En balayant les injonctions du tribunal, le gouvernement refuse à Anticor un agrément qui lui est indispensable pour engager ou poursuivre certaines procédures en justice. L’association est ainsi entravée dans plusieurs affaires qu’elle suit, dont certaines impliquent directement l’exécutif.
Le 28 août, l’association Anticor a une nouvelle fois saisi en référé le tribunal administratif de Paris dans l’affaire de l’agrément ministériel dont elle est privée depuis juin 2023. Ce nouveau recours intervient deux semaines après que le tribunal en question a « enjoint au Premier ministre de réexaminer la demande d’agrément d’Anticor dans un délai de quinze jours », exprimant notamment « un doute sérieux » sur la légalité du refus implicite de l’exécutif face à cette requête.
Alors qu’il avait jusqu’au 27 août pour se prononcer, Gabriel Attal ne l’a pas fait. Selon une information d’Off-investigation, la prochaine date de plaidoirie qui serait pour lui une occasion de s’expliquer dans cette affaire est désormais fixée au 4 septembre. D’ici là, en persistant dans son mutisme, le chef du gouvernement démissionnaire prolonge l’entrave à laquelle est confrontée cette association dans ses actions qui, depuis des années, irritent la macronie…
Le non-respect de cette décision de justice constitue une inquiétante violation de l’Etat de droit et s’inscrit dans une longue stratégie d’évitement, savamment mise en place par l’exécutif pour ne pas renouveler l’#agrément d’Anticor.#JeSoutiensAnticor https://t.co/pFf2REmX9I
— Anticor (@anticor_org) August 28, 2024
Interrogé sur le silence de Gabriel Attal dans ce dossier en dépit de l’échéance qui lui avait été fixée par le tribunal, le cabinet du Premier ministre n’a pas donné suite à notre sollicitation. Pas plus qu’il n’a daigné nous fournir une explication sur les précédents refus implicites de l’exécutif face aux demandes d’Anticor concernant le renouvellement de son agrément. En effet, l’association a mené de nombreuses démarches, tant sur le terrain juridique que politique, afin d’obtenir satisfaction, ce qui lui permettrait de pouvoir à nouveau se constituer partie civile dans certaines affaires classées sans suite par le parquet national financier (PNF), et d’être ainsi en mesure d’obtenir la nomination d’un juge d’instruction qui, contrairement au procureur du PNF, n’est pas sous l’autorité du gouvernement.
Acteur clé de la lutte contre la corruption dans les milieux politiques et administratifs depuis plus de deux décennies, Anticor se voit pour l’heure privée de cette possibilité dans plusieurs affaires.
Blocage dans une affaire de détournement de fonds publics à l’Elysée
L’affaire du détournement de la correspondance de l’Elysée par le duo Macron-Kohler a été révélée par Blast en mars 2023. Elle correspond à un dossier de taille pour lequel l’association Anticor s’est heurtée le 23 février 2024 à un classement sans suite et, faute d’agrément, elle ne peut à ce stade pas se constituer partie civile pour obtenir la nomination d’un juge d’instruction indépendant.
Au cœur de cette affaire, se cache une manœuvre troublante qui touche le service de correspondance du palais présidentiel. Les fonctionnaires qui y travaillent auraient reçu pour consigne de transmettre directement au parti Renaissance ! des propositions de candidatures pour les élections législatives de 2022, au mépris du principe de neutralité des agents publics. « Étant donné que ces agents ont été utilisés à des fins étrangères à leur affectation normale, Anticor a estimé qu’il y avait des soupçons de détournement de fonds publics, ce qui l’a conduit à transmettre au Parquet national financier (PNF) un signalement le 20 septembre 2023 », souligne l’association dans un document que nous avons pu consulter.
🔴🇨🇵INFO – Selon Blast, le service de la correspondance de l'Élysée a été réquisitionné lors des législatives 2022 pr servir de boîte aux lettres au parti d'Emmanuel Macron, Renaissance. Ce fonctionnement clandestin révèle un détournement de fonds publics. https://t.co/D7myFcA8p1
— Brèves de presse (@Brevesdepresse) March 27, 2023
Quand Oudéa-Castéra échappe au signalement d’Anticor pour prise illégale d’intérêts
Au mois d’avril 2024, ce défaut d’agrément a également été invoqué par la Cour de justice de la République pour déclarer irrecevable un signalement qu’avait déposé quelques mois plus tôt Anticor afin de faire la lumière sur une présumée prise illégale d’intérêts de la ministre Amélie Oudéa-Castéra, dans le cadre de l’organisation de la Coupe du monde de Rugby 2023. « Ce dossier concerne la ministre des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques, qui aurait participé en 2023 à une délibération du conseil d’administration du groupement d’intérêt public en vue de l’organisation de la Coupe du monde de Rugby 2023 relative à un produit bancaire proposé par la Société Générale, banque dirigée au moment de la délibération par son mari », précise l’association qui déplore son incapacité, en l’état, à saisir la seule juridiction compétente pour juger des plaintes visant des ministres et secrétaires d’Etat. « Une forme de pied de nez juridique », résumait à ce sujet Le Monde en mai dernier.
