Marc Endeweld
Contre toute attente, une proposition de loi socialiste visant à nationaliser EDF pour entraver son démantèlement voulu initialement par l’Élysée a été adoptée par l’assemblée nationale le 9 février. Les députés ont également voté pour l’instauration d’un » bouclier tarifaire » pour les artisans, notamment les boulangers. Mis en minorité, les députés Renaissance ont quitté l’hémicycle.
Une sacrée claque pour l’exécutif : jeudi 9 février, à l’issue de débats parfois houleux, l’Assemblée Nationale a adopté en première lecture, et contre l’avis du gouvernement, un texte socialiste pour une vraie « nationalisation » d’EDF, mais aussi pour un bouclier tarifaire étendu aux artisans, notamment les boulangers. « Un jour historique ! » se félicite le député socialiste Philippe Brun qui porte cette proposition de loi visant notamment « à protéger le groupe EDF d’un démembrement » alors que l’exécutif (malgré ses nombreuses dénégations) n’a pas abandonné l’idée de vendre des actifs d’EDF dans les prochains mois, voire de démanteler la structure « intégrée » de l’électricien national. « Cette proposition de loi vise à affirmer le caractère stratégique d’EDF, entreprise de service public essentielle à la souveraineté énergétique de la France, en procédant à sa nationalisation. », est-il ainsi rappelé dans l’avant-propos du projet de loi de M. Brun.
C’est que le député socialiste et ses collègues ne croient pas que l’Elysée a enterré « Hercule », ce plan qui devait démanteler le groupe EDF (en le vendant à la découpe). Ils ne sont pas le seuls. Chez l’électricien national comme parmi les acteurs de l’énergie en France, ils sont encore nombreux à craindre (ou à espérer) un tel épilogue. Derrière la « nationalisation » présentée et promise par le pouvoir depuis cet été, se cacheraient d’autres desseins. À l’automne, le député centriste Charles de Courson ne décolérait pas contre l’OPA (Offre Publique d’Achat) lancée par l’État sur les 16% du capital d’EDF qu’il ne détient pas (cette opération va coûter 9,7 milliards d’euros) : « C’est tout sauf une nationalisation, c’est une étatisation. Le rachat d’actions, pour lequel l’État va claquer des milliards, n’apporte rien à EDF, qui manque pourtant cruellement d’argent. Si le gouvernement veut racheter les actionnaires minoritaires, c’est tout simplement pour avoir les mains libres. Bruno Le Maire m’a d’ailleurs dit : “ Grâce à cela, on fera ce qu’on veut à EDF. ” Mais pendant ce temps-là, personne ne répond à la question de fond : quelle est la stratégie du gouvernement pour EDF ? »
Un coup d’arrêt au démantèlement d’EDF
L’adoption en première lecture de ce projet de loi socialiste qui grave dans le marbre l’unité de l’électricien national tout en faisant un outil stratégique dans le cadre de la souveraineté énergétique marque potentiellement un coup d’arrêt aux projets financiers du gouvernement sur le groupe public. « Toute leur stratégie sur EDF s’effondre ! » s’exclame un opposant farouche d’ « Hercule ». « Ce plan de démantèlement a en réalité commencé sous Hollande et rassemble trois objectifs vers un but commun : la destruction d’EDF. Cela permettait de casser le monopole du groupe, un souhait de la commission européenne et de l’Allemagne, tout en assurant la financiarisation de l’investissement énergétique en France, passant notamment par une hausse des prix de l’électricité ».
Découper EDF est en effet une vieille histoire. Dès 2015, le ministre de l’Economie Emmanuel Macron propose un découpage d’EDF en deux entités : d’un côté les activités nucléaires et hydroélectriques, qui seront étatisées, et de l’autre les énergies renouvelables et la distribution d’électricité (Enedis) très rentables et dont on va ouvrir le capital pour récupérer des fonds.
Emmanuel Macron derrière le projet » Hercule «
Dès le départ, « Hercule » est bien le projet d’Emmanuel Macron, contrairement à ce que les communicants ont tenté de cacher durant de nombreux mois à partir du printemps 2019 quand je révèle son existence dans mon livre Le Grand Manipulateur. Après Alstom et Areva, cette idée de découper EDF en deux (une découpe censée alors financer la relance du nucléaire…) s’inscrit dans la droite ligne des conceptions néolibérales de l’État : les pertes supportées par le public (et donc les Français), les profits laissés au secteur privé (pour le plus grand bénéfice des actionnaires).
Dans ce schéma (qu’Emmanuel Macron dessine sur une feuille de papier qu’il tend à Jean-Bernard Lévy, l’ancien PDG d’EDF, lors d’une réunion à l’automne 2015 comme nous l’apprenait l’Obs la semaine dernière, la branche nucléaire devait vendre au même prix l’électricité des 58 réacteurs (désormais 56 depuis la fermeture de Fessenheim), à toutes les entreprises qui le souhaitent : Engie, Total (Direct Energie), ainsi que la branche commerciale d’EDF. Il s’agit bien d’une logique financière qui l’emporte sur une logique industrielle. Guère étonnant venant d’un ancien banquier d’affaires… À l’origine, c’est bien les banquiers d’affaires de la place de Paris, Messier Maris (Oui, le fameux Jean Marie Messier, devenu banquier d’affaires depuis quelques années) et Rothschild en tête, qui poussent ardemment l’État à opter pour une scission d’EDF.
