Congrégation du Bon Pasteur : le « Bétharram » des filles placées

De gauche à droite : Yolande, Eveline, Marie-Christine, anciennes pensionnaires de la Congrégation du Bon Pasteur | Photomontage Off Investigation

Après l’affaire Bétharram, la Congrégation Notre Dame de la Charité du Bon Pasteur est sur la sellette. Fondée en 1835 pour « rééduquer les filles difficiles » et aujourd’hui implantée dans 74 pays, elle est accusée par d’anciennes pensionnaires de « travail forcé », de « viols médicaux » ou encore d’humiliations répétées. Elles ont écrit à François Bayrou qui ne leur a pas répondu à ce jour.

Fondée à Angers en 1835 par la religieuse Marie Euphrasie Pelletier pour « rééduquer les filles difficiles » dans une « mission moralisatrice et rédemptrice », et actuellement représentée par Sœur Marie Luc Bailly, la Congrégation Notre Dame de la Charité du Bon Pasteur a géré pendant plus d’un siècle et demi de nombreux établissements en France et dans d’autres pays (Pays-Bas, Espagne, Irlande, Canada ou encore Australie). Autoritaires et humiliantes, leurs méthodes ont laissé de lourdes séquelles chez celles qui y ont été placées, enfants, contre leur volonté.

À l’heure où l’affaire Bétharram refait surface et qu’une commission d’enquête parlementaire se penche « sur les modalités du contrôle par l’Etat des violences dans les établissements scolaires », plusieurs victimes des établissements du Bon Pasteur ont accepté de témoigner pour Off Investigation.

Un combat pour faire reconnaître des violences institutionnelles

Longtemps réduites au silence, d’anciennes pensionnaires ont créé en 2021 l’Association des Filles du Bon Pasteur. Depuis 2008, elles recensent des témoignages sur des forums et des pages Facebook. Leur démarche vise à faire reconnaître les violences institutionnelles qu’elles ont subies, leurs souffrances et le travail forcé auquel elles ont été soumises, sous la coordination de l’État et de la Congrégation.

C’est dans ce contexte qu’Eveline Le Bris, présidente de l’association, et Marie-Christine Vennat, sa trésorière, sillonnent la France depuis plusieurs années. Le Jeudi 20 Mars 2025, avec d’autres collectifs, Eveline Le Bris a été auditionnée dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire sur les violences scolaires. Elle y a notamment évoqué une pensionnaire « mangée par des chiens », avant de préciser qu’il s’agissait de « morsures », comme nous le verrons plus tard.

L’historien David Niget, qui a co-écrit le livre « Cloîtrées » (mai 2024, Presses Universitaires Rennes), a longuement étudié les archives de la maison mère de la congrégation, à Angers, sur ce dossier. Contacté par nos soins, il confirme que les violences institutionnelles étaient omniprésentes au sein des établissements du Bon Pasteur. « Même si les inspections du ministère de la Justice condamnaient parfois certains excès, elles ne remettent pas en cause le système des internats de rééducation avant les années 1970. En ce qui concerne les violences paroxystiques, celles dont témoignent aujourd’hui les survivantes des institutions, les archives demeurent silencieuses. Pour les historiens, les témoignages directs des survivantes sont essentiels et viennent compléter les recherches. » David Niget salue le travail de collecte de l’association des filles du Bon Pasteur et reconnait que « c’est une tâche extrêmement difficile que de porter cette parole collective, car les attentes sont nombreuses. Le traumatisme vécu a pu aussi entraîner l’oubli de certains faits, qui refont surface aujourd’hui avec une grande intensité. »

Couverture du livre « Cloîtrées » (mai 2024, Presses Universitaires Rennes)

Convaincu de la nécessité d’« infléchir l’action gouvernementale », David Niget critique néanmoins la méthode de l’actuelle commission d’enquête parlementaire sur les violences scolaires: « Il est crucial de recueillir ces témoignages dans des conditions respectueuses, en garantissant confidentialité, en s’inscrivant dans la durée et en prenant soin des personnes qui font preuve d’un courage exceptionnel en témoignant. Je ne pense pas que la Commission d’enquête parlementaire réunisse actuellement ces conditions. »

160 ans de maltraitances

Dès le début du XIXème siècle et jusque dans la fin des années 1970, le manque de structures publiques permet au secteur privé de s’imposer dans le système de placement de mineurs (en 1948, il n’existe que deux internats publics pour filles et 98 œuvres privées). La congrégation du Bon Pasteur deviendra ainsi le principal réseau de prise en charge de mineures en difficulté. Des milliers de jeunes filles ont séjourné dans ses couvents, au statut de maison de correction. En 1968, les historiens en recensent quarante trois. Les investissements de l’Eglise dans ces cloîtres, grâce aux subventions et au travail des pensionnaires, arrangeaient bien l’Etat.

