Deux ans après le séisme provoqué par son livre Les Fossoyeurs, centré sur la maltraitance en EHPAD, le journaliste indépendant Victor Castanet publie une nouvelle enquête choc, Les Ogres. Il s’attaque cette fois aux dérives provoquées par le business des crèches privées. Une affaire aux multiples ramifications qui se répercutent jusqu’à l’Assemblée nationale, où des députés ont récemment haussé le ton.
C’était en 2022 : le livre « Les Fossoyeurs » (Fayard) de Victor Castanet avait provoqué le limogeage du directeur d’Orpea (leader mondial des Ehpad), le déclenchement de plusieurs enquêtes, et la reprise en main du groupe par l’État. Son nouvel ouvrage, intitulé « Les Ogres » (Flammarion) et dédié aux dérives du business des crèches privées, aura-t-il le même impact à long terme ?
Cadre différent, mais au final un constat similaire est dressé de la part du journaliste indépendant : des cas de maltraitance rapportés massivement (tant avec les bébés qu’avec le personnel), de l’argent détourné de son but premier, et une sacralisation de l’optimisation des coûts poussée à l’extrême, au nom du principe du « low cost ». Un système bien rodé qu’il résume à travers le « syndrome Ryanair » : des dépenses réduites à l’origine « d’un confort minimum, de moins de personnel, de retards plus fréquents… » « Et ne vous attendez pas à déguster un bon petit plat équilibré », ironise l’auteur des Ogres.
Christophe Durieux, président de People & Baby de 2004 à 2024 (cité par Victor Castanet dans « Les Ogres »)« Pourquoi lutter contre quelque chose qui me rapporte de l’argent ? »
Parmi les groupes de crèches privées, se distinguent rapidement les « Big Four » du secteur : Les Petits Chaperons rouges, La Maison bleue, Babilou et People & Baby – dont Victor Castanet pointe les nombreux dysfonctionnements. Pour l’auteur, c’est bien People & Baby « qui a les pratiques les plus problématiques » des quatre. Au point de se référer dans son ouvrage à son fondateur et ancien président, Christophe Durieux, comme « le Roi des Ogres ». Un businessman dans l’âme qui multiplie les idées pour augmenter les profits. « Pourquoi lutter contre quelque chose qui me rapporte de l’argent ? », confiait-il à propos de congés maladie non remboursés auprès d’une ancienne DRH, dans l’enquête de Victor Castanet. Sollicité à la fin du travail d’enquête, Christophe Durieux balaiera ces reproches, évoquant des racontars relayés à Victor Castanet par un ancien salarié, « aigri ».
D’autres figures-clés font leur apparition au fil de l’enquête. Comme le nouveau directeur réseau de People & Baby, qui a poussé l’optimisation des coûts à son maximum après avoir fait ses armes dans… la chaîne de restauration Hippopotamus ! Victor Castanet dresse ainsi un portrait sans concession des têtes pensantes du groupe, pour la plupart sans aucune expérience du milieu, débarqués d’écoles de commerce ou de management. Un système poreux, où l’on peut passer en un claquement de doigts du secteur des pompes funèbres à celui de la petite enfance – à l’image de l’ancien responsable des achats alimentaires du groupe, depuis passé chez le concurrent Les Petits Chaperons rouges. Victor Castanet en dira lui-même que la gestion pour le moins chaotique de la nourriture des bébés est peut-être « le sujet qui [lui] tient le plus à cœur ». Pour le lecteur, sans doute également l’un des plus écœurants.
Stéphane Fustec, secrétaire adjoint de la CGT Services d’Aide à la Personne« Que la nouvelle ministre se mette au travail très vite ! »
Peut-on s’attendre à un Big Bang du secteur des crèches privées, comme ce fut le cas en 2022 pour Orpea ? « Quand il y a un fait divers sordide, quand il y a un ouvrage qui sort, ça remue un petit peu. Mais ça retombe aussi vite », regrette Stéphane Fustec, secrétaire adjoint de la CGT Services d’Aide à la Personne, contacté par Off-investigation. «Il est donc vraiment temps de trouver des solutions, effectivement. Et que la nouvelle ministre se mette au travail très vite ! », s’exclame-t-il.
Dans les colonnes du Monde, Victor Castanet réagit à l’accueil de son dernier livre : « S’il n’y a pas encore eu de réactions de la part de l’exécutif, plusieurs partis politiques et de nombreux politiques se sont mobilisés sur le sujet. Des élus locaux réagissent également. Une action des adjoints au maire chargés de la petite enfance de plusieurs villes est notamment prévue la semaine prochaine », égrène-t-il. L’Association des maires de France s’est également positionnée (AMF, 17 septembre) .
Vers des répercussions législatives ?
Mercredi 16 octobre 2024 à l’Assemblée nationale, l’atmosphère était électrique lors de la séance de 17 heures de la Commission des affaires sociales. « Il faut parler du scandale des crèches privées ! », commence le rapporteur de la branche Famille de la Commission, Louis Boyard (LFI), dans une séquence qu’il a plus tard partagé sur ses réseaux sociaux. « C’est une évidence : il est malsain de construire un marché géré par des fonds de pension étrangers qui cherchent de la rentabilité sur des bébés français », a entre autres critiqué Louis Boyard. Sa tirade intervient dans le contexte du déclenchement d’une série d’auditions à l’Assemblée, en vue d’enquêter sur les activités des crèches privées, un mois après la publication du livre-enquête de Victor Castanet.
