Connaitra-t-on un jour le contenu des textos qu’Ursula von der Leyen a échangés avec le patron de Pfizer en amont d’un contrat pour l’achat de vaccins Covid, signé entre l’UE et le labo américain en mai 2021 ? Alors que la Cour de justice de l’UE a examiné le 15 novembre une demande du New York Times visant à obtenir les SMS en question, le parquet belge étudie la plainte d’un ancien lobbyiste contre la présidente de la Commission européenne.
Que reste-t-il des grandes promesses de transparence européenne ? Pas grand-chose, si l’on en juge par l’audience du 15 novembre 2024 devant la Cour de justice européenne (CJUE), qui opposait la journaliste Matina Stevi et son employeur, The New York Times Company, à la Commission européenne.
Au menu : le « SMSGate », une affaire qui porte sur des textos échangés entre Ursula von der Leyen (présidente de la Commission européenne) et Albert Bourla (PDG de Pfizer), en amont d’un contrat conclu en mai 2021 entre l’UE et le laboratoire américain, pour l’achat de 1,8 milliard de doses de vaccin contre le Covid. Les multiples demandes pour connaître le contenu de ces SMS sont pour l’heure restées vaines. Pour rappel, après deux commandes déjà passées par Bruxelles auprès du géant pharmaceutique américain, il s’agissait du plus important contrat jamais négocié par l’Union européenne avec une entreprise privée : 35 milliards de dollars pour 1,8 milliards de doses – soit un prix à l’unité qui passait alors de 15,50 € à 19,50 € (Blast, mai 2023). Comme le révélait à l’époque la presse économique américaine, l’objectif était de permettre au géant pharmaceutique de vendre à l’Union européenne 70 millions de doses de vaccins par an jusqu’en 2026 (Financial Times, avril 2023).
(Tableau issu d’un rapport de la cour des comptes européenne, publié en 2022.)
Ce contrat allait-il contraindre les États membres de l’UE à payer jusqu’en 2026 des doses dont certaines pourraient ne pas être livrées ? La question fut à l’époque anticipée par l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi. Avant son décès le 29 novembre 2023 à Bruxelles à l’âge de 70 ans, elle fut une figure politique très contestataire vis-à-vis de l’opacité des tractations entre la Commission européenne et l’entreprise Pfizer. A la suite des interrogations suscitées par la signature de ce carnet de commandes sur plusieurs années, la Commission européenne écrivait, dans un communiqué daté de mai 2023, qu’« après le paiement d’un droit, les doses initialement prévues dans le cadre du contrat seront converties en commandes facultatives ».
« Comment l’Europe a conclu un accord avec Pfizer pour des vaccins, grâce à des SMS et des appels »
C’est en avril 2021, sous la plume de Matina Stevis, que le New-York-Times avait mis en lumière ce scandale des SMS dans un article intitulé « How Europe Sealed a Pfizer Vaccine Deal With Texts and Calls » (en français : « Comment l’Europe a conclu un accord avec Pfizer pour des vaccins, grâce à des SMS et des appels »). La journaliste y révèlait que des échanges informels par SMS entre Ursula von der Leyen et Albert Bourla, alors PDG de Pfizer, avaient joué un rôle central dans la conclusion de ce troisième contrat.
En mai 2022, Mme Stevis demande à la Commission (au nom du journal américain) l’accès aux SMS, mais celle-ci répond en novembre qu’elle ne possède pas ces textos. Jugés « non pertinents », ils n’auraient pas été archivés. Face à ce refus, la journaliste et le New York Times portent l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne qui doit déterminer si la Commission a enfreint les règles de transparence dans sa gestion des documents.
Entre opacité et arbitraire
Tout au long de l’audience, l’avocat de la Commission, Me Paolo Stancanelli a martelé que, « malgré des recherches approfondies, ni le secrétariat de la Commission, ni le cabinet de la présidente n’ont pu mettre la main sur les SMS demandés ». Il explique que ces messages n’ont pas été enregistrés car jugés « non pertinents ».
