intérêts, on s’aperçoit que nous n’avons pas les mêmes intérêts. On n’est pas d’accord sur ce qu’il faudrait faire. Donc à quoi ça sert d’avoir un outil extrêmement efficace si on ne sait pas l’utiliser ? Ça, c’est une grande question.

À propos du volet agriculture de cet accord, quelles différences il existe entre les agricultures françaises et européennes et les agricultures des pays du Mercosur ?

David Cayla : Il y a plusieurs différences. La première, c’est la qualité des produits. En Amérique du Sud, on a du bétail qui est nourri aux hormones ou aux antibiotiques, qui sont des procédures qui sont interdites en Europe. Mais le bœuf aux hormones, par exemple, ça peut se repérer. Il peut y avoir des tests qui vérifient que ce bœuf a été élevé avec des produits. Or, ces produits ne sont pas autorisés à la vente en Europe. Ils ne sont pas conformes à nos normes de consommation. Donc, à priori, ils ne seront pas importés depuis le Mercosur, à condition qu’on sache s’en apercevoir.

Il y a un deuxième aspect dans l’agriculture, ce sont les méthodes de production. Par exemple, est-ce qu’on utilise des pesticides qui sont interdits en Europe ? Est ce qu’on utilise des méthodes de production avec des poulets qui sont dans des cages aux normes européennes ? Est-ce qu’on a les mêmes normes écologiques ? Est-ce qu’on a les mêmes normes sociales ? Est-ce qu’on paye correctement les travailleurs ? Sur ces aspects, la réglementation des méthodes de production est exclue des accords commerciaux. Pour cette raison, il peut donc y avoir une concurrence déloyale au détriment des agriculteurs européens. C’est le principe même du libre-échange. Si on devait inclure les normes sociales et écologiques dans les accords, il y aurait plus beaucoup d’intérêt à échanger. Un certain nombre de pays veulent échanger avec l’Europe, parce qu’ils ont des coûts de production plus faibles, parce qu’ils ne respectent pas les normes que nous on s’impose.

Un troisième élément, celui dont on parle moins, le plus important des trois à mes yeux, c’est l’accès à la terre. Les pays du Mercosur sont des pays avec des gigantesques espaces dans lesquels la terre ne coûte rien. Ça permet aux agriculteurs argentins de produire du bœuf à des coûts très faibles. Ils ont des élevages qui sont extensifs et qui donc ne requièrent quasiment aucune main d’œuvre. Et d’ailleurs, ces élevages extensifs, ils ne sont pas aux hormones, ils ne sont pas du tout mauvais sur le plan nutritionnel. La qualité de la viande peut être excellente parce que ce sont des troupeaux qui sont quasiment en liberté dans la pampa argentine. Évidemment, nous, en Europe, on ne peut pas utiliser ces méthodes d’exploitation parce que notre densité de population est bien plus élevée. Nos terres pour le bétail sont plus petites. Je donne l’exemple du bétail mais c’est aussi vrai pour les céréales. Il y a donc cette inégalité structurelle et ça pose un problème fondamental : pour s’aligner sur les coûts de ces pays, on sera obligés de réduire les rendements des terres agricoles européennes. On va nous aussi devoir avoir de grands espaces, de gigantesques fermes qui seront moins bien exploitées que nos systèmes agricoles qui exploitent davantage et mieux la terre. Nous risquons donc de diminuer notre capacité à nous nourrir. Ensuite, on devra importer. Nous serons à la merci de crise des flux commerciaux ou du transport.

Derrière la question de cette concurrence entre agriculteurs, il y a un enjeu fondamental pas assez mis en avant, celui de la souveraineté alimentaire de l’Union Européenne. C’est d’autant plus important que nous ne savons pas comment sera le climat dans 20 ou 30 ans.

Quel sera l’impact écologique de cet accord, que ce soit chez nous ou dans les pays du Mercosur ?

David Cayla : Si nous produisons moins de biens alimentaires parce que de fait, on est moins compétitifs, on va réduire les surfaces agricoles chez nous. Mécaniquement, les surfaces agricoles vont augmenter dans le Mercosur et elles ne peuvent augmenter qu’en organisant la déforestation de toute un ensemble de terres qui sont peu exploitées aujourd’hui.

Est-ce que ces accords de libre-échange, ce ne serait pas un archétype de ce que le néolibéralisme peut produire ?

David Cayla : Oui, le néolibéralisme, c’est une doctrine qui va chercher à développer le marché, mais un marché dans un cadre décidé par l’État, au contraire de l’ultralibéralisme ou d’un libéralisme de laisser-faire. On voit ici que le néolibéralisme entraîne de la complexification, de la bureaucratisation.

Par exemple, le marché européen de l’électricité est doté une complexité folle, mais il organise la concurrence et l’unification du prix. C’est l’objectif des néolibéraux. Un autre exemple, le marché carbone. C’est un marché qui est totalement artificiel, dans lequel on va échanger des droits à polluer. Et ça aussi, c’est un principe néolibéral. De la même façon, ces traités de libre-échange extrêmement complexes organisent et régulent les échanges avec tout un ensemble de règles compliquées, mais qui visent tout de même à organiser une liberté des flux. Au fond, c’est un peu contradictoire.

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