Alexis Kohler (très) secret (5/6)
Des millions d’argent public pour le business (défiscalisé) des cousins Kohler

Alexis Kohler
Ici la légende de l’image  | photographie ©JB Rivoire

Enquête  | « Alexis Kohler (très) secret » (5/6). En investissant dans l’industrie des croisières, Gianluigi Aponte se rapproche de constructeurs français, comme les chantiers de l’Atlantique. L’occasion d’investir des milliards en France, avec en retour de faramineux avantages fiscaux décidés par Emmanuel Macron… et Alexis Kohler.

En 1987, Gianluigi Aponte diversifie son activité de transport de fret en investissant l’industrie des croisières. En quelques années, MSC devient ainsi l’un des clients majeurs des Chantiers de l’Atlantique / STX, quasi dernier fleuron stratégique de l’industrie française : 5 000 emplois avec la sous-traitance.

Mais l’industrie de la croisière n’a rien à voir avec la nouvelle économie où des start-up se créent dans le fond d’un garage. Le transport maritime, c’est de l’industrie lourde, à l’ancienne, où chaque nouveau bateau lancé pèse son milliard d’euros.
En 2014, les Chantiers de l’Atlantique décrochent le “contrat du siècle”. MSC Croisières choisit d’y faire construire ses deux prochains paquebots géants pour environ 1,5 milliards d’euros avec une option pour deux paquebots supplémentaires, soit un fabuleux marché de trois milliards d’euros.

C’est dans le bureau du ministre de l’Economie Pierre Moscovici, à Bercy, qu’est célébrée la conclusion d’une négociation passée au forceps.

Pierre Moscovici, ministre de l’Economie de 2012 à 2014 est par la suite devenu commissaire européen aux affaires économiques et monétaires (de 2014 à 2019) et est aujourd’hui président de la cour des comptes – Photographie de 2013, ERIC PIERMONT / AFP

Sous la pression de l’armateur, les salariés des Chantiers de l’Atlantique sont soumis à un “accord de compétitivité”. Porté par la CFDT, il vise à réduire le coût du travail de 5% et se traduit très simplement : “travailler plus pour gagner autant”.

Selon MSC, « les prix pratiqués par les chantiers de Saint-Nazaire n’étaient plus acceptables ». La confrontation a d’abord été violente : la proposition de revoir à la hausse le temps de travail a été accueillie comme « un chantage à la commande », rapporte Le Figaro (20/03/2014) avant d’ajouter : « Sans en préciser les détails, Pierre Moscovici ministre de l’Économie, souligne que les modalités de financement étaient épineuses. Il a fallu réformer nos systèmes de financement à l’export, moins performants que chez nos voisins. Au final, sur mesure mais pas hors norme, dans le respect scrupuleux des règles européennes».

Un dossier que maîtrise parfaitement “cousin Alexis”, alors directeur de cabinet de Pierre Moscovici, pour avoir été administrateur des chantiers de l’Atlantique dès 2009. En 2016, l’un des principaux actionnaires des Chantiers, un conglomérat sud-coréen, fait faillite. Il faut impérativement trouver un repreneur. L’industriel italien Fincantieri est le seul à se présenter. Problème, Fincantieri possède aussi des chantiers navals. En clair, en absorbant concurrent français STX, Fincantieri dominerait le marché. L’Italien ne va-t-il pas arbitrer les futurs contrats au détriment des Français ? Tel est l’enjeu des difficiles négociations qui s’instaurent alors entre Rome et Paris.

Macron, bras dessus bras dessous avec le patron de MSC

En avril 2017, en pleine campagne présidentielle, un accord est enfin trouvé avec les équipes de François Hollande. Il s’agit de bâtir un « champion européen », un “Airbus” de la construction navale. Fincantieri prend 48 % du capital, un certain nombre de garde-fous préservent les intérêts français, droit de véto, etc. Fincantieri explique que les chantiers navals français comme italiens du fait de la concurrence ne gagnaient quasiment pas d’argent sur la construction des navires de croisière. La fusion doit permettre d’augmenter ces très faibles marges (2%) sur un marché particulièrement dynamique : « Les compagnies de croisière dictent leur loi, et les constructeurs gagnent très peu d’argent. » Tout accord industriel de cette envergure charrie inévitablement son lot de critiques.

Fait remarquable et à retenir, ce dossier industriel majeur, est pourtant totalement absent de la campagne présidentielle. Le 14 mai 2017, a lieu la passation de pouvoir entre François Hollande et Emmanuel Macron, qui devient officiellement président de la République. Le 31 mai 2017, le nouveau locataire de l’Élysée effectue sa première sortie officielle en région. Direction Saint-Nazaire où, bras dessus bras dessous avec Gianluigi Aponte, il préside au lancement du dernier palace flottant de MSC.

Macron et Aponte
Emmanuel Macron serre la main de Gianluigi Aponte, le PDG de MSC, aux Chantiers navals de Saint-Nazaire, pour l’inauguration du MSC Meraviglia, le 31/05/2017 – Photographie : MSC Cruises

A la surprise générale, Macron déclare : « Je souhaite que les équilibres de principe trouvés en avril 2017 puissent être revus ». Bref, plus d’accord. Dans le même mouvement, Aponte sort de son légendaire silence pour une grande interview au Monde (2 juin 2017). Il va y tirer à boulets rouges sur Fincantieri. « Nous ferons tout pour que Fincantieri ne puisse pas piller Saint-Nazaire, transférer sa technologie à l’étranger, ni privilégier ses propres chantiers au détriment du site français », tonne le patron de MSC, ajoutant en prime qu’il souhaite « entrer au capital ».