Une ligne de défense répétée comme un mantra qui a visiblement fini par agacer les 15 juges de la cour, car aucune autre précision n’a pu être apportée sur les recherches effectuées par la Commission. Quels systèmes, appareils, téléphones ont été examinés ? Me Stancanelli doit admettre qu’il ne sait pas car ses « clients » ne lui ont pas fourni ces informations. Le système et les règles d’enregistrement des documents étaient au centre des débats. Selon la procédure, seuls les documents jugés « importants » doivent être archivés, mais cette évaluation est confiée à des responsables internes, subordonnés à la présidence, en l’occurrence le chef de cabinet. « Comment un document émanant du cabinet de la présidence peut-il être évalué par une personne sous son autorité ? », demande un magistrat. L’avocat insiste sur l’existence de règles et critères d’importance, mais ne répond pas à la question.
À cette explication, Me Bondine Kloostra, représentant le New York Times, s’insurge : « Ce n’est pas à la Commission de décider unilatéralement de l’importance d’un document, surtout lorsqu’il s’agit de négociations cruciales portant sur des milliards d’euros. »
Elle rappelle que la transparence est une obligation légale et critique une défense qui, selon elle, renforce l’opacité. Après 4h30 de débats, une chose apparaît clairement : Ursula von der Leyen est la seule à avoir eu accès à ces SMS, et c’est elle qui a choisi, en dehors de toute procédure officielle, de ne pas les enregistrer, voire de les détruire. La cour rendra son arrêt dans quelques mois.
Procédure pénale en Belgique
Mais quelle que soit sa décision, il est peu probable que le New York Times accède un jour à ces SMS. « Au mieux, la CJUE pourra affirmer que la Commission aurait dû les archiver, mais elle n’a pas le pouvoir de contraindre la Commission, et encore moins sa présidente, à les produire. Seule une juridiction pénale d’un État membre pourrait le faire », commente Me Diane Protat, avocate de Frédéric Baldan, ancien lobbyste belge engagé dans une démarche judiciaire distincte, contre Ursula von der Leyen, toujours dans le cadre de ce SMSGate.
Spécialisé dans le commerce entre l’Europe et la Chine, cet ex-lobbyiste est à l’origine d’une plainte pénale déposée en avril 2023 entre les mains du juge d’instruction liégeois Frédéric Frenay. Cette plainte vise Ursula von der Leyen pour « immixtion dans des titres et fonctions », « corruption », « prise illégale d’intérêts » et « destruction de documents publics ». Un millier de personnes, parmi lesquelles des partis politiques, des associations et deux États membres de l’UE – la Hongrie et la Pologne – se sont formellement joints à cette plainte. C’est dans le cadre de cette instruction menée par le juge liégeois que se déroule ce 6 décembre une audience à huis clos, lors de laquelle Off-investigation a rencontré Frédéric Baldan.
🗯️ « On ne peut pas considérer qu’Ursula von der Leyen a agi de manière officielle »
— Off Investigation (@Offinvestigatio) December 7, 2024
📲#SMSGate : selon l’ex-lobbyiste @BaldanFrederic, le parquet européen a « essayé de saboter le dossier du juge »
💥 Contrats UE-Pfizer : von der Leyen sur la sellette
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« L’entreprise Pfizer est aussi un lobby »
Quoi qu’il en soit, le SMSGate met en lumière la réalité de liens étroits entre les plus hauts représentants des institutions européennes, à commencer par la présidente de la Commission, et des acteurs privés comme Pfizer. Des liens que Frédéric Baldan connaît de l’intérieur et dont il dévoile les mécanismes et implications dans un livre « UrsulaGates, la compromission par les lobbys », éd. Droits et Libertés. « Pfizer, les gens voient ça comme une entreprise, mais c’est aussi un lobby », souligne Baldan. « La présidente de la commission a effacé des échanges avec un lobby en contournant les systèmes de communication et en décidant de ne pas les enregistrer », dénonce-t-il.
