Alexis Kohler (très) secret (2/6)
Entre « Nomenklatura » israélienne et « malgré nous » alsacien

Les racines familiales d’Alexis Kohler sont en Alsace et en Palestine (Photomontage, Mathilde Rivoire)

« Alexis Kohler (très) secret » (2/6). Restés méconnus jusqu’en mai 2018, les liens familiaux d’Alexis Kohler et de ses cousins actionnaires de MSC (Un géant maritime italien que le gouvernement français a massivement subventionné) mettent le secrétaire général de l’Elysée en situation de conflit d’intérêts. Révélations sur une saga familiale mêlant « malgré nous » alsaciens et « Nomenklatura » Israélienne.

En mai 2018, Mediapart révèle le cousinage d’Alexis Kohler avec « Rafaëlla Aponte » épouse de Gianluigi Aponte, patron de MSC. La mère d’Alexis, née Sol Hakim, est la cousine germaine de Rafaëlla. Sola Hakim ou « Sol Hakim » est née en 1932 à Haïfa en Palestine, aujourd’hui le principal port d’Israël. Sola est ce qu’on appelle une « Sabra », soit ces Juifs vivant en Palestine, avant la création de l’État d’Israël, en 1948.

Au tout début des années 50, Sola Hakim part faire ses études en Suisse. Un privilège extraordinaire pour l’époque. Car le nouvel Etat juif est exsangue financièrement. Le contrôle des changes israélien interdit alors de sortir plus de 100 $ du pays. Dans des circonstances inconnues, Sola fait, en Suisse, la connaissance de Charles Kohler, jeune alsacien qui suit alors, semble-t-il, les cours de la prestigieuse école hôtelière de Lausanne pendant quatre mois, puis décroche un « stage de comptable » à l’hôtel des Trois Couronnes. Situé à Vevey, sur les bords du lac Léman, ce prestigieux établissement accueillera le père d’Alexis Kohler du 1er Janvier au 30 juin 1950.

Charles et Sola se marieront en Suisse en 1953. Sola Hakim appartient incontestablement à la nomenklatura israélienne. Elle fréquente la nouvelle élite diplomatique et artistique du nouvel État à Paris, alors capitale européenne des activités diplomatiques d’Israël, au regard des excellentes relations entre Paris et Tel-Aviv. Le couple suit des études de droit. Sola sera avocate, Charles abandonne l’hôtellerie pour une carrière de fonctionnaire européen à Strasbourg. Le 16 novembre En 1972, après 19 ans de mariage, nait le petit Alexis.

Aperçu de l’arbre généalogique en ligne d’Alexis Kohler.

« Le mariage d’un catholique alsacien avec une jeune juive du Moyen-Orient dans l’après-guerre n’est pas une évidence… », observait la journaliste de L’Express, Corinne Lhaïk, dans un portrait d’Alexis Kohler intitulé « Le jumeau de l’ombre du Président » publié au lendemain de l’élection présidentielle de 2017. Une allusion à l’union entre la jeune Sabra et la famille de Charles Kohler. Alsacienne, cette dernière a été marquée par les déchirures du XXème siècle. Lors de la première guerre mondiale, les parents de Charles tiennent une chocolaterie réputée à Colmar. En 1918, lorsque la France reprend l’Alsace à l’Allemagne, un des grands-pères d’Alexis est expulsé. Gendarme du Reich de son Etat, il est considéré comme insuffisamment francophile…

Oradour sur Glane et les « Malgré nous »

Lorsque les parents d’Alexis Kohler convolent – en 1953 donc – l’Alsace est à la Une de tous les journaux. Le 12 janvier, s’est ouvert pour un mois à Bordeaux le procès du massacre d’Oradour-sur-Glane, ce village martyr du Limousin dont 642 habitants moururent massacrés par une division SS, le 10 juin 1944. Parmi les accusés, 13 alsaciens (plus ou moins) enrôlés de force dans la Waffen SS. Deux sont condamnés à mort, les autres à des peines diverses de travaux forcés.

La décision provoque un gigantesque tollé en Alsace où l’on considère que les juges bordelais n’ont pas tenu compte de l’incorporation forcée imposée aux jeunes alsaciens par les Allemands durant la guerre. Même l’évêque de Strasbourg s’indigne : « L’Alsace est en deuil ! ». Panique à Paris. Le 19 février 1953, soit une semaine après le verdict, est votée dans l’urgence une loi qui porte amnistie de tous « les Français incorporés de force dans les formations ennemies ».

Probablement un immense soulagement pour le père d’Alexis Kohler. Lors de la deuxième guerre mondiale, l’Alsace ayant été annexée par l’Allemagne dès 1940, il avait été contraint de servir dans les armées du Reich, comme la plupart des jeunes de sa région. « Annexion » n’étant pas synonyme d’« Occupation », les Alsaciens sont alors considérés (presque) comme des Allemands. Et donc soumis aux mêmes obligations, notamment militaires dès 1942. Ce sont les fameux « Malgré nous ».

