Guerre Carrefour Casino
Petits meurtres entre ennemis

A gauche : Alexandre Bompard, PDG de Carrefour depuis 2017 ; à droite : Jean-Charles Naouri, ex-PDG de Casino  | Off Investigation

En guerre depuis 2018, Carrefour et Casino se retrouvent unis dans la tourmente. Tandis que Casino et son ex-état-major croulent sous les mises en examen, Carrefour est attaqué par un fonds d’investissement activiste. Derrière les enjeux financiers de la grande distribution, se cache une guerre de réseaux sur fond de batailles d’actionnaires.

Que se passe-t-il dans la grande distribution française ? A quelques jours d’intervalle, Carrefour et Casino se sont retrouvés sur le banc des accusés. Au sens propre pour Casino. On apprenait en effet début mars que l’ex-PDG du groupe, Jean-Charles Naouri, ainsi que d’anciens cadres dirigeants, seront jugés en octobre prochain à Paris pour manipulation de cours en bande organisée et corruption privée active.

Quelques jours plus tard, c’était au tour de Carrefour de se trouver cloué au pilori. Le 10 mars, le tout nouveau fonds d’investissement activiste Whitelight Capital publiait une lettre ouverte pour dénoncer la « franchisation massive » du groupe et appelait les actionnaires à se saisir du problème. 

Si en apparence rien ne semble lier ces deux évènements, il s’agit pourtant de deux épisodes de la même saga.

Sauver le soldat Carrefour

Pour comprendre ce qui se joue, il faut remonter à 2018. L’évolution des modes de consommation, la concurrence d’Amazon et la désaffection des Français pour les hypermarchés mettent les distributeurs à rude épreuve. A commencer par Carrefour et Auchan, très dépendants des hypers, dont les parts de marché reculent douloureusement.

Et qui dit ventes en berne, dit investisseurs mécontents. Si la famille Mulliez, propriétaire d’Auchan, fait le dos rond en attendant des jours meilleurs, chez Carrefour, coté au CAC40, c’est le branle-bas de combat. L’action a perdu les trois quarts de sa valeur depuis 2007 ! Ce qui irrite passablement les trois premiers actionnaires du groupe, à savoir la famille Moulin (propriétaire des Galeries Lafayette), Bernard Arnault (LVMH) et le magnat brésilien de la grande distribution Abilio Diniz aujourd’hui décédé. Ils détiennent alors respectivement 12,9% (Moulin), 8,8% (Arnault) et 7,8% (Diniz) du capital de Carrefour et voient la valeur de leur investissement fondre comme neige au soleil.

L’affaire est prise très au sérieux par le conseil d’administration du groupe, dont Bernard Arnault, Abilio Diniz et Philippe Houzé (président du groupe Galeries Lafayette et époux de l’héritière Moulin) sont membres.

Alexandre Bompard entre en scène

C’est ici qu’entre en scène Alexandre Bompard, nommé PDG de Carrefour un an plus tôt, en 2017. Sa nomination a été imposée par le trio Houzé / Arnault / Diniz. Ex PDG de FNAC-Darty, ce proche d’Alain Minc, surnommé « Bébé Minc » par ses amis comme ses détracteurs, fait figure de sauveur. En coulisses, son mandat est limpide : pour relancer le cours de l’action, il faut se rapprocher d’un concurrent. Comprendre, lancer une OPA.

La cible est toute trouvée : Casino. Le groupe possède de sérieux atouts comme ses magasins de proximité, la pépite Monoprix, l’enseigne Cdiscount (alors numéro 2 en France derrière Amazon), et une forte présence à l’international.

C’est sûr, se disent les actionnaires de Carrefour et leur nouveau PDG, mettre la main sur Casino permettra de devenir un mastodonte capable de faire face aux mutations de la grande distribution. Et fera le bonheur des trois premiers actionnaires qui lorgnent les bijoux de famille de Casino.

La vengeance est un plat qui se mange froid

De vieilles rancœurs humaines sont également en jeu. A commencer par Philippe Houzé qui ne digère pas que Casino ait fait main basse sur Monoprix en 2012 alors que l’enseigne était le fleuron des Galeries Lafayette qu’il dirige. Vouant une haine tenace à Jean-Charles Naouri, dont il a autrefois été l’allié, Philippe Houzé ne désespère pas de ramener Monoprix dans le giron des Galeries Lafayette. Il sait aussi pouvoir compter sur Bernard Arnault, réputé ouvert à un co-investissement dans Monoprix.

Abilio Diniz a alors lui aussi une revanche à prendre sur Casino et son patron. Il a commis l’erreur de faire confiance à Jean-Charles Naouri. Et en retour, ce dernier l’a dépossédé du groupe de grande distribution GPA, fondé par son père dans les années 1950 et devenu numéro un de la grande distribution au Brésil sous la houlette des Diniz.