Mme von der Leyen et Albert Bourla, PDG de Pfizer, n’ont pas déclaré non plus leur première rencontre en personne, qui aurait eu lieu en avril 2021 à Puurs, en Belgique. Cette visite, organisée dans une usine de production de vaccins et en présence d’Alexander De Croo, alors Premier ministre belge, est survenue quelques mois seulement après leurs premiers échanges par SMS, révélés par le New York Times et remontant à janvier 2021. Albert Bourla a ensuite adressé une lettre à Mme von der Leyen pour la remercier et dans laquelle il précise : « Ce fut un honneur de vous rencontrer enfin en personne et de vous emmener au cœur de notre travail pour lutter contre la pandémie. »
Selon Frédéric Baldan, ce serait un certain Peter Piot, qui aurait mis en contact la présidente de la Commission et Albert Bourla. Une hypothèse crédible si l’on en juge par les éloges de la présidente à l’égard du carnet d’adresse de celui qu’elle nomme en 2020 comme son « conseiller spécial pour la réponse au Covid-19 ». En juin 2021, dans son discours prononcé à l’occasion du symposium de Passation à la London School of Hygiene & Tropical Medicine, Mme von der Leyen affirme : « Peter Piot connaît tous les acteurs clés – la plupart personnellement. Son réseau, allant des scientifiques aux responsables politiques, des dirigeants de grandes entreprises pharmaceutiques aux militants des ONG, est incomparable. »
Un discours débordant de superlatifs où elle qualifie ce virologue et ancien chercheur principal de la Fondation Bill et Melinda Gates, d’« indispensable collègue », avant de conclure sur un triomphal : « Cher Peter, cela n’aurait pas été possible sans vous ! ».
Ursula von der Leyen : une récidiviste des SMS effacés ?
Des SMS peuvent en cacher d’autres
« Ce que l’ancienne ministre de la Défense et actuelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a communiqué via son téléphone portable pourrait rester à jamais un secret », écrivait le Berliner Zeitung dans un article daté du 14 janvier 2020. Le téléphone en question est celui que Mme von der Leyen possédait alors qu’elle était ministre de la Défense allemande de 2013 à 2019. Ce scandale est connu outre-Rhin comme « l’affaire des cabinets de conseil (Berateraffäre) », un dossier mêlant favoritisme, manque de transparence et… destruction de SMS.
La nouvelle présidente de la Commission européenne est depuis un an sous le coup d'une enquête parlementairehttps://t.co/XDLaudv7Y4
— Les Echos (@LesEchos) January 14, 2020
L’affaire éclate en 2018 à la suite d’un rapport de la Cour des comptes fédérale critiquant sévèrement le recours excessif du ministère de la Défense à des consultants externes, notamment McKinsey et Accenture. Les montants en jeu, jugés excessifs, atteignent 100 millions d’euros en 2015 et 150 millions d’euros en 2016. Des irrégularités dans l’attribution des contrats, comme l’absence d’appel d’offres, ont également été dénoncées par la Cour, tout comme les soupçons de conflits d’intérêts entre des consultants et des responsables du ministère.
À la suite de ce rapport, une plainte est déposée au parquet de Berlin. Face à l’ampleur des révélations, le Bundestag crée une commission d’enquête parlementaire au cours de laquelle on apprend que certains contrats ont été négociés par Mme von der Leyen par SMS. Textos que l’ex-ministre de la Défense aurait effacés de son téléphone, « pour des raisons de sécurité », argumente-t-elle.
La nomination d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne en 2019 semble donc arriver opportunément pour faire oublier cette embarrassante affaire. Et qui la nouvelle présidente recrute-t-elle comme directeur de cabinet ? Un certain Björn Seibert, le même qui occupait déjà cette fonction à ses côtés au ministère de la Défense… On ne change pas une équipe qui sait gérer les dossiers sensibles.
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