En 1944, alors âgé de 17 ans, Charles est donc enrôlé dans la « Flakartillerie » l’artillerie anti-aérienne allemande. Pour échapper au front de l’Est, il avait aussi candidaté pour intégrer la Kriegsmarine, mais sans succès. Dans un entretien accordé au quotidien L’Alsace à l’été 2017, il raconte ces quelques mois où il a servi sous uniforme allemand : « On a été la batterie la plus nulle ! Les trois officiers et sous-officiers allemands n’avaient pas compris qu’on sabotait la batterie ». Puis, il conclut ne pas aimer « parler de la guerre ». Voilà pour l’union que l’Express jugeait « pas évidente » entre Charles et Sola.

Dernières nouvelles d’Alsace, 25 août 2017.

Mais en plus d’avoir épousé un « malgré nous », Sola se trouve aussi être la cousine germaine de Rafaëlla Aponte. C’est pour avoir omis d’en faire la publicité, tout en traitant des dossiers relatifs à MSC, qu’Alexis est renvoyé devant les tribunaux. En défense, il plaide depuis quelques années un lien familial « simple » au « 5e degré », « éloigné », etc. Pour l’heure, sans véritablement convaincre, tant l’empire maritime de ses cousins est puissant.

Le fabuleux destin de Gianluigi Aponte

Gianluigi Aponte, fondateur de MSC, est né lui, à Sant’Agnello, en 1940. Une bourgade accolée à la magnifique ville de Sorrente, perchée au sud du golfe de Naples. Interviewé sur son parcours par Le Monde en 2017, Aponte maîtrise l’art de la concision :

Question : Votre groupe n’est pas en bourse, on vous connaît peu. Quelle est votre histoire ?

Réponse : « J’étais marin. Quand j’ai rencontré ma femme, j’ai quitté la mer, et j’ai travaillé pour une banque suisse comme gestionnaire de fortune. J’ai alors connu un client qui avait de l’argent, et c’est comme cela que nous avons monté ensemble une compagnie de transport maritime, en avril 1970, avec un seul cargo. Nous n’étions que deux dans l’entreprise, ma femme et moi ».

Désormais, la communication de MSC explique que la vocation maritime des Aponte remonterait au XVIIe siècle. Pourquoi pas…
Les débuts de la vie du jeune Gianluigi sont nettement moins glamour. Dans les années 1920, pour échapper à la misère, son père Aniello, et certains de ses frères se sont expatriés en Somalie. Aniello Aponte y tient une sorte d’auberge – épicerie – à Mogadiscio, « l’auberge de la croix du sud ». La Somalie est une colonie italienne mais sous administration britannique pendant la 2e guerre mondiale. En 1945, Aniello décède – semble-t-il – emporté par une mauvaise fièvre en Somalie.

L’auberge croix du sud à Mogadiscio (Somalie)

Selon le magazine britannique Shipping (14 avril 2015), le père de Gianluigi n’était pas seulement un homme qui avait été contraint à l’exil aux colonies pour faire vivre sa famille. Il aurait été associé dans une compagnie de navigation, la « Navigazione Libera Del Golfo », spécialisée dans les liaisons de Naples vers les îles d’Ischia, Procida et Capri. Une activité qu’il exerçait, associé « aux frères Savarais », assure l’auteur de l’article qui, faisant fi du décès présumé du père en 1945 écrit : « Dans les années d’après-guerre, cette compagnie possédait cinq ferries, dont le vapeur Isola di Capri de 1 210 tonnes, construit en 1925, et naviguait vers les magnifiques ports de Marina Grande sur Capri et Procida et Porto Ischia sur la troisième île d’Ischia. Gianluigi Aponte s’est formé à l’Instituto Tecnico Nau-tico Statale Nino Bixio à Naples et est devenu le maître d’un des ferries appartenant à son père, opérant dans les belles îles de la baie de Naples. La compagnie de ferry avait un bureau au Molo Beverello à Naples, à côté de la Stazione Marittima, où les navires de haute mer d’Italia Line accostaient. »

« Kohler, le scandale qui menace Macron » (Yanis Mhamdi), Off Investigation, novembre 2021

Dans la revue supposée informée et sérieuse ISEMAR de l’Institut Supérieur d’Économie Maritime de Nantes – Saint-Nazaire (chantiers navals donc), on trouve une étude sur MSC dans laquelle sont abordés les débuts de son fondateur. L’éclairage est le suivant : « L’histoire de la Mediterranean Shipping Company (MSC) débute en 1970 à Sorrente, dans la région de Naples, avec un petit cargo exploité en tramping par Gianluigi Aponte. Au cours des cinq années qui suivent, quatre nouveaux navires rejoignent la flotte de l’armement qui opère sur des trafics entre l’Italie et l’Afrique orientale, non sans raison car le père de Gianluigi Aponte était impliqué dans le commerce en Somalie. Après s’être brièvement installée à Bruxelles, MSC trouve son implantation définitive à Genève en 1978 ». Pas facile de s’y retrouver donc.

