
Dès les années 70, à l’instar du célèbre écrivain pédophile Gabriel Matzneff, un certain nombre d’intellectuels estiment que la justice sanctionne trop sévèrement les relations sexuelles entre majeurs et mineurs. Ils ne vont être que partiellement suivis par le législateur, mais vont recevoir une aide inattendue sur le chemin de l’adoucissement des peines sanctionnant les abus d’innocence : celles de magistrats qui vont, ni plus ni moins, cesser d’appliquer strictement la loi pénale. A l’heure où le gouvernement Borne affirme vouloir protéger l’enfance en danger, nous avons enquêté sur cette longue dérive judiciaire.
« Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le revivre » disait l’écrivain George Santayana. Fin 2017, deux faits-divers défraient les chroniques judiciaires. L’acquittement par une cour d’assises d’un homme de 30 ans accusé de viol sur une fillette de 11 ans, au motif que cette dernière était « consentante ». Et la requalification, durant l’instruction judiciaire, en « atteinte sexuelle », du viol d’une autre enfant de 11 ans par un individu de 28 ans, pour ce même motif que la gamine aurait « accepté les relations sexuelles » avec cet homme de 17 ans son aîné.
Les parents de France s’indignent, de nombreuses associations aussi : quelle latitude de « consentement » ont des enfants face à des adultes, concernant de surcroît des actes dont ils ignorent largement les possibles conséquences ? Bref, ces décisions de justice font scandale.
Tant et si bien que la ministre de la justice de l’époque, Nicole Belloubet, plaide dans les médias pour une « présomption de non consentement avant l’âge de 13 ans ». Emmanuel Macron va plus loin : « J’ai une conviction personnelle que je veux vous partager. Nous devons aligner l’âge de consentement sur celui de la majorité sexuelle, à 15 ans, par souci de cohérence et de protection des mineurs », renchérit le chef de l’État le 25 novembre 2017.
Un mineur ne peut valablement consentir en dessous de 15 ans
Et moi, quand j’entends ces belles déclarations, je suis médusée. Je me dis « mince alors, ils sont en train de foutre en l’air la majorité sexuelle ! ». Pourquoi ? Parce que réclamer l’instauration d’une règle, c’est prétendre qu’elle n’existe pas déjà. Or, la majorité sexuelle, établie à 15 ans depuis 1945, c’est précisément » l’âge à partir duquel un mineur peut valablement consentir à des relations sexuelles (avec ou sans pénétration) avec une personne majeure à condition que cette dernière ne soit pas en position d’autorité à l’égard du mineur « . L’âge de consentement est donc celui de la majorité sexuelle, au risque de contredire le chef de l’État. Ce n’est pas moi qui le dis, cette définition est celle que le Conseil constitutionnel avait rappelé en 2012, puis à nouveau en 2015. Et elle est claire, non ? Elle signifie que, a contrario, un mineur ne peut valablement consentir en dessous de 15 ans. Et si le majeur est en position d’autorité à l’égard du mineur, cet âge de la majorité sexuelle est porté à 18 ans. Le Conseil constitutionnel rappelle aussi ce dernier point dans sa jurisprudence de 2012.
Que Nicole Belloubet, membre du Conseil constitutionnel de 2013 à 2017, puis garde des Sceaux, l’ignore, me laisse perplexe. Et j’aurais vraiment pensé qu’Emmanuel Macron était très au fait de ces subtilités juridiques. Depuis que Brigitte Macron, professeur dans le lycée qu’il fréquentait adolescent, risquait des poursuites judiciaires pour l’avoir séduit illégalement alors qu’il était mineur, la loi n’a pas changé. Elle est juste toujours aussi mal appliquée. Il y en a qui sont condamnés, et d’autres qui ne sont même pas poursuivis.
Il est utile de rappeler que pour les délits et crimes, point n’est pourtant besoin de plainte pour engager des poursuites : le procureur peut en prendre seul l’initiative. L’atteinte à l’ordre public est suffisamment grave pour que la protection de la société l’exige. Il est reconnu que l’impunité n’est pas dissuasive, et il y a une foule de circonstances où la victime ne peut pas porter plainte : mort, emprise, menaces, …
Mais revenons à nos moutons : si en cette année 2017, la majorité sexuelle est toujours à 15 ans (ou 18 ans si l’adulte est une personne ayant autorité sur le mineur), pourquoi a-t-on questionné le consentement de gamines de 11 ans, me direz-vous ?
