Autoroutes : nouveaux conflits d’intérêts en marge de négociations

Des tensions s’invitent aux négociations de fin de contrats de concession  | Image d’illustration PHILIPPE DESMAZES (AFP)

Nonobstant les milliards d’euros de profits réalisés, les sociétés concessionnaires d’autoroutes continuent de ruer dans les brancards : les négociations de fins de contrats de concession de Sanef et d’Escota s’annoncent mouvementées et sans doute défavorables aux intérêts publics.

D’un côté l’Etat, représenté à la fois par la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) et l’Autorité de régulation des transports (ART). De l’autre, les sociétés concessionnaires d’autoroutes que sont Sanef, Vinci Autoroutes, APRR, etc. Si la relation n’a pas toujours été tendue entre toutes ces parties, il semblerait que l’échéance du 31 décembre 2024, qui ne concerne pourtant que la Sanef, a ravivé les tensions.

Il faut dire que l’enjeu est de taille. Au 31 décembre 2031 se terminera en effet le premier contrat de concession « historique » d’une autoroute française, celui qui lie la Sanef à l’Etat. Pour que ce contrat s’achève correctement, il convient que la puissance publique notifie à la société privée le programme des travaux qu’elle devra réaliser sur les cinq années à venir avant le 31 décembre 2024. Ces travaux, intégralement à la charge de la société concessionnaire, doivent permettre de voir le patrimoine routier être restitué en « bon état ». Ce dossier revêt une certaine importance car la concession de la Sanef étant la première à arriver à échéance, il y a fort à parier que ses modalités de fin serviront de modèle à l’ensemble des concessions qui s’achèveront dans les années à venir.

Mais c’est précisément cette notion de « bon état » qui constitue un premier point d’achoppement entre les sociétés d’autoroutes et l’ART. Le sénateur Hervé Maurey a remis un rapport sur le sujet le 23 octobre dernier, l’ART en a publié un second le 30 novembre : « Le rapporteur (ndlr, le sénateur) ne cache pas sa très vive préoccupation sur le sujet de la définition par l’Etat de la doctrine de bon état en fin de concession […]. En effet, il a appris récemment que l’Etat concédant venait de s’entendre avec les sociétés d’autoroutes sur une option de traitement a minima des ouvrages d’art évolutifs », écrit l’élu centriste. Si l’enjeu du « bon état » des chaussées est loin d’être quantité négligeable, celui des ouvrages d’art (ponts, échangeurs…) est nettement plus important. Selon l’ART, les travaux à envisager pourraient atteindre un montant cumulé d’un milliard d’euros ! « Très hostiles à cette perspective, les sociétés concessionnaires s’y opposent de façon résolue et demanderont probablement des compensations financières en échange », prévient le sénateur.

Experts maison : conflit d’intérêt « flagrant » ?

Mais avant même de savoir si les ouvrages d’art et les chaussées sont en bon état ou pas, il convient de les expertiser. La logique voudrait qu’un cabinet indépendant à la fois de l’Etat et des sociétés concessionnaires s’en charge. La réalité des faits est pourtant diamétralement opposée.

En juin dernier, la Sanef aurait ainsi elle-même rendu le rapport d’état des lieux des biens concédés : « On est en droit de s’interroger sur le fait que la réalisation de ce document décisif soit confiée aux sociétés concessionnaires » enrage M. Maurey, « à première vue, le conflit d’intérêt semble flagrant ». Un « conflit d’intérêt » qui émerge aussi concernant les cabinets d’expertise spécialistes des ouvrages d’art, selon le sénateur. Ceux-ci ont largement été appelés à la rescousse par l’Etat pour faire face au pic d’activité généré par ces premières fins de concessions autoroutières. Et qui sont leurs clients habituels si ce n’est les sociétés d’autoroutes ?

Cinq milliards : ces travaux que les concessionnaires auraient oublié de faire…

En attendant que les pouvoirs publics et les sociétés concessionnaires s’entendent sur la notion de « bon état », il est un autre dossier que l’ART a souhaité porter à la connaissance du public et donc du sénateur Hervé Maurey : des travaux dits « de seconde phase », décidés dans des contrats et avenants et déjà financés par les péages, n’ont jamais été réalisés. Selon l’ART, ce sont « 37 opérations d’élargissement et l’aménagement d’une bretelle, sur un linéaire total de plus de 1 000 kilomètres, ainsi que la construction de 13 échangeurs » que les sociétés concessionnaires d’autoroutes auraient oublié de faire. Pour un montant total qui dépasse les cinq milliards d’euros ! Dans le détail, les élargissements de chaussées prévus et non réalisés représentent 250 km linéaire pour APRR, 169,3 km pour ASF et… 461,5 km pour la Sanef, championne de France en la matière. L’ART a beau préciser que le contrat entre l’Etat et la société propriété du groupe Abertis est tout à fait explicite à propos de ces travaux (ils n’ont rien d’optionnel), rien n’y fait. La Sanef conteste vertement : « Sur le fond, le groupe Sanef réfute la thèse construite par l’ART selon laquelle, en définitive, tous les investissements de seconde phase seraient « exigibles » au plus tard à l’échéance des contrats », indique Arnaud Quémard, le directeur général de la Sanef, dans sa réponse écrite au rapport de l’ART. Pour APRR, la vision de l’ART sur ces investissements de seconde phase est tout simplement « émaillée de nombreux raccourcis, contradictions, incomplétudes et d’affirmations erronées », selon sa réponse écrite fournie à l’ART.