Rafaella Diamant : « L’autodidacte la plus riche du monde »

Mais si l’on s’en tient à la version officielle, après avoir grandi quelques années en Somalie, Gianluigi se trouve donc orphelin de père en 1945, à l’âge de 5 ans. Sa famille regagne alors Sorrente. Après la mort de Mussolini, cette région du sud de l’Italie apparait miséreuse et ravagée par la guerre et les bombardements. Dynamique, beau garçon, soutenu par des oncles, Gianluigi parvient à intégrer l’école navale de la ville. Il en sort vers 20 ans, marin, puis officier sur un « promène-couillons » qui fait découvrir la baie de Naples et Capri aux touristes.

Selon la légende, rapportée mille fois dans toutes les gazettes et toutes les langues et à la virgule près, c’est donc sur fond de Vésuve, au milieu des années 60, que sur le pont, il aurait croisé la belle Rafaëlla : « La fille d’un banquier suisse, voire d’un banquier genevois » (dans les variantes les plus audacieuses). Coup de foudre immédiat ! Ni une ni deux, Gianluigi abandonne la longue tradition familiale héritée du XVIIe siècle et s’envole pour Genève avec sa belle… Le mariage aurait eu lieu en 1969. Dans la capitale Suisse, Gianluigi va désormais travailler « dans la finance ».

Le bon choix assurément ! En 2024, la fortune du petit immigré italien et orphelin est évaluée par Forbes à 33 milliards de dollars.
S’il existe 20 variantes de la romance nouée à Capri entre Gianluigi et Rafaëla, toutes ont pour point commun d’ignorer les dates, le lieu, un acte de mariage, autant de précisions qui permettraient de valider l’épisode.

Un détail interpelle toutefois. Des années durant, la presse s’est obstinée à présenter l’épouse de Gianluigi comme se dénommant « Rafaëlla Denat ». Et non pas Rafaëlla Diamant, son véritable patronyme.

Une ambiguïté qui interpelle. Car Rafaëlla Diamant n’est pas seulement l’épouse de son mari. Elle est professionnellement très active et surtout officiellement propriétaire à 50 % de MSC. Dans les classements des principales fortunes mondiales, elle y est régulièrement présentée comme « l’autodidacte la plus riche du monde ». Dans ce contexte, l’erreur répétée et encore répétée sur son patronyme ne s’explique pas vraiment. Difficile de se débarrasser des mauvaises habitudes ! En 2020, un demi-siècle après la fondation du groupe, l’annuaire des ports italiens, pourtant a priori bien placé pour « en connaître », persiste à désigner « Rafaëlla Denat » comme dirigeante de MSC. Le patronyme de Denat correspond en réalité à un des associés d’Aponte lors de la création de MSC en 1970. Lequel a rapidement été éjecté de l’aventure.

Si Rafaëlla s’appelle en réalité Diamant, c’est qu’elle est née en mars 1945 à Haïfa, Palestine, d’un père nommé Pinhas Diamant. C’était un des dirigeants de la Banque Leumi, historiquement la première banque de l’État d’Israël. Plus exactement de sa filiale suisse, crée à Zurich en 1953. Ce n’est pas rien, ni un simple détail. Car la banque Leumi est l’héritière de la prestigieuse « Anglo Palestine Bank ». Monument de l’histoire du sionisme dont elle a repris les actifs, elle fut fondée à Londres en 1902 par Théodore Herzl. Le père du sionisme donc.

Pinhas Diamant a laissé fort peu de traces de son activité de banquier. On lui connaît toutefois un frère Mordechai, dit « Mickey », futur fondateur et dirigeant de MSC Israël, la modeste filiale à Haïfa du géant maritime Italien. Au décès de ce dernier, c’est Esther, son épouse qui assurera la relève.

Le 15 juin 2006, sur un chantier naval sud-coréen, MSC lance ce qui est à l’époque le plus gros porte-containers au monde : 326 mètres de long sur 45 de large avec une capacité 9 200 containers. Il bat bien sûr pavillon panaméen et sera baptisé « Esthi » en hommage à Esther Diamant, bien présente lors du lancement du navire.

Esther Diamant devant le plus grand porte-conteneurs du monde lancé le 15 mai 2006 par MSC, en Corée du Sud. Source : magazine israélien Port to Port.

La semaine prochaine : Alexis Kohler (très) secret (3/6) – “Do you want to be rich” avec Bernie Cornfeld?

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