Dans « Une étrange défaite » (ed. La Découverte), l’anthropologue Didier Fassin analyse « l’abdication historique » d’une large partie du monde occidental depuis l’attaque meurtrière du Hamas, il y a un an. Par leur « soutien indéfectible » au gouvernement israélien, ces États ont consenti à l’agonie du peuple palestinien. Jusqu’à réduire son existence au néant.
Il faut trouver les mots pour dire la destruction de Gaza. Pour l’archiver au-delà du chaos. Faire l’examen des faillites. L’ancien médecin s’y emploie dans cet essai implacable. Son titre est une référence directe au livre de Marc Bloch paru en 1946. L’historien et résistant tentait alors d’analyser l’échec militaire et politique de la France contre l’Allemagne nazie. Aujourd’hui, Didier Fassin insiste sur la « débâcle morale » d’Israël et de ses alliés occidentaux.
Que vaut un mort palestinien ?
Spécialiste des questions de santé, il est revenu de ses terrains d’enquête avec la certitude qu’une vie n’en valait pas une autre. Cette réflexion donnera lieu à sa première leçon inaugurale au collège de France en 2020 intitulée « De l’inégalité des vies ». Elle infuse l’ensemble de ce livre. « Le fait qui, sans doute, hantera le plus durablement les mémoires, y compris peut-être en Israël, est la manière dont l’inégalité́ des vies a été donnée à voir sur la scène de Gaza et dont elle a été ignorée par les uns, légitimée par les autres », écrit-il.
Que vaut alors un mort palestinien ? Au regard des taux mortalité, relevés par Didier Fassin au bout de 6 mois de guerre, la réponse est vertigineuse : 185 fois plus de civils Palestiniens tués que d’Israéliens, 1850 fois plus s’agissant des enfants. Les plus de 40 000 morts officiellement recensés à ce jour seraient même largement sous-estimés. Dans une étude publiée en juillet, la revue médicale de référence The Lancet évoquait « 186 000 morts, voire plus » en intégrant les répercussions indirectes liées aux conditions de vie sur place (manque d’hygiène, de soins, de nourriture ou d’eau, etc.).
« Rhétorique du déni »
Loin du seul décompte morbide, ce livre insiste sur une évidence : le conflit n’est pas né le 7 octobre. Pourtant, une « rhétorique du déni » s’est installée, relayée par les alliés historiques de l’État hébreux, pour empêcher toute critique de l’opération militaire et toute évocation des origines coloniales de la guerre. « Il n’y a pas de passé. Plus même : l’évocation de celui-ci est suspecte et répréhensible ». Une « police de la langue » veille aux mots, déplore Didier Fassin, notamment pour entretenir la confusion entre « antisémitisme » et« antisionisme ». Le « silence » continue ainsi de s’imposer largement sur les hectares de terres spoliés, les milliers de colons implantés, les humiliations quotidiennes, les arrestations arbitraires et les cas de tortures répétés et documentés.
Cette négation de l’histoire s’appuie en partie sur une couverture médiatique « unilatéralement orienté du conflit ». Selon Didier Fassin, cette « attention sélective » vis-à-vis des Palestiniens « n’a guère permis de les connaitre autrement que comme combattants impitoyables ou victimes impersonnelles ». Des centaines de journalistes ont néanmoins dénoncé ces biais dans une pétition internationale lancée en novembre 2023. Que vaut alors une vie palestinienne ? Une phrase se fige en réponse : « L’inégalité la plus grande est probablement celle des vies en tant qu’elles sont vécues. »
Génocide « plausible »
À l’heure où l’auto-censure et la censure s’abattent partout à ce sujet, particulièrement au sein du monde universitaire, ce texte est salutaire et courageux. Il revient ainsi sur le risque de génocide jugé « plausible » en janvier dernier par la Cour International de Justice (CIJ). Pour l’Afrique du Sud, à l’origine de la saisine, l’intention de l’État hébreux est claire au regard du nombre de morts, des destructions de bâtiments et des conditions de vie des gazaouis souffrant notamment de famine à un niveau « catastrophique » selon l’ONU.
L’immonde proféré par plusieurs membres du gouvernement d’extrême droite israélien en donne un autre gage. Exemple avec le ministre de la Défense Yoav Galant, deux jours après le 7 octobre : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. » Pour Didier Fassin, à lumière de ces faits, « c’étaient indistinctement l’ensemble du territoire et de ses résidents qui étaient la cible » de cette opération.
« L’hostilité à l’égard des musulmans »
Pourquoi un tel « consentement à l’écrasement de Gaza » ? Les raisons sont multiples. Là encore, l’histoire est convoquée pour évoquer la « culpabilité » de pays comme la France ou l’Allemagne dans la Shoah. De même que les retombées économiques d’une telle guerre. Depuis 1946, les Etats-Unis ont ainsi apporté une aide de 310 milliards de dollars à Israël, dont une large partie au secteur militaire. Or, cet argent sert, en retour, à acheter du matériel et des services américains. La France n’est pas en reste. deuxième exportateur d’armes dans le monde, elle a autorisé fin octobre 2023 la livraison d’au moins 100 000 pièces de cartouche de mitrailleuses, comme l’a révélé une enquête de Disclose (cf. Israël : La France arme-t-elle un génocide ? »).
« L’hostilité à l’égard des musulmans et le racisme à l’encontre des populations arabes » en est une autre. Pour Didier Fassin, c’est un « élément commun aux pays occidentaux » depuis les attentats du 11 septembre. Dans un contexte de montée globale de l’extrême droite, notamment en Europe, avec la centralité des questions sécuritaires et migratoires, « la survie du peuple palestinien ne pouvait plus être défendue » après le 7 octobre. La décision de la CIJ constituera peut-être un tournant. Elle pourrait alors donner raison à l’historien Reinhart Koselleck cité en conclusion : « À court terme, il se peut que l’histoire soit faite par les vainqueurs, mais à long terme, les gains historiques de connaissance proviennent des vaincus. »
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