Ce sont des lois progressistes sur la protection de l’enfance, l’avortement, la contraception, la majorité à 18 ans, l’allocation de parent isolé ou encore l’aide personnalisée au logement, qui amènent à l’obsolescence des structures du Bon Pasteur. La dernière ferme en 1998 à Saint Yrieix (Haute-Vienne).

François Bayrou interpellé par d’anciennes pensionnaires

Suite aux révélations des violences survenues à l’institut Notre-Dame de Bétharram, dans les Pyrénées-Atlantiques, les Filles du Bon Pasteur ont interpellé le chef du gouvernement François Bayrou dans un courrier envoyé le 19 février 2025. « Monsieur le Premier ministre, connaissez-vous les mitards, leur odeur, l’humiliation extrême ? », peut-on lire dès la première ligne.

« Nos souffrances sont à prendre en compte, le temps presse, nous sommes âgées et même très âgées pour certaines. »

Eveline Le Bris, présidente de l’association des Filles du Bon Pasteur

Dans ce courrier adressé à François Bayrou, et que Off investigation publie en exclusivité, l’association relate l’histoire d’établissements du Bon Pasteur où étaient envoyées des filles dès l’âge de six ans, souvent jusqu’à leur majorité, « avec la complicité de juges pour enfants tout puissants ». « Dans ces maisons de correction s’entassaient : les filles violées, les victimes d’incestes, les filles victimes de proxénètes, les cheffes de bandes, les mamans célibataires souvent engrossées par des patrons indélicats », peut-on lire dans ce courrier.

Signataire de la missive, Eveline Le Bris demande au Premier ministre « la levée des prescriptions » ainsi que « la création d’une commission d’enquête administrative opérationnelle et indépendante de l’Eglise ». Elle conclut : « Nos souffrances sont à prendre en compte, le temps presse, nous sommes âgées et même très âgées pour certaines. »

Lettre adressée à François Bayrou par l’association les Filles du Bon Pasteur, suite aux révélations des violences de Bétharram, le 19 février 2025.

Lors de son audition à l’Assemblée nationale, le 20 mars dernier, Eveline Le Bris réitèrait les demandes de l’association : « On veut des excuses sincères gouvernementale et religieuse, et ne recommencez pas. » Auprès d’Off Investigation, Marie-Christine Vennat précise : « Aujourd’hui on veut nos points retraite et une mutuelle santé à vie pour les filles qui ont été esquintées »

Déjà, le 6 décembre 2022, elles avaient été reçues par le cabinet d’Éric Dupont-Moretti, ministre de la Justice. Claire-Marie Casanova, sa collaboratrice, avait alors refusé la présence de Me Yasmina Belmokhtar, du cabinet Frank Berton, l’avocate de l’association. Eveline et Marie-Christine avaient dû défendre seules leurs mémoires, place Vendôme : « 300 témoignages sont sur le bureaux de notre avocate. »

Le 14 décembre 2022, suite à des premiers témoignages alarmants, la congrégation avait initié une « commission d’enquête indépendante » présidée par Christian Philip, ancien recteur d’académie et député UMP du Rhône (2002 – 2007). À ce jour, elle n’aurait pas encore rendu la moindre conclusion.

Contactée par Off investigation à ce sujet, la Congrégation nous précise : « Un pré-rapport [transmis] à la congrégation en février 2024, n’a pas été rendu public car il nécessitait un complément de recherches et d’analyses. » Notre interlocutrice impute « principalement » ce manque au « refus de l’association des filles du Bon Pasteur de répondre positivement aux sollicitations. » De leur côté, Marie-Christine et Eveline insistent sur le fait que le libre arbitre des autres membres de l’association doit être respecté. En outre, dans les archives, les victimes se comptent par milliers et elles ne sont pas toutes dans l’association.

Une manifestation des Filles du Bon Pasteur, le 15 Septembre 2022 à Angers. Françoise Bardoulat (avec un haut gris) est décédée le 16 avril 2024.