Depuis, l’homme d’affaires brésilien n’a jamais cessé de convoiter GPA. Et plus encore depuis qu’il en a été éjecté par Naouri en 2013. Bonne nouvelle, en cas de rapprochement avec Carrefour, Casino serait contraint d’abandonner GPA pour des raisons d’antitrust.

Casino est alors – nous sommes en 2018 – plus vulnérable que jamais. Ployant sous une dette colossale, le groupe est la cible de vendeurs à découvert qui spéculent à la baisse sur le titre. Approchés par Carrefour via Alain Minc, Casino et Naouri font de la résistance. Ils publient une fin de non-recevoir à toute tentative de rapprochement dans un communiqué cinglant en septembre 2018.

Communiqué du groupe Casino, 24 septembre 2018.

La chute de Jean-Charles Naouri

C’est à cette période que se situent les faits de manipulation de cours qui seront jugés en octobre prochain. Alors que Jean-Charles Naouri est cerné de toutes parts, sous la pression de fonds vautour et avec Carrefour en embuscade, il est soupçonné d’avoir payé l’éditeur de presse Nicolas Miguet pour défendre artificiellement le cours de l’action. Avec la complicité de son ancien état-major, constitué d’ex-caciques de la Sarkozie.

C’est par exemple le cas de Franck-Philippe Georgin, le puissant et discret secrétaire général de Casino à l’époque qui avait été l’une des têtes pensantes de Nicolas Sarkozy à la présidence des Républicains pour la présidentielle de 2017 (l’ancien président avait finalement été « coiffé au poteau » par François Fillon à la primaire de la droite, en novembre 2016).

Selon son entourage, l’ancien PDG de Casino est intimement convaincu d’avoir été victime d’une cabale orchestrée par Carrefour, et en premier lieu par le Brésilien Abilio Diniz. Il en tient pour preuve l’intérêt des vendeurs à découvert pour Casino dont les analyses financières étaient très centrées sur le Brésil. Il le soupçonne même d’avoir coalisé autour de lui tous ceux qui souhaitaient la chute de Casino, par vengeance ou opportunité. Comme Philippe Houzé, avec qui Diniz siégeait au conseil d’administration de Casino et dont ils ont été éjectés en même temps par Jean-Charles Naouri, avant de se retrouver ensemble chez Carrefour.

Accusé de paranoïa par ses détracteurs, Jean-Charles Naouri n’a jamais été en mesure de prouver ses soupçons, aussi crédibles soient-ils. Et ce, même s’il a obtenu qu’Alexandre Bompard et son ancien conseil chez Lazard, Matthieu Pigasse, soient entendus comme témoins au cours de l’enquête. Les deux hommes ont notamment été interrogés sur la tentative de rapprochement forcée entre Carrefour et Casino en 2018.

L’arroseur arrosé

Si les ennuis judiciaires s’amoncellent aujourd’hui sur la tête de Jean-Charles Naouri et que le groupe Casino est en cours de démantèlement, voilà que Carrefour se retrouve à son corps défendant dans le rôle de l’arroseur arrosé. Le groupe dirigé par Alexandre Bompard est à son tour ciblé par des activistes financiers ! Et le cours de l’action Carrefour est en berne, revenu à son niveau de 2018.

Ironie du sort, Carrefour n’a pas réussi à tirer profit du démantèlement de Casino, qui l’a au contraire affaibli au profit d’Auchan et d’Intermarché. Comme un pied de nez, ces derniers viennent d’annoncer le lancement d’une centrale d’achat commune qui relèguera Carrefour au troisième plan. 

S’ajoute à cela, ainsi qu’au fiasco Casino, des rapprochements avortés avec le Canadien Couche-Tard, puis avec Auchan. De guerre lasse, Bernard Arnault a plié bagage et est sorti du capital de Carrefour en 2021 avec une moins-value record. La famille Moulin a réduit sa participation l’année dernière et Abilio Diniz est décédé en février 2024.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’offensive du fonds Whitelight Capital, fondé en mars 2024 par l’ancien analyste Kevin Romanteau. Ce dernier attaque Carrefour sur sa stratégie du développement à outrance du nombre de franchisés. Hasard de calendrier ? La demande intervient alors que plusieurs supérettes franchisées Casino ont rejoint en janvier Carrefour.

S’il s’agit de la première campagne activiste menée par Whitelight Capital, Kevin Romanteau n’en est pas à son coup d’essai. Spécialiste de l’activisme actionnarial, il indique sur son profil LinkedIn avoir été, entre 2018 et 2019, chercheur pour Droit et Croissance, le think tank fondé par l’avocate Sophie Vermeille.

Surprise, cette dernière défend les actionnaires et activistes étrangers qui ont spéculé contre Casino en 2018. Elle est en outre la bête noire de l’ancien PDG Jean-Charles Naouri à qui elle réclame 31,8 millions d’euros

Décidément, le monde de la grande distribution est petit et l’on aime s’y entretuer.

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