Passe d’armes juridique autour d’un signalement d’Anticor contre la ministre Oudéa-Castéra https://t.co/GHubb0d3SV
— Le Monde (@lemondefr) May 8, 2024
Concessions autoroutières et favoritisme d’État : circulez, y a rien à voir
La connivence entre l’État et certains concessionnaires privés d’autoroute constitue un autre cas significatif où Anticor est à ce stade limitée dans ses actions puisque l’affaire a été classée sans suite le 24 juin 2024, près d’un an après une plainte pour favoritisme déposée auprès du PNF par Anticor.
Ce dossier sensible porte sur la prolongation controversée de plusieurs contrats de concessions autoroutières, liant l’État à de puissants concessionnaires privés. Selon des rapports accablants, émanant de la Cour des comptes, de l’Autorité de régulation des transports et d’une commission sénatoriale, cette prolongation ne trouvait aucune justification économique. Pourtant, le surprofit estimé pour les concessionnaires autoroutiers est de l’ordre de près de quatre milliards d’euros. Là encore, la structure anticorruption se voit désormais privée de la possibilité de se constituer partie civile. Dans une série de posts partagée en 2022 sur les réseaux sociaux, Le Monde diplomatique rappelait notamment le rôle d’Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’Economie, dans cette affaire.
Un rapport secret démontre que les concessionnaires d’autoroutes auraient bénéficié de surrémunération à hauteur de 4 milliards d’euros après l'accord signé en 2015 par le ministre de l’économie de l’époque : Emmanuel Macron. https://t.co/OQqiPUZjf3
— Le Monde diplomatique 🖋 (@mdiplo) February 21, 2022
Contacté, le magistrat Eric Alt, qui fait partie des administrateurs d’Anticor, évoque au total une dizaine de dossiers en cours pour lesquels le non-renouvellement de l’agrément freine les démarches de l’association. Interrogé au sujet de l’affaire Alstom, pour laquelle Anticor s’est par le passé constituée partie civile (2021), il nous explique qu’un appel a été rédigé après que le juge d’instruction a refusé une nouvelle demande d’acte au motif d’absence d’agrément.
Des querelles internes aux lourdes séquelles
C’est en juin 2023 qu’Anticor s’est vu retirer son agrément ministériel. Le tribunal administratif de Paris avait à l’époque acté l’annulation de cet agrément suite à un recours déposé par un ténor du barreau parisien, Me Frédéric Thiriez, au nom de deux anciens adhérents de l’association. Après en avoir été exclu en 2020, l’un d’entre eux avait en effet menacé à plusieurs reprises sa présidente, Elise Van Beneden, de la perspective d’une perte d’agrément, comme cela fut révélé en septembre 2023 dans une enquête de M le mag (Le Monde). A l’origine de cette querelle : une crise en interne, dans le cadre de laquelle certains membres de l’association avaient dénoncé la politisation de son bureau ainsi que l’opacité autour d’un généreux donateur.
Cet ancien adhérent avait-il les moyens de lancer une telle procédure ? A ce jour, Éric Alt se montre encore perplexe. « Je pense que cette personne n’avait pas les moyens de faire appel, tout seul, à un avocat aux conseils », estime le magistrat au regard d’une telle prestation qu’il chiffre à plusieurs milliers d’euros. Sans nous fournir d’éléments précis au téléphone, notre interlocuteur privilégie l’hypothèse selon laquelle l’homme en question aurait pu être « activé » de l’extérieur pour faire appel à un avocat aux conseils dans cette affaire. Éric Alt s’interroge d’ailleurs sur certains revirements de cet ancien adhérent. « Il avait à un moment tenu à vérifier les comptes de l’association, à la suite de quoi il avait rédigé un courrier certifiant qu’il n’avait repéré aucun problème comptable. Six mois après, il affirme que les comptes ne sont pas réguliers… », pointe l’administrateur d’Anticor, avant d’évoquer à ce sujet une affaire en cours pour dénonciation calomnieuse contre un organe de presse ayant relayé cette allégation.
La macronie impliquée dans le désagrément ?