Le 16 novembre 2024, l’association des Filles du Bon Pasteur a été invitée à un rassemblement à Paris, devant la Conférence des évêques de France, par le collectif « La parole aux actes », aux côtés des collectifs « Betharram » et « Mouv’enfants ». Christel Bardoulat, fille de victime, et son père Christian racontent : « Nous étions à la manifestation, mon père et moi, afin de poursuivre le combat de ma maman, décédée le 26 avril. Elle a toujours été bien décidée à se battre […] afin de faire reconnaître les maltraitances subies par les pensionnaires de ces établissements dont elle a fait partie et il était donc logique que nous soyons présents pour la représenter. Nous étions présents et nous continuerons à supporter l’action des filles du Bon Pasteur. »

En février 2025, face à des purges d’archives organisées par la maison-mère d’Angers (purges dont témoignent les historiens ayant étudié le dossier et que nous avons contactés), l’association a créé son propre fond d’archives privées pour protéger la mémoire des anciennes pensionnaires en France.

À l’international, des démarches ont déjà abouti à des réparations. En 2013, l’État irlandais a en effet demandé pardon aux victimes, connues sous le nom des « Magdalene » et indemnisé les survivantes. Aux Pays-Bas, 19 victimes ont poursuivi la Congrégation en Justice pour « travail forcé ». Elles ont obtenu une indemnisation de 5 000 euros, des excuses de la Congrégation ainsi que du gouvernement, mais aussi un monument commémoratif.

Monument du Bon Pasteur à Velp (Pays-Bas) réalisé par l’artiste Harry de Leeuw. Le texte : « Appelez-moi, confirmez mon existence », a été écrit par d’anciennes pensionnaires. Source : dialogicsofjustice.org

Des placements forcés au nom de « la vertu féminine »

Au fil des années, les circonstances de placement au sein des instituts du Bon Pasteur ont évolué, mais ses structures ont toujours été présentées à la fois comme des maisons de correction et des maisons de sauvegarde de l’enfance. L’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante a créé les juges pour enfants. Puis, l’ordonnance du 23 décembre 1958 relative à la protection de l’enfance, leur a conféré plus de pouvoir au civil. Imprégné de l’obsession d’une vertu féminine en péril, le système de justice des mineurs a envoyé de nombreuses jeunes filles au Bon Pasteur après guerre.

L’historienne Béatrice Scutaru observe que dans les années 60, le nombre de jugements prononcés au titre de cette ordonnance augmente fortement et rapidement : « Près de 20 000 en 1960 et déjà environ 38 000 en 1964. » Doctorante en anthropologie à l’université de Toulouse, Hanan Sfalti constate que dans l’écrasante majorité des cas, « ce sont les défaillances morales des jeunes filles qui inquiètent les institutions bien davantage que leurs actes illégaux. » 

Un signalement de l’école, un voisin, un parent ou encore une condamnation pour un délit (souvent un vol) suffisaient à déclencher une enquête sociale. Celle-ci était suivie d’un placement en observation, avant d’envoyer, bien souvent, les filles en question au Bon Pasteur.

Des victimes traquées, des voix longtemps ignorées

Les mineures qui tentaient d’échapper aux violences étaient poursuivies, arrêtées par la Police et jugées comme « fugueuses ». En témoigne l’histoire de Mireille, recueillie par Hanan Sfalti : « Lorsqu’elle perd son emploi, elle est mise à la porte par sa famille. Retrouvée par la gendarmerie et considérée comme fugueuse, elle est placée au Bon Pasteur en 1968 pendant huit mois ».

L’historien David Niget ajoute : « Je peux affirmer que la parole des jeunes violentées existe depuis bien longtemps. Dans les archives des années 50, les jeunes femmes parlent d’inceste, de viols subis, mais personne ne les entend : ni les juges, ni les travailleurs sociaux, ni même les psychologues ou les psychiatres. » 

Les victimes enceintes de leur agresseur, devenaient « filles-mères » et donc un danger pour l’ordre moral. Jusque dans les années 70, les services sociaux privilégient l’éloignement voire la rupture avec leurs familles. L’Eglise continue également de conseiller les méthodes de ces couvents pour la « préservation des filles » ou pour les « redresser ».