Crise diplomatique entre Rome et Paris : « le rôle de Kohler »

Une prétention qui lui permettrait comme client-actionnaire de contrôler les prix et donc les marges des chantiers français.
La décision de Macron – imprévisible – provoque un tollé en Italie et une crise diplomatique entre Rome et Paris. En France, c’est aussi l’incompréhension. Peu suspect d’anti-macronisme primaire, Challenges titre : « A quoi joue Emmanuel Macron ? »

« Quelle mouche a donc piqué Emmanuel Macron de vouloir réveiller le trouble sur ce dossier qui s’était largement apaisé ? L’accord de principe, négocié des mois durant, avait été signé le 12 avril (…) Alors pourquoi diable y revenir ? » En guise d’explication, on lit sous l’intertitre : « Le rôle d’Alexis Kohler » : « La proximité entre l’armateur et l’Élysée fait planer quelque inquiétude. Le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler connaît très bien STX pour avoir siégé à son conseil d’administration du temps où il travaillait à l’APE. Surtout, quand il quitte Bercy – après le départ d’Emmanuel Macron à l’été 2016 – il prend justement la direction financière de… MSC ! Et se bat alors jusqu’au Château pour participer aux négociations et faire entrer l’armateur au capital de STX. Sans succès sous Hollande. Mais, aura-t-il plus de chance sous Macron ? »

Capture d’écran du début d’un article publié le 1er juin 2017 par Challenges.

Si à cette date, le bref passage de Kohler à la direction financière de MSC est connu, son étroit cousinage avec les Aponte ne l’est pas encore. Briser l’accord passé sous Hollande, se plier aux injonctions de MSC, telle paraît être l’urgence absolue du nouveau chef de l’État et de son jumeau de l’ombre. Problème, le temps presse, le droit de préemption dont dispose le gouvernement français pour dénoncer le deal STX Fincantieri va expirer. Pour intervenir, Emmanuel Macron est contraint de sortir l’artillerie lourde.

20 minutes rapporte dans quelles conditions s’est effectuée cette première sortie présidentielle « en région » depuis son élection. À Saint-Nazaire le 31 mai 2017. Ainsi : « Tout était calé depuis une semaine pour mettre à l’honneur ce mastodonte des mers qui est remis à son armateur, MSC. Les officiels et journalistes avaient reçu leur accréditation pour participer à toute une journée de présentation du navire avec visite de celui-ci, déjeuner de gala, cérémonie ou encore conférence de presse. (…) Et puis, ce mardi midi, le téléphone a sonné chez STX. À l’autre bout du fil, l’Élysée. En effet, le président de la République a décidé de participer à cette journée un peu spéciale pour les chantiers navals (…). Finalement, l’Elysée envoie un mail aux rédactions à 22h16. Pendant que STX oublie d’informer ses invités de l’annulation des festivités. Résultat, à 11h, officiels et journalistes se retrouvent devant des grilles fermées. Pas de visite, pas de déjeuner… « Je veux bien un prêtre pour faire des miracles », s’exprimera la chargée de communication de STX face à ce changement de dernière minute. » Pas de miracles à Rome non plus où l’on s’insurge que Macron, après « avoir fait une belle campagne électorale au nom du libéralisme économique et de l’Europe », tourne si brutalement casaque à ses beaux principes.

20 minutes
Capture d’écran du début d’un article publié le 31 mai 2017 par 20 minutes.

Une nationalisation « provisoire » mais inédite

Sur ce terrain, les Italiens ne sont pas au bout de leurs surprises. Contraint par le calendrier, et alors que les négociations pour la révision de l’accord sont dans l’impasse et que le droit de préemption de la France expire le vendredi 28 juillet, Bruno Le Maire (désormais patron de Bercy) annonce la nationalisation « provisoire » des parts de Fincantieri pour un montant de 80 millions d’euros. « Là où beaucoup prévoyaient un programme de privatisations, le nouvel élu inaugure ainsi son quinquennat par une très inattendue étatisation », commente parmi bien d’autres Le Monde le 27 juillet 2017.

Fût-elle « temporaire », c’est la première nationalisation depuis 1982 et François Mitterrand. Elle permettra finalement aux macronistes de torpiller l’accord envisagé avec Fincantieri, à la grande satisfaction de Gianluigi Aponte, le patron de MSC. Au fil des mois, son partenariat avec l’Etat français lui permettra de faire bénéficier sa société d’innombrables avantages fiscaux se chiffrant en milliard d’euros. L’horizon d’Alexis Kohler ne s’assombrira qu’en 2018, avec la révélation par Mediapart des ses liens familiaux avec MSC, et surtout en 2022, avec sa mise en examen pour « prise illégale d’intérêts ». Le début d’un grand déballage qui a pris une proportion spectaculaire à l’automne 2024, en pleine brouille franco-israélienne.

La semaine prochaine : Alexis Kohler (très) secret (6/6) – Une « saga familiale digne d’Hollywood ou de Netflix » selon la presse israélienne

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