L’Autorité de régulation des transports entend toutefois ne pas se laisser marcher sur les pieds sur ce point précis. Elle ne réclame pas coûte que coûte que ces travaux théoriquement prévus soient réalisés : certains d’entre eux n’ont plus vraiment de sens en 2024, pour différents motifs. L’ART exige toutefois que le financement de ces travaux, réalisés par les péages et donc par les automobilistes, leur reviennent : « L’avantage financier résultant de l’abandon d’opérations, constitué de recettes de péage passées ou à venir, devrait être utilisé au bénéfice des usagers des autoroutes concédées », indique encore le rapport de l’autorité.

Des pouvoirs publics trop faibles

Alors que la France vit depuis plusieurs mois avec des ministres intermittents, la grande crainte du sénateur Hervé Maurey est que la DGITM se montre « faible » dans la négociation face aux équipes pléthoriques et affutées des sociétés concessionnaires d’autoroutes : « La DGITM a géré ce dossier non pas en catimini, mais discrètement, sans contrôle politique » indique l’entourage du sénateur à propos des fins de contrats. La DGITM redouterait plus que tout que les sociétés concessionnaires portent une nouvelle fois une ou plusieurs affaires devant les tribunaux. Une vraie manie chez elles dès qu’un élément contrevient au moindre centime de leurs profits. Le 14 mars dernier, pourtant, le tribunal administratif de Cergy a largement donné tort aux sociétés concessionnaires qui ne payent pas, depuis 2021, une taxe appelée « contribution volontaire exceptionnelle ». Le tribunal a ainsi jugé que « la société requérante n’établit pas, par les pièces versées au dossier, que l’équilibre financier de la concession aurait été affecté » par les différentes taxes auxquelles elle est soumise. Ce jugement, vraisemblablement contesté en appel par la société concernée (qui est redevable de 67,4 M€ cumulés à l’Agence de financement des infrastructures de transport), n’est en effet qu’une péripétie judiciaire parmi d’autres selon la Cour des comptes…

Vinci Autoroutes fulmine contre l’Autorité de régulation des transports

Perspective de la fin des concessions, et travaux de seconde phase, sont autant d’éléments qui semblent désormais faire exploser la marmite du côté de chez Vinci Autoroutes et de son président Pierre Coppey. Sa réponse écrite au rapport de l’ART, longue de six pages, exsude de rage. On y apprend ainsi que Vinci Autoroutes n’a pas souhaité participer aux débats portant sur les fins de concessions, pas plus que sur les investissements dits de seconde phase. M. Coppey considère en effet l’ART parfaitement incompétente pour se préoccuper de tels sujets : « Il s’agissait, par principe, de faire respecter le droit et de ne pas contribuer à ce qui peut apparaitre comme un abus de pouvoir », signale le dirigeant. Vinci Autoroutes et son leader s’étranglent en outre du fait que l’Autorité se permette de mettre régulièrement le nez dans l’équilibre financier des sociétés concessionnaires : « C’est de manière dévoyée que l’ART produit, à une fréquence quasiment annuelle […] des rapports sur l’économie générale des concessions » cingle le président. Mieux encore : Pierre Coppey accuse directement l’ART de conflit d’intérêt, en citant deux personnes qui seraient à la fois juge et partie ! « Toutes ces dérives étant constantes et parfois revendiquées par l’ART, Vinci Autoroutes a décidé, comme nous vous en avions informés, d’en saisir la Cour européenne des droits de l’homme », prévient le président de Vinci Autoroutes, qui n’a pas souhaité répondre aux questions d’Off Investigation. Le président de l’ART Thierry Guimbaud a considéré dans Le Monde du 30 novembre 2024 que les sociétés d’autoroutes doivent « 3,8 milliards d’euros aux usagers. »

Nous dévoilons les dérives de la politique et des médias, grâce à vous.

Fondé fin 2021 en marge du système médiatique, Off Investigation existe grâce au soutien de plus de 6000 personnes.
Résultat : des centaines d’enquêtes écrites déjà publiées sans aucune interférence éditoriale et douze documentaires d’investigation totalisant plus de 7 millions de vues !
Cette nouvelle saison 2024-2025, nous faisons un pari : pour maximiser l’impact de nos articles écrits, TOUS sont désormais en accès libre et gratuit, comme nos documentaires d’investigation.
Mais cette stratégie a un coût : celui du travail de nos journalistes.
Alors merci de donner ce que vous pouvez. Pour que tout le monde puisse continuer de lire nos enquêtes et de voir nos documentaires censurés par toutes les chaînes de télé. En un clic avec votre carte bancaire, c’est réglé !
Si vous le pouvez, faites un don mensuel (Sans engagement). 🙏
Votre contribution, c’est notre indépendance.