Marie-Christine Vennat, entrée dans un établissement du Bon Pasteur à 14 ans. Sur son dossier, on peut lire : « Fréquente assidûment un petit algérien de 14 ans et paresseuse. ». Originaire de Nantes, elle aimait écouter du rock n’roll sur la platine de son ami dont les parents primeurs lui offraient des clémentines. (Photographie Lucie Savoie)

Dans les archives conservées à Angers, étudiées par Béatrice Scutaru, les mineures ont souvent été décrites par les services de l’époque comme « caractérielles » voire « débiles ». Les assistantes sociales, qui avaient peu de moyen et de temps, les qualifiaient souvent d’aguicheuses dans leurs rapports d’observation. Ces figures d’autorité, souvent issues de la petite bourgeoisie, tiraient des conclusions pétries de stéréotypes de genre et de classe, étayées par les rumeurs de l’entourage.

Mères et filles culpabilisées

Si les mères des jeunes filles dénoncées étaient accusées de négliger les tâches domestiques, on leur reprochait alors une négligence éducative. Si elles étaient soignées, c’est qu’elles voulaient manipuler les services sociaux. Suspectées d’adultère, leurs filles étaient « en péril » avec un « risque de prostitution ou de grossesse ».

Tandis que les pères absents étaient eux, présentés comme des « hôtes fatigués » sur les épaules desquels l’éducation des filles ne devait pas reposer. L’autorité du père était réduite à un outil nécessaire pour prévenir des « déviances sexuelles », dont les services de protection des mineures soupçonnaient les adolescentes. La justice des mineures a longtemps fonctionné comme une justice de classe calquée sur un modèle genré. Elles subissaient les conséquences du regard bourgeois et misogyne d’adultes projetant la bonne éducation sur celle d’une structure familiale nucléaire, soumise aux mêmes codes que celle de l’Eglise.

Le juge se substituait au père, les assistantes sociales et les sœurs remplaçaient la mère. Pour la Justice c’était un placement pratique et rentable mais l’efficacité était questionnable. L’étiquette « BP » (Bon Pasteur) est un stigmate social. Après des années d’enfermement, les filles étaient vulnérables. A la sortie, au mieux, elles tombaient entre les mains d’un homme qu’elles épouseraient sans conviction, au pire c’était la rue, voire la prostitution. Atteintes d’amnésie traumatique, beaucoup d’entre elles parlent de perte d’estime de soi, de claustrophobie, de TOC, de multiples séjours en maison de repos, de troubles du comportement alimentaire et diverses addictions.

Yolande, ancienne pensionnaire du Bon Pasteur. « A 23 ans j’ai fait une tentative de suicide, ce n’est pas venu tout seul. Tout est remonté. », confie-t-elle à Off Investigation. (Photographie Lucie Savoie)

Certaines déclarent n’avoir jamais rencontré de juges et ignoraient même leur existence. Elles découvrent les circonstances de leur placement lorsqu’elles récupèrent leur dossier auprès de la Congrégation. Celle-ci annonce qu’en 2024, seulement « 30 intéressées ou leurs ayants-droits ont pu consulter leur dossier. » 

Quand elles le font, c’est la sidération face à des rapports dégradants et mensongers, comportant parfois des courriers de proches qui ne leur ont jamais été remis. Au milieu d’une rhétorique carcérale et judiciaire, elles ne se reconnaissent pas. Elles se voient jugées de délits inexistants par des inconnus, alors qu’elles étaient victimes de violences psychologiques physique et/ou sexuelles.

Prisonnières, spoliées, droguées…

Jusqu’en 1965, la privation de contact avec la famille et le cloître font partie des mesures pour protéger les enfants. Les rares visites des proches se font en parloir surveillé. Des murs sur lesquels étaient disposés des tessons de bouteilles entouraient certaines bâtisses, situées en ville et mesuraient jusqu’à huit mètres.

« Quand on arrivait on nous dépouillait de tout, de nos papiers d’identité et notre argent… »

Les anciennes pensionnaires racontent toutes le même souvenir angoissant de leur entrée au Bon Pasteur, avec cette lourde porte en bois qui s’abat derrière elles : « Quand on arrivait, on nous dépouillait de tout, de nos papiers d’identité et de notre argent », nous racontent certaines victimes. Elles ont interdiction de se mettre aux fenêtres. L’uniforme est obligatoire. Puis des structures s’ouvrent à plus d’individualité. Dès leur entrée, les sœurs leur assènent qu’elles sont des pécheresses et que leur salut passera par leur « retour à Dieu » dans le silence et le travail. A Marseille, Yolande se souvient : « Elles me disaient que de toute façon j’étais mauvaise. La justice française n’a pas fait ce qu’elle devait faire […] : me protéger contre toutes les violences y compris celles des sœurs. » A Pau, Josiane a été victime de soumission chimique : « Quand je suis arrivée elles m’ont droguée au Largactil, ça m’a foutu le foie en l’air. »

