Blanchiment chez Darty : la vidéo qui embarrasse Alexandre Bompard

Bompard, Fadel
Alexandre Bompard, ancien PDG de Fnac-Darty (aujourd’hui PDG de Carrefour) et Haziz Faddel, l’agent de maîtrise qui a découvert le système de blanchiment d’agent qui régnait chez Darty.

Exclusif. Une affaire de blanchiment d’argent dans le groupe Fnac-Darty refait surface à l’occasion d’une enquête des journalistes Nicolas Vescovacci et Kevin Denzler, récemment diffusée sur M6. Un scandale révélé notamment par un agent de maîtrise du groupe qui explique avoir reçu d’énormes pressions, y compris sous la présidence d’Alexandre Bompard, aujourd’hui PDG de Carrefour, pour taire le scandale. Off-investigation dévoile plusieurs documents qui retracent son enquête et les entraves auxquelles il affirme avoir été confronté.

Engagé en 2016 comme manager dans le magasin Darty-République du 11e arrondissement de Paris, Haziz Faddel pensait avoir trouvé un travail stable et dans la durée. Mais rapidement, il s’inquiète de voir que ses responsables reçoivent régulièrement des individus en possession de sommes colossales, en liquide. Au fil de ses observations, cet employé de Darty découvre que ces liquidités permettent à ceux qui les apportent de faire des achats pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros. Pourtant, depuis près d’une décennie, la loi française interdit tout paiement en liquide au-delà de 1 000 euros, afin de lutter contre le blanchiment d’argent.

En avril 2017, alors qu’il est représentant syndical de la CAT (Confédération autonome du travail) et après qu’il ait soigneusement recueilli de nombreux éléments sur cette affaire, Haziz Faddel souhaite en informer le PDG de l’époque, Alexandre Bompard (remplacé le 18 juillet 2017 par Enrique Martinez). En ce mois d’avril 2017, avec son épouse Charlotte Caubel, Bompard forme peut-être l’un des couples les plus puissants de la République…

Le couple Bompard proche du pouvoir…

Enarque ayant travaillé à l’inspection générale des finances, mais aussi ancien conseiller de François Fillon quand il était ministre du Travail, Alexandre Bompard s’apprête en avril 2017 à quitter l’entreprise Fnac-Darty pour devenir PDG du groupe Carrefour, géant français de la grande distribution contrôlé par LVMH et récemment visé par des appels au boycott pour dénoncer les activités de sa branche israélienne depuis le 7 octobre 2023.

Quant à sa femme, Charlotte Caubel, après avoir occupé plusieurs postes à haute responsabilité, dont celui de sous-directrice de Tracfin (le service de renseignement français chargé de la lutte contre… le blanchiment d’argent), elle est à cette époque sur le point d’être nommée « Conseiller Justice » du Premier ministre Edouard Philippe (Le Point, 1er juin 2017).

Qu’à cela ne tienne, quand il se présente avec un autre responsable syndical dans le bureau d’Alexandre Bompard pour l’alerter sur ses soupçons de « blanchiment dans le groupe [Fnac Darty] » et qu’il lui suggère « d’agir assez vite », Haziz Faddel se voit répondre un simple « c’est important », suivi d’un silence au cours duquel Alexandre Bompard tripote son stylo d’une main fébrile. A défaut d’interroger son employé sur ses suspicions, le PDG esquive le sujet et se montre désireux de conclure l’entretien, qui portait initialement sur une question de management : « Bon, on réfléchit à tout ça… », lâche-t-il finalement, dissuadant Haziz Faddel de détailler l’objet de ses soupçons. Comment interpréter cette surprenante insouciance ? Off-investigation a cherché à connaître la version de la direction de Fnac-Darty et de son ancien patron sur différents points de cette affaire, dont cet échange. Mais nos courriels, adressés à la fois au groupe Fnac-Darty ainsi qu’à son ex-PDG, sont pour l’heure restés sans réponse.

Une vidéo jamais diffusée

Compte-tenu de l’alerte à laquelle est à ce moment confronté Alexandre Bompard, de sa position ainsi que de ses liens intimes avec une spécialiste de la lutte contre le blanchiment d’argent, Off-investigation estime qu’il est d’intérêt général de révéler, pour la première fois, l’extrait vidéo de cet échange, dont nous avons pu vérifier l’authenticité.