Hé bien parce qu’au fil des années, l’autorité judiciaire a pris des libertés avec la loi. En principe, le droit pénal est dit « d’interprétation stricte » , ce qui signifie qu’il faut s’en tenir très précisément à ce qu’a prévu le législateur : s’il dit qu’il y a viol en cas de « pénétration sexuelle non consentie « , le juge ne peut pas décider que c’est une « agression sexuelle ».
Ce principe d’interprétation stricte du droit pénal est très important en termes d’égalité des citoyens et de sécurité publique. La justice pénale peut prendre des décisions qui restreignent gravement les libertés d’un individu. Elle a par ailleurs une fonction dissuasive. Le justiciable doit connaître précisément la peine encourue en cas de violation de la loi, et une interprétation des textes ouvrirait la porte à un arbitraire intolérable en démocratie : que les peines encourues soient différentes selon le juge sur lequel on tombe, qui va interpréter la loi de telle ou telle façon, est insupportable au regard de l’égalité de tous devant la loi. « Interprétation stricte » veut en fait dire « on n’interprète pas, on applique en fonction des faits ».
Interpréter la loi pénale, c’est pourtant ce qu’ont fait certains magistrats à partir des années 1970 jusqu’à nos jours en matière de crimes sexuels sur mineurs. Une tendance que l’on peut qualifier, sans abus de langage, de dérive judiciaire.
Pétitions pro-pédophiles
Revenons aux carnets de Gabriel Matzneff, relatés par Olivier Annichini dans Off Investigation, et plus précisément au chapitre où il est question de pétitions pro-pédophiles publiées dans le journal Le Monde en 1977.
Dans la pétition du 26 janvier 1977, un certain nombre d’intellectuels de l’époque s’insurgent que trois individus risquent d’être « condamnés à une grave peine de réclusion criminelle soit pour avoir eu des relations sexuelles avec ces mineurs, garçons et filles, soit pour avoir favorisé et photographié leurs jeux sexuels. »
D’après ces intellectuels, la loi ne devrait pas considérer comme des crimes des « attentats à la pudeur » (qualification juridique utilisée à l’époque) commis « sans violences » sur des « mineurs de 15 ans » ou 18 ans dans certaines circonstances. (entendre « de moins de 15 ans » ou « de moins de 18 ans », ndlr)
Si bien que, le 23 mais 1977, quelques dizaines de personnalités reprennent la plume, pour écrire cette fois-ci à la commission des lois de l’Assemblée nationale afin de demander la dépénalisation des relations sexuelles entre majeurs et mineurs, pour peu que ces derniers soient « consentants ». Et comme ils se doutent bien que ça risque de coincer, ils exigent a minima, leur décriminalisation, c’est-à-dire que de tels faits ne soient plus considérés comme des crimes, mais comme des « délits ».
Et ils seront partiellement entendus : « Bientôt, mettre dans son lit un « moins de 15 ans », pour peu qu’il ait dit oui sans savoir que jouer au petit baigneur n’est pas sans risque, ne sera plus qu’un simple délit… », écrit Olivier Annichini dans sa série « Matzneff, un pédophile au coeur de la République« . Si on s’en tient à la loi, ce n’est pas tout à fait exact. Car le 23 décembre 1980, pour la première fois, la loi française décide que : « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte ou surprise, constitue un viol ». Pourquoi « violence, contrainte ou surprise » ? Parce que ces circonstances sont considérées comme incompatibles avec le libre consentement.
Qualifié de « crime », le viol est puni de réclusion criminelle. Dans la mesure ou les mineurs de moins de 15 ans (ou de moins de 18 ans si le majeur est en position d’autorité) « ne peuvent valablement consentir », toute pénétration sexuelle perpétrée par un majeur sur un mineur de 15 ans (ou 18 ans selon les circonstances) est réputée être un viol, crime passible de la cour d’assises. C’est d’ailleurs ce que m’a enseigné mon professeur de droit pénal quand j’étais étudiante en droit dans les années 1980.