Lors de son audition par la commission d’enquête parlementaire, bouleversée par l’émotion, Eveline Le Bris a évoqué la maltraitance d’une camarade, agressée par des chiens, en ces termes : « Avec les bergers allemands, on était conviées à passer dans les bosquets […]. Et quelques fois, elles (les pensionnaires, ndlr) se rataient, elles tombaient par terre, comme à Nancy, où elle a râlé toute la nuit… Et que les chiens lui ont… L’ont mangée, en fait. » Interrogée par Ouest France elle a précisé : « j’étais très émue […] j’aurai du dire “mordue”. »

« Choquée », la Congrégation annonce « une demande d’audition »

« Nous avons été profondément choquées par les faits évoqués » et « surprises » s’étonne la Congrégation qui nous annonce qu’elle « va saisir la commission d’enquête parlementaire d’une demande d’audition. »

« Après 20 h, des bergers allemands étaient lâchés dans les jardins par la sœur responsable […] impossible de sortir à cette heure-là, car les chiens étaient lâchés. »

Yvette Rolin, en stage en 1968 au Bon Pasteur de Strasbourg

D’après le témoignage l’éducatrice Yvette Rolin (« À l’ombre des hauts murs de la rééducation des filles », Cairn 28/08/2009), les faits rapportés ne sortent pas de nulle part. En stage en 1968 au Bon Pasteur de Strasbourg, elle se souvient : « Après 20 h, des bergers allemands étaient lâchés dans les jardins par la sœur responsable […] impossible de sortir à cette heure-là, car les chiens étaient lâchés. »

En cas de fugue, c’est en « panier à salade » que la police ramènait souvent les pensionnaires. Parfois elles étaient tondues, puis systématiquement envoyées au « cachot »« On avait qu’une idée c’était de fiche le camp par tous les moyens », se souvient avec effroi Jacqueline Biheu-Vimard, une ancienne pensionnaire passée par le Bon pasteur de Montbareil, à saint Brieuc, de 1967 à 1969. Après une tentative de fugue infructueuse, elle fut envoyée pour un mois au « mitard », lit rivé au sol avec un unique seau pour l’hygiène. « On était prêtes à tout pour s’enfuir, au risque de nous tuer en franchissant un mur qui était hérissé de tesson de bouteilles, mais ça ne nous décourageait pas »,

À Angers, Marie-Christine Vennat rajoute : « Tu étais toute la journée sur ta paillasse avec la bible. » D’anciennes pensionnaires ont confié à Off Investigation que certaines de leurs camarades seraient décédées suite à des chutes tragiques ou handicapées à cause d’une blessure négligée par les sœurs.

Le viol médical sous surveillance de religieuses

La congrégation du Bon Pasteur devait former de bonnes épouses dévouées, des ménagères vierges de tout péché ou des futures religieuses. Le mot d’ordre c’est : le silence. L’obsession est la préservation de la virginité. Elle était contrôlée à l’arrivée de chaque pensionnaire, lors d’une cérémonie surnommée « Grande visite » qui aurait traumatisé nombre d’entre elles.

« On peut appeler cela un viol. J’avais 14 ans. Il y avait une sœur avec lui, que les filles appelaient la sœur “guette-au-trou” »

Marie-Christine Vennat, placée au Bon Pasteur à 14 ans.

« La grande visite » qui n’est autre qu’un viol médical. Marie-Christine raconte cet examen pratiqué par un gynécologue sous la surveillance d’une religieuse : « Sans gant et sans spéculum, on peut appeler ça un viol. J’avais 14 ans. Il y avait une sœur avec lui, que les filles appelaient la sœur “guette-au-trou”. » Prétextant vérifier la santé des mineures, les médecins étaient consultés pour constater la virginité des nouvelles.

Le grand silence, oppressant, était obligatoire pendant la toilette, le travail ou dans le dortoir. Tous leurs gestes étaient épiés. Au lit, les bras devaient être visibles, le long du corps par-dessus les draps. À Dijon, en 1973, l’hygiène se résumait à « une toilette dans des lavabos en commun ». « Aux bidets je me camouflais derrière la porte à galandage », nous confie Marlène (nom d’emprunt), qui préfère garder l’anonymat. Le tout sous le regard inquisiteur des religieuses.

