Alexis Kohler (très) secret (3/6)
« Do you want to be rich » avec Bernie Cornfeld ?

Bernard Cornfeld, ancien « assistant social » reconverti dans la finance, au pic de sa splendeur. Il s’avèrera meilleur organisateur de fêtes pharaoniques que gestionnaire. | photographie Trinity Mirror / Mirrorpix / Alamy

Alexis Kohler (très) secret (3/6) Dans les années 1960, Gianluigi Aponte et Rafaëlla Diamant, cousine de la mère de Kohler, quittent Naples pour Genève, avec l’ambition d’y faire fortune dans la finance. Ils vont alors s’y compromettre avec Bernard Cornfeld, l’organisateur d’une gigantesque pyramide de Ponzi financière qui s’écroulera dans les années 1970, lésant des centaines de milliers de petits épargnants.

A la fin des années 60, tout juste mariés, Gianluigi Aponte et Rafaëlla Diamant quittent la baie de Naples pour se lancer dans la finance à Genève. « Une expérience malheureuse », glissera plus tard Aponte. De fait, Gianluigi va se mettre au service de l’un des plus sulfureux aventuriers de l’époque : Bernard Cornfeld. Un extraordinaire aventurier de la finance qui va en ruiner des milliers d’autres et dont les exploits, à l’origine d’une sévère crise diplomatique entre la Suisse et les Etats-Unis, firent passer un autre Bernard, « Madoff », pour un très petit joueur.

« Voulez-vous sincèrement être riche ? »

Fils d’un producteur de films roumain, né en Turquie mais élevé à Brooklyn par une mère miséreuse, Bernard Cornfeld débute dans la vie comme « assistant social ». Il migre en Europe en 1955, s’installe à Paris, où ce brillant vendeur crée la Investors Overseas Services (IOS), une société proposant à des particuliers de faire fructifier leurs économies. Rapidement, les services fiscaux du Général de Gaulle l’incitent à aller exercer ses talents ailleurs, d’où un prompt déménagement vers les rives du lac Leman. Ceci, en dépit du slogan pourtant très attractif de sa société : « Do you sincerely want to be rich ? » (traduire : « Voulez-vous sincèrement être riche ? »)

« Do you sincerely want to be rich ? Bernard Cornfeld and I.O.S.: an international swindle », livre-enquête de Charles Raw, Bruce Page et Godfrey Hodgson, publié en 1971.

A sa façon, Cornfeld est pourtant un apôtre de « la participation » et du capitalisme populaire, chers à de Gaulle.
L’idée initiale est de proposer des placements financiers juteux (il promet des rendements de 11 %) aux centaines de milliers de soldats US qui stationnent alors en Europe en leur fournissant, en prime, la garantie que leurs gains échapperont au fisc américain. Le succès est immense. Très vite, Cornfeld étend sa clientèle à tous les particuliers : en France, en Allemagne, en Italie, dans toute l’Europe. Pour satisfaire la demande, Bernie recrute à tour de bras des conseillers financiers. Au pic de son activité, ils seront 25 000 (!), pour traiter un million de clients.

Bon de souscription de la « Investors Overseas Services » (IOS), destiné aux épargnants.

On estime les sommes collectées par IOS au cours des dix années suivantes à 2,5 milliards de dollars. Et la fortune personnelle de son patron à 100 millions de dollars. Rapidement, une centaine de commerciaux d’IOS deviennent eux aussi millionnaires. « À cette époque, l’IOS était l’une des plus grandes organisations financières au monde », assure John Calder à la presse britannique (The Independant, 1er mars 1995).

Paradis fiscaux et banques complices

Pour absorber cette manne, Cornfeld multiplie les ouvertures de « fonds », puis de « fonds de fonds » avec des antennes dans des paradis fiscaux comme le Panama, au Liberia, au Bahamas, etc. Une usine à gaz que bientôt plus personne ne contrôle mais vers laquelle vont alors converger toutes les mafias de la planète soucieuses de blanchir leur argent sale. A cette fin, il est nécessaire de trouver des banques peu regardantes et pour bien dire complices. Dans les années 1960, la principale banque partenaire d’IOS est la « Banque de Crédit international » (BCI). Sise à Genève avec une filiale aux Bahamas, elle a pour Président Tibor Rosenbaum – par ailleurs agent du Mossad, comme le rapportèrent plusieurs auteurs dont Douglas Valentine dans « The Strength of the Wolf : The Secret History of America’s War on Drugs ». Cette BCI compte aussi parmi ses administrateurs un dirigeant de la banque Leumi (qui fut la première banque de l’État d’Israël, comme nous le détaillons dans l’épisode précédent).

