Exclusif | Atos a dépensé plus de 700 millions d’euros en conseils externes sur trois ans, selon des documents internes consultés par Off Investigation. Parmi les bénéficiaires, un influent cabinet d’avocats parisien impliqué dans la restructuration du groupe. Après de récentes fuites sur ce recours considérable aux cabinets de conseil, la direction pourrait envisager de réduire la voilure, selon une source.
Plus de 700 millions d’euros* : c’est la somme qu’a dépensée le géant français de l’informatique Atos auprès de cabinets externes au cours des trois dernières années, selon des documents internes auxquels Off Investigation a eu accès. En tête de liste, on retrouve notamment le cabinet de conseil McKinsey ainsi que le cabinet d’avocat Darrois, qui a travaillé sur la restructuration, fraîchement bouclée, du groupe. La direction d’Atos pourrait envisager un ajustement stratégique qui pourrait inclure une réduction de la collaboration avec ces cabinets de conseil, selon une source qui souhaite préserver l’anonymat. Contacté à ce sujet, Atos n’a à ce stade pas commenté cette orientation stratégique.
L’entreprise a franchi une nouvelle étape le 2 décembre en annonçant avoir bouclé son augmentation de capital à hauteur de 233 millions d’euros, un montant apporté à plus de 70 % par ceux que Didier Moulin, délégué syndical (CGT) central Atos-Eviden, aime qualifier de « créanciers-propriétaires ». Ces derniers ont d’ailleurs été invités ce 12 décembre à participer à de nouvelles augmentations de capital qui leur sont réservées (Boursorama). Fruit du travail de nombreux cabinets auxquels Atos a fait appel, une bonne partie de la somme levée va, finalement, leur revenir. Selon une note d’opération discrètement publiée par Atos, les dépenses relatives à la restructuration sont estimées à 168 millions d’euros, dont 30 millions ont déjà été payés.
Dans le cadre de sa restructuration, Atos a fait appel à deux banques (Rothschild & Cie et Perella Weinberg Partners), au cabinet d’avocats Darrois Villey Maillot Brochier et à deux experts financiers (Accuracy et Finexsi), détaille Le Monde dans un article paru le 2 décembre. « Orpea, Casino, Atos… À chaque fois, on retrouve les mêmes conseils, les mêmes banquiers d’affaires, les mêmes avocats, les mêmes administrateurs judiciaires. Tout ce petit monde s’entend à merveille et s’enrichit sur le dos de tous les autres », expliquait à Médiapart un connaisseur du dossier, dénonçant l’entre-soi qui règne dans le « petit monde » parisien. Rappelons que le cabinet Darrois avait travaillé sur le plan de scission de groupe, décidé en 2022 puis finalement avorté, et qui aura coûté 700 millions d’euros en deux ans.
Interrogé par Off Investigation, Atos affirme que le coût de la restructuration « est un ordre de grandeur tout à fait usuel pour ce type d’opération financière de grande ampleur » et estime qu’il faut mettre ce chiffre en regard, entre autres, « de l’apport de nouvelles ressources longues de 1,75 milliards d’euros ». Atos rappelle qu’il s’agit de frais de cabinets d’avocats et de banques d’affaires, « indispensables pour mener à bien toute restructuration financière ». Cette somme reflète tout de même l’inflation des frais de restructuration, aujourd’hui façonnés par les standards américains. Mais surtout, elle ne correspond pas aux chiffres inscrits dans des documents internes que nous avons obtenus. Ces fichiers informatiques ont été récupérés par un salarié qui a fait un signalement au parquet de Paris. Conseillé par l’avocate Sophie Vermeille, ce dernier sollicite le statut de lanceur d’alerte, précise La Lettre dans un article publié le 9 décembre.
Nom de code ? "D'Artagnan". La Lettre a eu accès à un dossier qui révèle les méga factures d'honoraires versés par Atos aux cabinets d'avocats d'affaires comme Darrois et Baker & McKenzie.https://t.co/9b95IAX4qm
— LA LETTRE (@lalettre_fr) December 9, 2024
Darrois, Rothschild & Cie, Baker and McKenzie…
D’après les documents internes auxquels Off Investigation a pu avoir partiellement accès, les dépenses liées uniquement au cabinet d’avocats Darrois Villey Maillot Brochier s’élèvent à plus de 16 millions d’euros, payés entre le 1er janvier et le 31 octobre 2024, les mois de novembre et décembre n’étant pas inclus. En ajoutant Rothschild & Cie et Perella Weinberg Partners, la somme atteint près de 28 millions d’euros, sans compter les sommes versés aux cabinets de conseil – dont Baker and McKenzie, nous y reviendrons – ayant contribué à cette restructuration. Interrogés par Off Investigation, le cabinet Darrois n’a pas répondu à nos questions et Rothschild & Cie n’a pas souhaité faire de commentaires.