La « vérification des fonds de culottes »

Les sœurs pratiquaient d’autres méthodes humiliantes comme la « vérification des fonds de culottes ». « En 1974, les toilettes étaient bouchées par une serviette hygiénique. Aucune n’a voulu se dénoncer. La sœur a proposé de vérifier les fonds de culottes à l’éducatrice qui n’a rien empêché. Chacune leur tour, les filles devaient entrer dans le bureau et baisser leur culotte. J’ai refusé catégoriquement, les sœurs me connaissaient. Les autres filles étaient des nouvelles, elles devaient avoir 15 ans et c’était la rentrée », nous raconte Marlène, ancienne pensionnaire de Dijon, qui a pu quitter son établissement après cet évènement, grâce à l’abaissement de la majorité à 18 ans. Si des draps avaient été tachés, la sanction était de les faire sécher, bras en l’air à la vue de toutes.

Malgré l’arrivée timide de très jeunes éducatrices laïques, le système reste figé dans une vision pédagogique répressive avec des subventions qui s’amenuisent. « On ne comprenait pas le projet éducatif du Bon pasteur, se souvient Yvette Rolin, éducatrice au Bon Pasteur de Strasbourg dans les années 1960. On ne cherchait ni à valoriser les atouts (des pensionnaires, ndlr), ni à préparer leur sortie ».

Pascale Quincy Lefebvre, historienne, a relevé dans ses recherches un scandale survenu en janvier 1981 : au Bon Pasteur de Dijon, deux filles ont menacé une éducatrice avec un couteau pour s’évader. Une fois dehors, elles ont rapporté les maltraitances dont elles avaient été victimes au journal Libération (l’édition en question n’est à ce jour pas accessible en ligne mais les historiens que nous avons contactés nous ont confirmé son existence). Le bâtiment a été détruit en 2017.

Interrogée sur ces pratiques, la Congrégation peine à reconnaître le caractère systémique des violences sexistes et contextualise des « méthodes éducatives de l’époque ». Elle estime être « bien consciente que certaines pensionnaires [aient] mal vécu leur passage » et regrette « profondément que la relation éducative ait pu être vécue comme une forme de violence et, parfois s’accompagner d’abus de pouvoir »

Un travail forcé qui bénéficiait à de grandes entreprises, avec la complicité de l’Etat

Au plan économique, l’historien Jean-Luc Marais indique que « chaque maison étant financièrement autonome, la proportion des diverses ressources varie ». Le prix « journée » moyen de 38,20 francs (financé par différentes subventions publiques qui ont évolué au fil du temps ; selon les établissements, une pension était parfois également requise auprès des parents) était fixé par arrêté préfectoral et prenait en charge « la totalité des dépenses (nourriture, vêtement, scolarisation, soins, loisirs, pécule, logement, déplacements) ». « Ce prix intégrait la formation du personnel, les frais administratifs, une indemnité d’encadrement », explique Jean-Luc Marais. Des parents étaient tenus de payer une pension, mais les pouvoirs publics mettaient également la main à la poche : les allocations familiales étaient versées directement à l’établissement qui recevait également d’autres subventions publiques, et des dons extérieurs, sans compter le travail des mineures.

Grâce à leurs pensionnaires, les établissements de la congrégation du Bon Pasteur fournissaient en effet une main d’œuvre pas chère exploitable par l’État, l’Église et certaines entreprises privées. Les anciennes assurent avoir travaillé pour Air France, Brandt, Urgo, le cadre noir de Saumur, Valisère ou la Maison Cannelle. « [A Metz] moi j’étais aux boyaux, on mettait de la ficelle, on avait les doigts en sang », raconte par exemple Éliane. Ailleurs, c’était la blanchisserie pour l’armée. « Dans de nombreux hôtels de la ville […], du linge amidonné dégageait des vapeurs chimiques », confiait Marie-Simone à une autre ancienne pensionnaire, Michelle-Marie Bodin Bougelot, qui a publié ces témoignages dans son recueil « Enfances volées. Le Bon Pasteur, nous y étions », paru en 2009 en autoédition.