Par contre, en cette fin 1980, les autres formes d’attentat à la pudeur deviennent de simples délits passibles de peines correctionnelles, comme le souhaitaient les pétitionnaires de 1977. Donc si « mettre dans son lit un » moins de 15 ans » (…) ne sera plus qu’un simple délit », comme l’écrit Olivier Annichini, c’est à la condition impérative qu’il n’y ait aucune forme de pénétration. La loi est très claire sur ce point, et elle n’a pas changé depuis.
Correctionnalisation des viols
Ce qui a changé, c’est la pratique judiciaire. Quand, dès 1979, la justice décide de renvoyer Gérard Roussel, un pédophile accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec quatre fillettes (dont une âgée de sept ans) devant le tribunal correctionnel au lieu de la cour d’assises, elle met le doigt dans une pratique parfaitement illégale : ce qu’on appelle la « correctionnalisation » des crimes.
Cette curieuse pratique judiciaire où le juge ne respecte pas la loi va se développer et faire l’objet d’une surprenante tolérance. Au lieu de sanctionner les magistrats faisant fi de la décision du législateur, on va trouver plein de bonnes raisons pour justifier cette étonnante violation de la séparation des pouvoirs : « c’est pour désengorger les assises », « c’est pour que les victimes obtiennent justice plus vite « , …
En oubliant un détail : pour « correctionnaliser » un crime, il faut le requalifier. Un viol ne doit pas être appelé « viol » si on veut envoyer son perpétrateur devant un tribunal correctionnel plutôt que, comme la loi l’exige, devant une cour d’assises. Le juge désireux de correctionaliser doit donc requalifier un « viol » en « agression sexuelle », ou « atteinte sexuelle », des délits sanctionnés par des peines beaucoup plus légères.
Donc, au-delà du sentiment d’injustice que cette pratique judiciaire suscite chez les victimes, on ne peut pas la réduire à une facilité logistique. Côté prévention et dissuasion, avouez que ça mérite réflexion. Et puis, le pouvoir judiciaire qui marche ainsi sur les plates-bandes du législateur en tordant la loi, ça pose un problème démocratique.
Mais bref, tout ça pour dire que, lorsqu’en 2017, Nicole Belloubet, puis Emmanuel Macron appellent de leurs vœux une présomption de non-consentement pour les mineurs en dessous d’un certain âge, elle existe déjà ! Il aurait suffi d’un simple rappel à la loi à l’adresse… des magistrats !
Pourtant, c’est tout autre chose que la ministre de la justice choisit d’expliquer aux français. La Garde des Sceaux, oubliant que la présomption de non-consentement des mineurs de 15 ans (ou de 18 ans si le majeur a autorité sur lui) existe depuis 1945, soutient que son inscription dans la loi risquerait d’être retoquée par le Conseil Constitutionnel.
Marlène Schiappa, qui a dans les tuyaux sa loi pour renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, lui emboîte le pas et déclare la même chose. Les ministres ont posé la question au Conseil d’État qui approuve leur analyse. Elles auraient pu se contenter de laisser le Conseil constitutionnel trancher, mais visiblement, elles n’y ont pas pensé.
Le raisonnement suivi par nos ministres pour expliquer que les sages trouveraient à redire à une présomption de non-consentement que les dits sages n’ont jamais contestée jusqu’alors est assez étonnant. La raison invoquée est qu’une loi ne peut pas disposer que quelqu’un sera coupable d’un crime sans qu’il soit besoin de prouver le crime en question. Certes. Mais une présomption de non-consentement à un rapport sexuel n’implique pas de condamner sans preuve ! Il faut prouver le rapport sexuel en question.
Le raisonnement défendu est d’autant plus étonnant que le projet de loi de Marlène Schiappa maintient une pénalisation systématique des relations sexuelles entre majeur et mineur sexuel. Après l’indignation suscitée par la reconnaissance judiciaire d’un consentement de la part de gosses de 11 ans, il est clair que les foyers français ne sont pas prêts à accepter le boulevard pour les pédophiles que constituerait l’abrogation pure et simple de la motion de majorité sexuelle.