(Enregistrement vidéo en caméra cachée de l’entretien entre Haziz Faddel et Alexandre Bompard, daté du 19 avril 2017.)

Ci-dessous, l’authentification et la retranscription, par voie d’huissier, de cet échange filmé en caméra cachée.

(Extrait d’un procès-verbal de constat, par les commissaires de justice Serlarl Action Justice 77, daté du 17 mai 2024.)

Nous publions également le mail que Haziz Faddel a envoyé à Alexandre Bompard, le 9 mai 2017 (soit presque un mois après leur échange en face-à-face), dans lequel il indique faire l’objet d’« intimidation » et dénonce un « travestissement de l’histoire ». « Votre manque de clarté, ce qui ressort des échanges avec la CAT, m’oblige à vous dire et à vous démontrer que l’illégalité n’est pas à rechercher dans nos rangs mais plutôt dans les vôtres. D’ailleurs, de nouveaux éléments m’ont convaincu que vous n’êtes pas l’interlocuteur idéal pour résoudre les problèmes que j’ai identifiés. », y affirme Haziz Faddel à son patron, avant de prophétiser : « L’avenir proche prouvera que j’avais raison sur l’analyse de la situation. »

(Email de Haziz Faddel adressé à Alexandre Bompard daté du 9 mai 2017.)

Son initiative va amener l’employé de Fnac-Darty dans une situation qui se compliquera au fil du temps. En 2021, afin d’avancer sur le dossier et face à ce qu’il décrit comme « une pression inégalée » qu’il estime subir « au quotidien dans l’entreprise », Haziz Faddel saisit le tribunal judiciaire de Paris. Il dénonce alors « l’entrave à son alerte lancée en 2017 » : « Le groupe Fnac-Darty a d’abord fait obstacle aux signalements de M. Haziz FADDEL par la pression exercée sur le syndicat CAT pour que celui-ci retire le mandat de M. FADDEL », estime alors son avocate. « Naturellement, le but escompté derrière cette pression était de permettre un licenciement de M. FADDEL une fois que celui-ci ne bénéficierait plus de son statut protecteur », détaille-t-elle dans la saisine qui permettra par la suite d’impliquer l’inspection du travail dans le dossier.

Haziz Faddel, « lanceur d’alerte depuis avril 2017 », selon l’inspection du travail

Pressions exercées sur le syndicat CAT pour tenter de lui faire retirer son mandat de délégué syndical ; doutes sur la gestion, par l’employeur, de ses arrêts maladie (qui aurait laissé Haziz Faddel plusieurs mois sans revenu) ou encore absence de progression salariale significative depuis son entrée dans la société… Autant d’éléments qui, soigneusement analysés pendant plus d’un an par l’inspection du travail, l’ont amenée à estimer, le 24 février 2023, que Haziz Faddel était fondé à saisir le Conseil de Prud’hommes pour discrimination de la part de son employeur, en raison de l’alerte qu’il avait lancée en 2017. « Ce rapport est daté de février 2023 mais m’a été communiqué le 15 mars 2024 via un courriel venant du greffe de Paris », nous confie le lanceur d’alerte. Nous mettons à disposition de nos lecteurs un extrait de ce rapport de l’inspection de travail.

(Extrait du rapport de l’inspection du travail des Unités de Contrôle des 3e, 4e et 11e arrondissements de Paris, daté du 24 février 2023.)

Le 24 juillet 2023, avant même d’avoir connaissance de ce rapport, Haziz Faddel saisit les prud’hommes afin de faire la lumière sur ce qu’il a découvert et détailler les entraves qu’il explique avoir subies dans son enquête. Son dossier est audiencé le 24 septembre 2024. Le lanceur d’alerte nous explique avoir été choqué par la rapidité du délibéré qui, ce jour là, porte sur trois affaires, dont la sienne : « En moins de deux heures, ils ont débouté les trois affaires, ce qui est invraisemblable et manque de sérieux, il aurait fallu au moins deux heures pour analyser, dans mon seul dossier, les éléments apportés par toutes les parties », estime Haziz Faddel. Puis, entre ce délibéré et la décision écrite qui sera finalement envoyée aux parties le 11 octobre dernier, là encore, le délai de traitement apparaît inhabituellement court : 17 jours seulement, contre plusieurs mois en général.