Le cabinet Darrois est monté en puissance auprès d’Atos depuis 2022 : des factures pour 4,5 millions en 2022, puis 10,6 millions en 2023. Pourtant, comme le rappelle La Lettre, et selon la Radiographie des cabinets d’avocats d’affaires établie chaque année par Caura Barszcz de Juristes_associés, Darrois a réalisé 101 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023, se plaçant ainsi à la 17e place seulement du classement des cabinets d’affaires, loin derrière Fidal (282 millions d’euros), EY (252 millions d’euros) et Bredin Prat (198 millions d’euros). Nous nous posons de ce fait la même question que nos confrères : « Comment expliquer une telle prépondérance de ce cabinet parmi les très nombreux conseils du groupe ? »
« Un cabinet d’avocats ne communique jamais sur la nature des missions qu’un client lui confie »
Dans la liste des conseillers d’Atos pour sa restructuration dans le département légal, on retrouve notamment aux côtés du cabinet Darrois le cabinet Baker and McKenzie, épinglé en 2021 par les Pandora Papers qui ont révélé que cette entreprise américaine avait aidé des entreprises et des individus fortunés à créer des structures offshore complexes, facilitant ainsi l’évasion fiscale et la dissimulation de richesses. Le cabinet avait alors été décrit comme un « architecte et pilier » du système offshore mondial. Toujours selon les mêmes documents, près de neuf millions d’euros ont été versés au cabinet Baker and McKenzie entre le 1er janvier et le 31 octobre 2024. Nous avons contacté Baker and McKenzie pour connaître la nature des projets de collaboration avec Atos – ils sont notamment listés en tant que conseillers pour les projets de restructurations et pour des projets de fusions et acquisitions. Le cabinet nous a transmis la réponse suivante : « Un cabinet d’avocats ne communique jamais sur la nature des missions qu’un client lui confie, ni sur ses honoraires, puisque cela reviendrait à enfreindre son obligation déontologique de confidentialité ».
« Racket organisé » ? McKinsey et Ernst & Young se frottent les mains
Au-delà des cabinets d’avocats et des banques d’affaires, figurent dans la longue liste des collaborateurs d’Atos de nombreux cabinets de conseil. Pour l’aide précieuse de tous ces cabinets, le groupe, pourtant en déconfiture depuis de nombreuses années, a versé entre le 1er janvier et le 31 octobre 2024 près de 210 millions d’euros, selon les documents internes que nous avons consultés. Fusion et acquisition, restructuration, contentieux, marketing et communication, finance… Les objets des projets sont divers. Les documents révèlent des dépenses similaires pour l’année 2022, et plus de 290 millions dépensés auprès des cabinets en 2023. La plus grosse part du gâteau revient aux cabinets McKinsey, avec près de 85 millions d’euros, et Ernst & Young, avec plus de 90 millions d’euros.
💥ATOS : FUITE D’ACTIFS FRANÇAIS VERS LES PAYS-BAS
— Off Investigation (@Offinvestigatio) November 1, 2024
👉En pleine restructuration du groupe 🇫🇷, cette fuite de capitaux souligne le paradoxe de l'UE 🇪🇺 en matière de lutte contre l’évasion fiscale.
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Comment expliquer qu’un groupe en telle difficulté et qui représente indéniablement un enjeu de souveraineté et d’intérêt national (rappelons qu’Atos est un gros fournisseur de la sphère publique : nos cartes vitales, les logiciels des compteurs Linky, le système de régulation de la SNCF, la gestion des services de la CNAM, de l’Urssaf ou encore de FranceConnect…) puisse réussir à sortir de telles sommes pour des cabinets extérieurs ? « On aurait pu soit s’en passer », en utilisant les ressources humaines internes à l’entreprise, soit « prendre des cabinets moins prestigieux », estime la source qui nous a permis d’avoir accès à certains documents. Selon notre interlocuteur, ce système, qu’il qualifie de « racket organisé », pourrait contribuer à expliquer la chute d’Atos qui, reposant sur des cabinets indépendants qui ne se coordonnent pas, manque d’un capitaine pour tenir le cap.
« Le conseil nous a mis dans une spirale de défaillance économique, Atos a été la vache à lait des cabinets de conseil », regrette aujourd’hui auprès d’Off Investigation Didier Moulin, délégué syndical (CGT) central Atos-Eviden. « C’est révoltant de voir les dépenses en conseil mentionnées et de voir le résultat sur l’entreprise, on n’est plus dans une vision stratégique et industrielle, on est dans une vision purement financière dictée par les créanciers-propriétaires qui veulent récupérer au plus vite leur mise », fustige-t-il.
Pour mémoire, alors que l’ex-ministre de l’Économie Bruno Le Maire a prêté 50 millions d’euros à Atos en début d’année afin de permettre à l’entreprise de passer l’épreuve des JO (La Lettre, mai 2024), le groupe a récemment validé le transfert d’une part de ses actifs vers les Pays-Bas, pays réputé pour ses avantages fiscaux, comme le révélait le 24 octobre le blog Atos.bourse, spécialiste de la longue valse qui a débuté dans l’entreprise il y a une dizaine d’années maintenant. Commentant ce choix en pleine restructuration d’Atos, Arnaud Montebourg (ministre de l’Économie de 2012 à 2014, sous François Hollande) fustigeait encore plus récemment une tentative d’« de faire échapper la revente des morceaux d’ATOS au contrôle des investissements étrangers ». Selon lui, « [l’Etat] aurait dû intervenir depuis longtemps, par des investissements directs et avisés, soit en facilitant des partenariats public-privé, soit en mettant sur la table des commandes de souveraineté, pour obtenir le changement d’une gouvernance défaillante et fautive ».
*par mesure de précaution, nous avons considéré l’ensemble des montants détaillés dans les documents auxquels nous avons eu accès et mentionnés dans ce texte en TTC, et en avons déduit la TVA
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