Le projet de loi, adopté le 3 août 2018, prévoit donc bien que les relations sexuelles entre majeur et mineur de 15 ans seront systématiquement punies. Simplement, si elles sont réputées être « consenties », elles seront qualifiées « d’atteinte sexuelle », un délit relevant du tribunal correctionnel, bien moins sévèrement réprimé que le viol.
Or, il faut bien avoir à l’esprit qu’il n’est pas acceptable non plus de condamner un justiciable pour un délit sans avoir besoin de le prouver. Même si les peines encourues sont moins lourdes que pour un crime.
La loi de 2018 applique rigoureusement le même principe que pour la présomption de non-consentement : elle affirme l’existence d’une infraction pénale en se fondant sur l’unique critère de l’âge de la victime, à condition bien sûr de prouver que les faits ont bien eu lieu.
Au final, c’est grâce à l’insistance de la Ciivise (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles) et d’une nouvelle pétition de personnalités, initiée par Tristane Banon, plaidant cette fois-ci pour une protection accrue des mineurs contre les amateurs de trop jeune chair, que la présomption de non-consentement des mineurs de 15 ans pour des relations sexuelles avec des majeurs a été réaffirmée par la loi du 21 avril 2021. Curieusement, cette fois-ci, le gouvernement a déclaré être favorable » à ce que tout acte de pénétration sexuelle commis par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans constitue, désormais, automatiquement un crime, sans qu’il soit possible d’interroger le consentement de la victime « . La crainte d’une probable censure du Conseil constitutionnel semble avoir disparu. Allez comprendre ! À juste titre : le Conseil constitutionnel n’a pas censuré cette loi. Preuve s’il en était que les spéculations d’inconstitutionnalité de Nicole Belloubet, Marlène Schiappa (et du Conseil d’État) étaient infondées.
De surcroît, le Conseil constitutionnel a été saisi, par un individu accusé de viol, d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) remettant en cause la loi de 2021 en reprenant le raisonnement suivi par Nicole Belloubet, Marlène Schiappa et le Conseil d’État. Le recours de l’accusé a été rejeté par le Conseil Constitutionnel, notamment au motif que » il appartient aux autorités de poursuite de rapporter la preuve de l’ensemble de ses éléments constitutifs. » (les éléments constitutifs de l’infraction – ndlr)
Toute pénétration sexuelle perpétrée par un majeur sur un mineur de 15 ans est donc bien considérée comme un viol. Avec un bémol désormais (Depuis la loi de 2021) : l’écart d’âge entre l’adulte et l’enfant doit être d’au moins cinq ans pour que l’absence de consentement soit présumée.
D’après le nouveau ministre de la justice, Éric Dupont-Moretti, cette loi constitue « une étape historique » dans le combat pour la protection des mineurs contre les violences sexuelles. Ça se discute.
Certes, la notion de prescription glissante instaurée par la loi (de 2021?) est un progrès pour les victimes. Elle prévoit que tout crime sexuel contre un mineur interrompt la prescription pour les crimes du même type, commis antérieurement par le même prédateur. Ça veut dire qu’un viol sur mineur, perpétré par un criminel en 2023, interrompt la prescription pour un viol commis sur un autre mineur en 2010. La prescription pour le viol commis en 2010 redémarre à partir de 2023. Ça ne change rien à la peine encourue par le criminel, mais ça évite que certaines victimes soient laissées de côté sur le chemin de la réparation judiciaire parce qu’elles ont été violées avant les autres.
Par contre, jusqu’en 2018, en s’en tenant à la loi, tout acte de pénétration sexuelle sur un mineur de 15 ans constituait déjà un crime, et ce, sans cette restriction de différence d’âge entre mineur et majeur (instaurée en 2021). Or, il ne faut pas s’y tromper : cette histoire de différence d’âge d’au moins cinq ans est un pas vers l’abaissement de la majorité sexuelle à 13 ans, que certains appellent de leurs vœux. Mais surtout, depuis la loi de 2021, la criminalisation des rapports sexuels entre majeurs et mineurs de 15 à 18 ans ne concerne plus que les seuls cas d’inceste. Exit les autres personnes ayant autorité sur le mineur, comme les coachs sportifs, les éducateurs, les professeurs…