Un processus éclair qui intervient quelques jours en amont de la sortie imminente, sur la chaîne M6, d’un documentaire abordant notamment les soupçons de blanchiment d’argent au sein du groupe Fnac-Darty… « Selon moi, les conseillers n’ont visiblement pas tenu compte d’un nombre significatif de pièces jointes au dossier, c’est une procédure qui se poursuit devant la Cour d’Appel de Paris », assure l’employé de Darty, débouté en première instance, mais déterminé à faire appel.

Blanchiment : Fnac-Darty toujours dans la tourmente

Alors qu’elle a éclaté pour la première fois par voie de presse en juillet 2021 (Mediapart) l’affaire de blanchiment d’argent chez Darty a refait surface avec le dernier épisode de Zone interdite « Fraude fiscale : ces milliards qui échappent à l’État… et aux Français », diffusé dimanche 20 octobre. Les téléspectateurs de la chaîne ont pu y découvrir certaines pratiques illégales, constatées entre autres chez le géant français de l’électroménager. Témoignages et caméras cachées permettent en effet de voir la facilité avec laquelle plusieurs entités du groupe ont accepté des sommes colossales en cash, sans se soucier de leur provenance. « Il y avait beaucoup de pression chez Darty. Pour être premier magasin de France, il fallait qu’on puisse vendre un maximum quitte à faire des choses illégales pour augmenter le chiffre d’affaires », témoigne par exemple auprès de M6 une ancienne employée de Darty. L’entreprise a quant à elle assuré à M6 que les pratiques en question n’auraient concerné « que quelques salariés malhonnêtes en cheville avec quelques réseaux de délinquants extérieurs dans un nombre très limité de magasins » et affirme que « ces faits ont été commis à l’insu de l’entreprise, comme le prouve la sophistication des procédés frauduleux ».

(Extrait du documentaire de M6 montrant des billets dont certains sont sous plastique et d’autres simplement entourés d’un élastique. « Une preuve de stock d’espèces », selon Haziz Faddel, qui reconnaît ici une photographie prise au sein de son groupe.)

Signe que ces pratiques illégales de blanchiment perdurent au sein de Darty depuis des années, Off-investigation a obtenu des captures d’écran de boucles de discussion entre salariés dont certains sont visiblement bien au fait du sujet. Sur l’une d’entre elles, un des salariés évoque en effet des pratiques qu’il qualifie de « fraude » et de « blanchiment d’espèces ».

(Captures d’écran de discussions entre employés de Darty, faisant apparaître une date : décembre 2018.)

En 2021 déjà, on apprenait que plusieurs directeurs de magasins Darty avaient été licenciés avant d’être mis en examen pour « blanchiment aggravé en bande organisée » et « association de malfaiteurs ». Se confiant à Mediapart, certains de ces responsables avaient déjà dénoncé un « système d’entreprise ». « Mes clients étrangers achetaient à Paris et revendaient en Afrique. Personne n’achète 80 téléphones pour ses besoins personnels ! », avait témoigné l’un d’entre eux auprès du média d’investigation qui avait obtenu à l’époque des documents en ce sens. « De Boulogne à Lens, du Havre à Nice en passant par Marseille, des dizaines de nouvelles transactions en cash établissent désormais ces pratiques, au-delà de la région parisienne », avait notamment rapporté le journaliste Nicolas Vescovacci dans Mediapart.

Habitué des médias – il était encore interviewé ces derniers jours dans Le Figaro –, Alexandre Bompard n’est étrangement jamais mentionné dans le dernier numéro de Zone Interdite… Et ce, malgré l’alerte lancée sous sa présidence. Prudence vis-à-vis de celui qui est désormais le PDG de Carrefour, annonceur et partenaire privilégié de la chaîne M6 ? Contactée, la chaîne n’a à ce jour pas donné suite à notre sollicitation.

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