Alexis Kohler (très) secret (1/6)
Les conflits d’intérêts d’un vice-président

Alexis Kohler
Alexis Kohler au palais présidentiel Bellevue à Berlin (Allemagne) le 26 mai 2024 | Photo Stephane Lemouton (AFP)

Alexis Kohler (très) secret (1/6) | Dès 2017, dans l’ombre d’Emmanuel Macron, le très secret Alexis Kohler exerce un pouvoir sans partage sur le budget de la défense ou certains arbitrages de Bercy. Mais même avant la présidentielle, il agissait déjà depuis le cœur de l’Etat en faveur d’un mystérieux géant maritime mondial, MSC, qu’il allait bientôt rejoindre en tant que directeur financier, tout en dirigeant la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron.

Surnommé le « vice-président », Alexis Kohler est depuis 2017 l’un des hommes les plus puissants de France. Le plus puissant ? Jusque dans son l’entourage certains n’hésitent pas, pour qualifier sa position, à évoquer le film de Joseph Losey « The Servant » : soit le scénario d’un serviteur qui prend le pouvoir.

Mais depuis 2022, le Secrétaire général de l’Élysée est mis en examen pour « prise illégale d’intérêts » en raison de ses liens – secrètement gardés – avec le premier armateur mondial : la Mediterranean Shipping Company (MSC) et ses propriétaires, le couple Aponte. Soit l’une des plus grosses fortunes mondiales érigée en seulement en quelques décennies.
Durant des années, depuis Bercy, puis l’Élysée, le bras droit d’Emmanuel Macron avait traité des dossiers impactant MSC sans que nul (ou presque) ne sache qu’il était très étroitement lié aux propriétaires « italo-suisses » de ce géant mondial. Comment est-ce possible, s’agissant du numéro 2 de l’Élysée ? Pourquoi avoir tu ces liens ? Derrière les secrets d’un homme, apparait l’histoire d’une famille biberonnée à l’omerta et dont l’itinéraire est encore plus mystérieux que celui de son « lointain » cousin élyséen.

Vice-Président de la République

Le 27 novembre 2024, Charles de Courson, l’un des députés les plus chevronnés de l’Assemblée nationale expliquait, lors de la confirmation de la mise en examen d’Alexis Kohler (contre l’avis du parquet), que le véritable homme fort du pays, après Macron, c’était Alexis Kohler. « Tout le monde sait que le vrai Premier ministre du temps où les macronistes étaient majoritaires, c’était lui », déclare-t-il sur LCI.

« Hémisphère droit du Président », « Ils se comprennent sans se parler », « L’homme de l’ombre du président », « Bras droit discret », « Les jumeaux de l’Élysée », « Le frère jumeau d’Emmanuel Macron »… Les formules fleurissent depuis 2017 pour illustrer la relation si particulière et sans précédent sous la Ve République qui unit le Président à son secrétaire général, souvent qualifié de « vice-président ». Un couple d’inséparables depuis le passage d’Emmanuel Macron à Bercy en 2014, puis dans la conquête et l’exercice du pouvoir à l’Élysée. Depuis bientôt huit ans, Kohler gouverne donc, passe ses consignes aux Premiers ministres successifs, aux ministres, règne sur l’administration. En coulisses, c’est bien Alexis Kohler dit « AK » voire « AK 47 », qui dirige l’orchestre.

Le magazine Challenges (11 septembre 2017) décrit ainsi son influence : « Volonté toute jupitérienne de contrôle ? Chaque mardi, Alexis Kohler tient une réunion préparatoire aux conseils restreints de défense – ce point interministériel hebdomadaire programmé une heure avant le conseil des ministres du mercredi matin. L’initiative du jeune secrétaire général de l’Élysée témoigne de sa détermination à maîtriser les décisions prises en matière de sécurité et de défense nationales ».

Défense, Economie… Alexis Kohler décide de tout

La ministre de la Défense en titre, c’est pourtant Florence Parly. De 2017 à 2022. Qui s’en souvient ? Florence ne cherche pas à rouler des mécaniques. A sa nomination, elle avoue ne rien connaître aux questions de Défense et qualifie sa nomination de « très inattendue pour moi ». Avant d’ajouter : « Je connaissais peu Emmanuel Macron avant d’intégrer l’équipe gouvernementale, je connaissais Alexis Kohler ». A la ville, Mme Parly est l’épouse de Martin Vial, ancien supérieur hiérarchique de Kohler à l’Agence des participations de l’État, et témoin au mariage d’Alexis. On l’a compris, le ministre de la Défense, c’est bien Kohler.