Quoi qu’il en soit, la menace de cet ancien adhérent s’est avérée annonciatrice des tractations impliquant l’avocat proche de la macronie qu’est Me Frédéric Thiriez puisque c’est lui qui, officiellement au nom de ses deux clients, a déposé le premier un recours pour faire sauter l’agrément d’Anticor. L’enquête du Monde précédemment citée nous apprend que cet « associé d’un des cabinets les plus prestigieux de la capitale » avait déjà travaillé avec plusieurs hauts responsables du camp présidentiel visés dans des affaires où Anticor s’était par le passé constituée partie civile. « En 2017, [Me Frédéric Thiriez] fut l’un des avocats de Richard Ferrand, alors empêtré dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne, un dossier relancé en raison d’une plainte d’Anticor. Au printemps 2019, c’est lui qu’Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée – visé par plusieurs plaintes d’Anticor depuis juin 2018 –, appelle à la demande d’Emmanuel Macron pour lui confier une prestigieuse mission de réflexion sur la réforme de l’ENA », peut-on lire dans l’article en question.
Quant à Emmanuel Macron, il a déjà personnellement exprimé son irritation vis-à-vis de l’association, alors qu’il était interrogé dans le cadre d’un Complément d’Enquête diffusé en mars 2023 (et dont une rediffusion prévue en février 2024 fut annulée par France Télévisions). Le chef de l’Etat avait directement dénigré la structure anticorruption en l’accusant de « foutre en l’air » des personnes visées par ses procédures. « Anticor, ils font que ça », avait-il assuré.
Anticor perd son agrément
— Tristan Waleckx (@tristanwaleckx) June 23, 2023
En marge de notre #ComplementDenquete sur Alexis Kohler (mis en examen suite à une plainte d’Anticor), Emmanuel Macron s’en était pris à l’association :
« Je peux détruire n’importe qui avec une question d’exemplarité. Anticor ils font que ça » pic.twitter.com/RbTPk6gPET
Un arrêté de Jean Castex qui interroge…
Le recours de Me Frédéric Thiriez mentionné plus haut visait un arrêté du 2 avril 2021 par lequel Jean Castex, alors Premier ministre, avait acté le renouvellement d’agrément pour Anticor, tout en faisant apparaître certaines conditions prétendument non remplies par l’association pour en bénéficier. Pour sa part, la structure anticorruption a toujours démenti point par point ces manquements. Ces derniers firent d’ailleurs l’objet d’un rétropédalage de l’exécutif quelques mois après le remaniement gouvernemental de 2023 : dans une lettre adressée en octobre de la même année à la cour administrative d’appel de Paris – et qu’Off-investigation met aujourd’hui à disposition de ses lecteurs –, le secrétariat général du ministère de la Justice demanda en effet à la juridiction « d’annuler le jugement [qui avait abouti à l’annulation de] l’agrément de l’association Anticor », ce que le gouvernement de Gabriel Attal feint manifestement d’ignorer depuis plusieurs mois…
La lettre que le secrétariat général du ministère de la Justice a adressée à la cour d’appel administrative de Paris, le 3 octobre 2023
Concernant ce mutisme de Gabriel Attal malgré les sollicitations dont il a fait l’objet dans cette affaire, Me Eric Alt déplore un manque de responsabilité et dénonce un « silence politique ». En outre, le magistrat s’interroge toujours sur la rédaction de l’arrêté signé en 2021 par Jean Castex : « Les textes qui paraissent au Journal Officiel ne sont pas rédigés comme ça sur un coin de table la veille pour le lendemain. Ce sont des textes préparés et la préparation aussi médiocre de cet arrêté laisse penser qu’il y a peut-être eu une manœuvre qui visait à rendre cet arrêté vulnérable… Nous n’avons ni témoignage ni preuve, c’est quelque chose que nous déduisons du fonctionnement normal de l’État. »
De façon plus générale, Éric Alt déplore « un problème de fond » concernant le fait que le renouvellement de l’agrément en question dépende du pouvoir exécutif. Il souligne que les associations s’orientent par nature sur des affaires « qui ne suivent pas un cours normal ». « Ces affaires qui ne suivent pas un cours normal sont plutôt des affaires qui concernent le gouvernement, des membres affiliés au gouvernement ou à la majorité », résume notre interlocuteur. Fait notable, la compétence du gouvernement dans l’attribution d’un tel agrément a déjà été remise en cause lors de certaines discussions parlementaires (Assemblée nationale, le 3 juillet 2023).
Les derniers rebondissements de l’affaire Anticor posent en tout cas une question cruciale : en ignorant jusqu’à présent les injonctions du tribunal administratif de Paris, l’exécutif français viole la loi. Assume-t-il d’entraver une association pouvant le mettre en difficulté ? Là encore, le cabinet du Premier ministre n’a pas répondu à Off-investigation.
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