Louis Boyard (LFI), député rapporteur de la branche Famille de la Commission des affaires sociales« La rentabilité d’un bébé dépend de la quantité d’heures qu’il passe à la crèche et des bonus liés à son profil »
L’un des principaux points de tension dénoncés par le rapporteur n’est autre que les « milliards d’euros d’argent public, d’exonérations d’impôts » dont ont bénéficié certains groupes de crèches privées. Effectivement, depuis 2004, les entreprises qui achètent des places en crèche pour leurs salariés bénéficient de ce crédit d’impôt leur permettant de déduire la moitié du prix du berceau. Ce dispositif, connu sous le nom de « crédit d’impôt famille », est longuement ciblé par Victor Castanet. A ce cadeau fiscal vient se greffer une généreuse déduction d’impôts sur les sociétés, allant jusqu’à 25% des dépenses engagées pour le financement d’une place en crèche. Au final, les exonérations additionnées les unes aux autres « peuvent atteindre 75 % pour les grandes entreprises », selon Louis Boyard. Un autre dispositif alors sous le feu des critiques est la « tarification à l’activité » (T2A), qui est l’un des symboles les plus controversés de la start-up’isation des établissements de santé, décrié depuis son instauration en 2004. Ce mode de financement les aurait incités à chercher les profits en privilégiant des soins considérés comme rentables. Quitte à renoncer à un traitement plus adapté. Y compris dans le cas des crèches privées, où « en gros, la rentabilité d’un bébé dépend de la quantité d’heures qu’il passe à la crèche et des bonus liés à son profil », résume le rapporteur.
Il y a un scandale des crèches privées.
— Louis Boyard (@LouisBoyard) October 16, 2024
Il n’est pas compliqué je vous l’explique en 2 minutes.
Sous la pression de lobbys les Macronistes ont laissé des fonds de pension faire de la rentabilité sur des bébés.
Aurore Bergé savait.
La preuve : ils hurlent quand je le dis. pic.twitter.com/IVEiQgIUXy
Cette enquête a eu d’autres répercussions à l’Assemblée. « On a beaucoup échangé avec monsieur Castanet, qui est intervenu au sein de notre groupe socialiste pour parler de son livre », nous confie ainsi l’équipe de Céline Hervieu, députée de la 11ème circonscription de Paris.
La députée s’attelle à préparer un projet de loi qui permettrait d’approcher de façon complète le sujet de la petite enfance. « On dépose plusieurs amendements, à savoir par exemple l’instauration d’un plafond de prix du berceau par voie réglementaire », nous détaille son équipe. Dans un premier temps, « cela encadrerait le CIFAM », alias crédit d’impôt famille, épinglé par Victor Castanet dans son ouvrage. Depuis 2004, les entreprises qui achètent des places en crèche pour leurs salariés bénéficient de ce crédit d’impôt leur permettant de déduire la moitié du prix du berceau.
Les révélations de @VictorCastanet sur les pratiques des crèches privées lucratives sont scandaleuses.
— Céline Hervieu (@Celine_Hervieu) September 20, 2024
La loi doit changer pour y mettre de l’ordre et pour assurer un service public de qualité avec des personnels formés et en nombre suffisant !
👉 https://t.co/CApaCWRZpo
Aurore Bergé de mèche avec le lobby des crèches ?
La prise de décisions est cependant particulièrement difficile à mettre en œuvre, surtout dans un secteur très instable. « Il y a plusieurs choses dans les tuyaux, mais qui restent au point mort parce qu’il y a eu beaucoup de ministres qui se sont succédé sur le dossier de la petite enfance », explique la CGT. « Du coup, on a du mal à voir une continuité de l’action publique, et c’est problématique ». Ainsi, ce sont pas moins de cinq ministres qui ont été en charge du dossier depuis 2022.
Notons également les conséquences non négligeables induites par l’affaire dans un scandale survenu à la fin du mois de septembre. Aurore Bergé, ministre des Solidarités et des Familles jusqu’en janvier dernier, que Victor Castanet surnomme « ministre de la com’ », est accusée de faux témoignage. Elle aurait en effet récusé, devant une commission d’enquête, tout lien personnel avec la déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches, Elsa Hervy, malgré des éléments tendant à indiquer le contraire.
🗯️«C’est surtout UNE COPINE, elle sera très aidante avec moi» : quand Aurore Bergé parlait de ses liens avec la représentante du lobby des crèches privées, Elsa Hervy…
— Fabien Rives (@FabienRives_Off) October 3, 2024
Le journaliste @VictorCastanet explique ici rendre public le mail en question 👇pic.twitter.com/1CsDzsNUPc
Le bureau de l’Assemblée nationale a choisi de déclencher une procédure à l’encontre de l’ancienne ministre.
« La collusion entre une ministre et une lobbyiste d’une fédération d’entreprises de crèches privées, c’est extrêmement grave », déplore le syndicaliste Stéphane Fustec. Le début d’un long épisode, espère-t-il. « J’espère que l’enquête qui a été diligentée ira jusqu’au bout, pour qu’on sache enfin. »
Des manifestations sont prévues dans le secteur de la petite enfance. Ainsi, une première mobilisation aura lieu le 19 novembre. « Pour essayer de faire avancer les choses », affirme la CGT. En librairie, le succès du livre-enquête de Victor Castanet ne s’est pas non plus démenti, avec plus de 13 000 exemplaires vendus deux semaines après sa sortie. Par ailleurs, un projet d’adaptation télévisuelle par le groupe Mediawan serait d’ores et déjà en cours.
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