Ça commence d’ailleurs très mal avec la spectaculaire et inédite démission (sous la Ve République) du chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers. Frère de Philippe de Villiers, il prend très mal en 2017 les vélléïtés macronistes de réduire le budget de la défense. « Je ne vais pas me faire baiser comme ça par Bercy », lâche-t-il devant les députés lors d’une audition en principe à huis-clos alors que le gouvernement s’apprête à réduire le budget des armées. La petite phrase fuite, et provoque une sortie grandiloquente de Macron le 14 juillet 2017 pour mettre au pas « ses militaires » : c’est le fameux « Je suis votre chef ! » Humilié, Pierre de Villiers démissionne. Ce n’est pourtant pas Macron qu’il va qualifier de « gougnafier », mais Alexis Kohler.
Secrétaire général de l’Élysée, mais aussi ministre officieux de la Défense, voire de l’Economie, Alexis Kohler décide donc de tout.
Sans jamais avoir été élu, c’est encore lui qui investit les candidats aux législatives. Il est bien le super « vice-président » d’une République qui n’en a pas prévu dans ses institutions.

Si Macron est un intarissable bavard, Kohler lui est silencieux. Sa communication ? Elle se borne à annoncer sans battre une paupière la composition du gouvernement à chaque remaniement. En dehors de cela, pas d’interviews, pas de conférence de presse, pas de confidences sourçables aux journalistes. « Ton secret c’est ton sang, si tu le donnes tu meurs », pourrait être sa devise. On verra plus loin qu’il est allé à bonne école… celle de « l’omerta ». Le seul écart qu’on lui connaisse dans cette conduite, c’est un bref tour de piste dans Paris Match.

Mais c’est l’épée dans les reins qu’il se sacrifie à l’exercice et tente de briser son image de « colin froid ». Il y confirme alors ses liens intimes et familiaux avec la dynastie Aponte, propriétaire de la Mediterranean Shipping Compa-ny (MSC), premier armateur mondial et l’une des plus grosses fortunes de la planète. Dans une formule ciselée, Kohler y évoque aussi ses racines et sa relation particulière avec la « Palestine ». Ainsi : « Je suis un Juif de Palestine. » « Laïque, pétri par l’histoire et la culture », ajoutera notre consœur Sophie des Déserts dans Paris-Match.

Le cousinage du bras droit de Macron avec le premier armateur du monde

Ces liens que tout le monde ignorait – hormis un minuscule réseau d’initiés – jusqu’à leur révélation en mai 2018 par Mediapart, permirent à Kohler et Macron de faire prévaloir depuis 2014 les intérêts économiques de MSC, principal client des chantiers navals de Saint-Nazaire, depuis le cœur de l’Etat. Pour le mesurer, reportons-nous au Canard enchaîné, hebdomadaire qui passe pour pas trop mal renseigné. En Avril 2016, en pleine polémique sur les « paradis fiscaux », Le Canard pointe les largesses fiscales accordées par l’Élysée à l’armateur MSC lors d’un contrat passé avec les chantiers navals de Saint-Nazaire. Pour la construction de quatre navires de croisière d’un montant record de quatre milliards d’euros. (Voir doc article du Canard.)
Et Le Canard de poser deux questions : « Quel pavillon battront ces bateaux ? » Celui du panama ! Comme les 12 autres navires de croisière qu’exploite déjà la société italienne MSC. A plusieurs reprises, le gouvernement italien a demandé à MSC de renoncer à exploiter ses bateaux sous ce pavillon de complaisance, qui permet de d’économiser un joli paquet d’impôts et d’échapper aux règles sociales européennes. Il s’est heurté à un refus brutal.

Un article du canard enchaîné
L’Elysée mené en bateau par le Panama. Le Canard enchaîné, avril 2016.

Deuxième question : « Où est situé le siège social de MSC Croisières, propriété de la famille Aponte, d’origine napolitaine ? » Dans un autre paradis fiscal ! En Suisse, à Genève. La société, qui emploie 60 000 personnes de par le monde, ne publie aucun compte, n’est pas cotée en bourse et possède, comme aux Bahamas, une filiale à Panama, évidemment… Panama et, en prime, Genève ! C’était notre rubrique “La France ne transige pas avec les paradis fiscaux”. Sauf pour 4 milliards d’euros ». Fin de citation.