C’est donc dans cet univers de banquiers plus ou moins liés à Israël qu’après avoir été marin, Gianluigi Aponte opère sa reconversion dans la finance. Il n’est pas totalement déraisonnable d’imaginer qu’il y a trouvé sa place via l’entregent de son beau-père Pinhas Diamant, banquier à la Leumi. Mais les acrobaties financières mondiales de Bernie Cornfeld vont bientôt lui exploser à la figure. A l’été 1970, la gigantesque pyramide de Ponzi bâtie par le petit roumain de Brooklyn vacille : un comptable d’IOS « parcourant le labyrinthe complexe des sociétés interdépendantes et de leurs performances, s’est rendu compte que les bénéfices réels, après tout le pillage des vendeurs, des gestionnaires et des frais généraux internationaux, étaient presque inexistants (…), Il n’y avait pas d’argent pour faire face aux dettes et toute la structure s’est effondrée, ruinant les investisseurs partout dans le monde », explique John Calder.

Pointé du doigt, « Bernie » est contraint de passer la main à un dénommé Roberto Vesco. Lequel s’empresse de distraire aussitôt 200 millions de dollars restant en caisse avant de se réfugier à Cuba chez Fidel Castro (!) pour échapper à la justice américaine.
L’épilogue de cette folle aventure est sans suspens. Les Américains privés d’importantes recettes fiscales finissent par se fâcher tout rouge contre la Suisse. La pyramide s’effondre, les petits épargnants chiffrent leurs pertes, et Cornfeld atterrit en prison à Genève. Il en sortira 11 mois plus tard, ruiné mais étonnamment blanc comme neige. A l’heure du procès, la très respectable « place financière de Genève » est pressée de tourner la page et expédie le dossier aux oubliettes sans faire plus d’histoires. Les comptes d’IOS ne seront définitivement soldés qu’en 2006…

Tribune de Genève, 1979
Bernard Cornfeld acquitté lors de son procès devant la Cour d’assises de Genève en 1979. Tribune de Genève (18 octobre 1979).

« Entre casinos et bordels »

La Tribune de Genève (25 septembre 2012) nous en dit un peu plus sur les acteurs et partenaires qui gravitent alors autour d’IOS : « Et c’est déjà̀ à l’aéroport de Miami qu’un évènement anodin va déclencher une première grave crise entre la Suisse et les Etats-Unis. Nous sommes le 19 mars 1965. Un jeune banquier genevois, Sylvain F., égare par mégarde un bout de papier au moment de charger ses valises dans le coffre de sa voiture. Le gardien du parking le ramasse. Il le lit. Et reste, un temps, médusé́ : il s’agit d’un reçu bancaire faisant état d’un virement de 350 000 dollars sur un compte auprès de la BCI (Banque de Crédit International), un établissement basé à Genève dominé par le banquier Tibor R. Le gardien rapporte ce papier aux autorités aéroportuaires. Le procureur américain Robert Morgenthau lance ses limiers et ouvre une enquête.

Un vaste réseau de blanchiment de l’argent de la pègre, mis en place par le comptable en chef de la mafia nord-américaine, Meyer Lansky, est alors mis au jour. Un réseau patiemment tissé depuis la fin des années 1950. A cette époque, les États-Unis deviennent une terre trop chaude pour la mafia. Elle doit quitter Las Vegas et se replie à Cuba, qui fait alors office d’arrière-cour du crime organisé. La pègre y prospère, entre casinos et bordels. Mais la révolution de Fidel Castro et de Che Guevara sonne le glas de leurs affaires juteuses. Meyer Lansky découvre alors les vertus du secret bancaire, et rêve de voir l’argent de la mafia blanchi dans les neiges des Alpes.

« Little Man: Meyer Lansky and the Gangster Life », livre-enquête de Lacey Robert aux éditions Little Brown & Co, 1991

Afin de simplifier les opérations de blanchiment, l’ingénieux financier de la mafia parvient alors à̀ contrôler une banque entière, l’EIB (Exchange and Investment Bank), créée à̀ Zurich en 1959, transférée à̀ Genève en 1965. Par la suite, Meyer Lansky utilise aussi un autre établissement peu regardant sur ses clients : la BCI. La grande lessive s’opère alors, en toute discrétion, rue de l’Université́, au siège de la banque genevoise. Jusqu’à la sottise de Sylvain F., une bêtise immortalisée par le magazine Life, qui, en 1967, consacra sa Une aux banques suisses. Les Américains découvrent un autre visage de la Suisse. Et la presse américaine en fait ses choux gras. »

La Banque Internationale de Crédit fermera définitivement ses portes en 1974. Dès 1970, Gianluigi et son épouse avaient abandonné le navire en perdition d’IOS pour initier la véritable aventure de MSC.

La semaine prochaine : Alexis Kohler (très) secret (4/6) – MSC, la « Mafia shipping company » ?

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