Sur ce bulletin de paie d’une pensionnaire daté de 1963, on peut voir une catégorie « salaire » mais aussi une catégorie « retenues » dans laquelle figure « amendes ». (Photographie : Lucie Savoie)

La loi de 1933 sur la surveillance des établissements de bienfaisance privés réglemente un « revenu » dont le montant minimum était fixé par le Conseil d’État. Des mineures placées depuis plus d’un an pouvaient toucher un pécule, duquel les bonnes sœurs prélevaient des amendes en cas de mauvaise conduite ou de désordre. Ancienne pensionnaire à Marseille, Yolande raconte toutefois n’avoir jamais été payée : « J’ai fait de la manutention, je n’ai jamais rien reçu de ce que j’ai fait ».

En circuit fermé, les pensionnaires dépensaient ce maigre pécule pendant les « journées magasin » organisées à l’intérieur du Bon Pasteur. Elles y acquéraient le nécessaire d’hygiène auprès de la Congrégation : savon, serviettes, brosses à dent…

Dans les années 1960, l’arrivé d’éducatrices laïques qu’il fallait rémunérer, le vieillissement des religieuses qui les rendent inactives, ainsi que la baisse des « prix journée » par fille, ont eu pour conséquence le déclin du modèle économique des maisons. La Congrégation a fait face à des difficultés financières qui expliquent en partie sa chute.

L’importance de la reconnaissance et des archives

La Congrégation explique que depuis 2021, les archives sont ouvertes « afin que chaque personne puisse mieux connaître son passé ». Encore faut-il que les anciennes pensionnaires sachent qu’elles peuvent accéder à leur dossier et comment. Un mail au service des archives des Bons Pasteurs d’Angers suffirait pour en obtenir une partie, en copie. Prudente, Marie-Christine Vennat conseille à celles qui veulent entreprendre ce travail d’introspection, d’être accompagnées. L’association se veut être un espace d’écoute et d’accueil bienveillant pour les survivantes et leurs descendants.

L’ampleur de la tâche est telle que malgré dix années dans les locaux angevins, les historiens et historiennes n’ont pu gratter que partiellement les archives et une grande partie reste à étudier. La Congrégation nous assure qu’elle « a financé pour moitié un contrat post-doctoral » et souhaite « trouver des pistes pour qu’un travail sociologique puisse aller encore plus loin. » L’invitation est donc lancée aux chercheurs et chercheuses.

Comme indiqué sur son site internet, la Congrégation est depuis 2004 une ONG affiliée à l’ONU au service des femmes et des plus démunis « présente dans 74 pays dans le monde ». La maison-mère d’Angers accueille toujours des religieuses. Le bâtiment comprend une hostellerie et un Ehpad. En 2015, un musée sur trois niveaux, à la gloire de sa fondatrice Marie Euphrasie Pelletier, a été ouvert. Marie-Christine s’y est rendue, a refusé de payer l’entrée de cette bâtisse dans laquelle on l’avait maltraitée et exploitée : « Je vais leur faire la visite moi-même au public. » À la suite de son intervention, ainsi que de démarches soutenues par d’anciennes camarades, la Congrégation a finalement concédé une petite plaque pour mentionner les souffrances des survivantes.

Une proposition de loi de Gabriel Attal qui inquiète la Défenseure des Droits

En avril 2024, Gabriel Attal, alors premier ministre déclarait : « Il y a dans notre pays des dizaines de milliers de places en internat […] vides. J’y vois une opportunité […] pour couper rapidement et efficacement un jeune de ses mauvaises fréquentations. »

Mais la loi sur la justice des mineurs qu’il a élaborée inquiète la Défenseure des Droits. Selon Claire Hédon, l’initiative de Gabriel Attal « remet en cause certains principes fondamentaux et amènerait la France à rompre avec ses engagements internationaux et en particulier la Convention internationale des droits de l’enfant. »

Pour sa part, David Niget alerte : « Il y a une focalisation très électoraliste sur la violence des jeunes, alors que le véritable problème dans notre pays réside dans les violences que les jeunes subissent. Pourtant, ce principe, ancien dans notre histoire, demeure fondamental : mieux vaut protéger un enfant que de punir un délinquant. On ne mesurait sans doute pas à quel point ces violences sont massives, les travaux de la Ciivise et de la Ciase ont contribué à les quantifier. […] Hier comme aujourd’hui, la question des droits des enfants reste cruciale en matière de prévention et de protection de la jeunesse : le droit d’être entendu, pris en considération, cru, et, in fine, protégé. Ce sont les droits qui protègent, pas l’autorité. »

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