Un porte conteneur MSC
Capture d’écran du site de la Mediterranean Shipping Company (MSC)

Si Le Canard lève alors un lièvre sur les largesses fiscales accordées par Paris à MSC (au point de « tordre le droit européen » selon la formule d’un ministre de l’Économie qui fut aussi commissaire européen), le célèbre volatile pointe également, et à raison, l’opacité financière de MSC, sa culture du secret. L’hebdo est pourtant encore loin du compte et ignore (semble-t-il) à cette date le « cousinage » du bras droit d’Emmanuel Macron avec les proprios de MSC. Le « papier » est signé « Jérôme Canard ». Un pseudonyme collectif, indice que le rédacteur souhaite se protéger ou protéger (par recoupement) sa source. A remarquer encore que cet article épouse très étroitement l’annonce par Emmanuel Macron du lancement d’« En Marche » (6 avril 2016) et sa rupture donc avec François Hollande en vue de l’élection présidentielle. Message subliminal ? Flèche de parthes ? Pas sûr que « Jérôme Canard » ait mesuré alors toute la portée de l’info explosive communiquée par sa source sur les arrangements fiscaux bénéficiant à MSC… Si peu sont alors « au parfum ». En Août 2016, Macron démissionne de Bercy. Dans la foulée, Kohler se fait embaucher illico chez MSC d’où il pilotera la campagne présidentielle du candidat d’En Marche… tout en étant payé près de 28 000 euros par mois par la très secrète compagnie maritime de ses cousins.

Famiglia et omerta

Dans cet empire familial où l’on revendique ne travailler « qu’en famille », à quelques mois de la présidentielle de 2017, Alexis hérite du poste de « directeur financier » ! Enfants et beaux-enfants trustent tous les postes de direction de cette « discrète famille d’armateurs genevois » telle que qualifiée par la presse suisse. Une marque de grande confiance de la part de Gianluigi Aponte, indiscutablement. Juste après l’élection d’Emmanuel Macron, à l’occasion d’une (très) rare interview, Le Monde questionnera le patron de MSC sur le caractère clanique de son groupe.

– Le Monde : « Malgré́ (sa) taille, le groupe reste géré en famille, comme une boulangerie… »

– Gianluigi Aponte : « Mon fils Diego s’occupe des porte-conteneurs et des terminaux portuaires ; mon gendre Pierfrancesco Vago, des croisières et des ferrys ; ma fille Alexa, des finances ; ma belle-fille Ela, de l’achat et de la vente des cargos, ainsi que des relations avec les banques. Quant à̀ ma femme, elle se charge de la décoration des paquebots, au courant de tout ce qui se passe… »

Macron et Aponte, en 2017.
Auprès d’Emmanuel Macron, le patron de MSC, Gianluigi Aponte, vante son projet d’entrer au capital des chantiers navals de Saint-Nazaire, le 31 mai 2017 (photographie de Stéphane Mahé / REUTERS)

Une certaine légende veut aussi que le patron de MSC choisisse personnellement tous les capitaines des navires de sa flotte, de préférence originaires comme lui de sa région natale, Sorrente. Mais sur tout cela, Gianluigi tient à rester discret. En 2016, et en 50 ans de carrière, on ne trouvait pas trace de plus de trois interviews du réputé fondateur de MSC, dans lesquelles il se bornait à déclarer qu’il aime « la mer, la famille et la cuisine italienne ». Sa fiche Bloomberg (la bible du capitalisme mondial) comporte alors… 10 lignes ! Autant que celle d’un directeur de Mac Donald à Cergy-Pontoise. En 2023, le chiffre d’affaires du n° 1 mondial du conteneur, et n° 3 mondial de la croisière, est pourtant estimé à 86,4 milliards d’euros avec un bénéfice de 36,2 milliards. Des chiffres colossaux mais officieux. MSC n’a jamais publié aucun résultat financier.

A l’été 2016, nul ne sait encore quelle sera l’issue de l’aventure d’« En Marche ». Seul fait solidement établi, dans l’incertitude du résultat de la présidentielle française à venir, la famille Aponte a bien offert à Alexis Kohler le poste de directeur financier du groupe, soit les clés du coffre à secrets de MSC. Il faut dire qu’à l’époque, le lien du bras droit d’Emmanuel Macron avec le géant maritime Italien est encore largement ignoré. Tout comme les racines israéliennes du futur secrétaire général de l’Élysée…

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