La macronie déserte l’hémicycle
À l’Assemblée Nationale, gauche, droite et extrême-droite ont avancé que l’OPA de l’Etat sur l’électricien national, avec une sortie de la cote boursière, pourrait laisser les « mains libres » au gouvernement pour « démanteler » EDF. Une fois n’est pas coutume, le groupe LR, présidé par Oliver Marleix, qui se bat depuis de longues années sur le dossier Alstom et pour la souveraineté industrielle de la France, a donc décidé de voter la proposition de loi socialiste supportée par la NUPES. Au final, le texte a été adopté avec 205 voix contre 1. Une véritable Bérézina pour le gouvernement. Le groupe Renaissance a préféré battre en retraite en quittant l’hémicycle plutôt que de voter contre.
Le jeudi 9 février, emmenés par la députée des Yvelines Aurore Bergé, les députés Renaissance quittent l’hémicycle de l’assemblée nationale pour éviter d’être mis en minorité sur le dossier EDF.
Comme s’en félicite le député PS Jérome Guedj : « Il s’est passé quelque chose d’incroyable. Comme on était bons, comme on a réussi à convaincre, la macronie a purement et simplement déserté l’hémicycle. C’est du jamais vu ! C’est une majorité aux abois, ça montre son niveau de fébrilité. On a réussi à les mettre en minorité sur ce texte d’intérêt général ». Son collègue Brun ne cache pas, lui non plus, sa satisfaction : « Même si les macronistes étaient restés, nous aurions gagné ».
Les députés macronistes ont notamment considéré que l’article sur le bouclier tarifaire contournait la Constitution, car ajoutant une charge financière pour l’État non compensée. « Nous devons respecter notre Constitution. Dans ces conditions la majorité présidentielle refuse de continuer à participer à ces débats qui ne sont qu’une mascarade », a lancé la présidente du groupe Renaissance Aurore Bergé dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, avant que ses collègues décident de quitter leurs bancs.
En réalité, pour en savoir plus sur les intentions du gouvernement pour EDF, il faut se pencher sur le projet de note d’information à l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) sur l’OPA qui a été en grande partie réalisée. Concrètement, l’État n’a besoin de convaincre qu’un petit nombre des actionnaires afin de parvenir à détenir 90 % des titres. Dès qu’il franchit ce seuil de détention, il peut obtenir un retrait de la cote. Dans cette note, qui rappelle pour faire bonne figure que le premier projet Hercule n’est « plus d’actualité », il est toutefois précisé que « plusieurs chantiers de longs termes restent à l’étude », et sont bien évoquées des « contreparties » après discussion avec Bruxelles. On y apprend surtout que l’État « a l’intention de poursuivre le plan de cessions d’actifs à hauteur d’environ 3 milliards d’euros entre 2022 et 2024 » et qu’il se réserve « la possibilité de procéder, en lien avec l’ensemble des parties prenantes, à toute évolution ultérieure de l’organisation du groupe ».
Les découvertes du député PS Philippe Brun
À l’automne, Philippe Brun s’était également déplacé à Bercy pour prendre connaissance des notes confidentielles de l’administration du Trésor et de l’Agence des Participations de l’État (APE) sur l’EDF, notes que les hauts fonctionnaires renâclaient à lui transmettre (alors qu’ils avaient obligation de le faire auprès d’un député de la Nation). Après une rude négociation, Philippe Brun avait pu lire ces fameuses notes, et en avait tiré plusieurs enseignement dans son rapport parlementaire : « les documents consultés font état de la poursuite des travaux relatifs au projet Hercule, qui pourraient conduire à “(i) une sortie de cote d’EDF SA par rachat des minoritaires sur la base soit d’une loi, soit d’une offre de marché et/ou (ii) à une filialisation de tout ou partie des activités du groupe liées à la transition énergétique, suivie le cas échéant de leur introduction en bourse” ([3]). »
Et d’ajouter : « La même note consultée, préparatoire à la montée au capital d’EDF, fait état de ce que le lancement à court terme d’une opération de sortie de cote permet d’éviter de “débuter par une réorganisation du groupe [qui] enverrait un signal négatif aux organisations syndicales [lesquelles] ne manqueraient pas de se mobiliser fortement comme elles l’avaient fait lors des projets Hercule/Grand EDF ”. Les perspectives de réorganisation du groupe évoquées mentionnent “la cession d’environ 30 % des activités liées à la transition énergétique”. »
Relancer le nucléaire avec des capitaux étrangers ?
Car à l’heure de la relance du nucléaire voulue par le président Macron, le gouvernement et le groupe public ne doivent pas uniquement décider quel type de réacteur construire, mais surtout assurer des financements pérennes. EDF croule sous les dettes, et les investissements nécessaires à la relance d’un programme nucléaire – annoncé à l’automne 2021 par Emmanuel Macron – sont considérables. Derrière les slogans internes à l’entreprise sur le « nouveau nucléaire » ou les « EPR 2 », beaucoup de flou subsiste encore. Et l’éventuelle relance d’un nouveau plan Hercule, après la nomination de Luc Rémont comme PDG, suscite de nombreuses craintes parmi les syndicats.
Au-delà d’une cession des activités renouvelables, l’idée serait en fait de relancer une nouvelle filière nucléaire (afin de construire de nouvelles centrales) avec des investisseurs extérieurs à EDF, et même étrangers. Lors des précédentes discussions autour d’« Hercule », le pot aux roses est découvert par Norbert Tangy, représentant de l’association EDF Actionnariat salariés, un ancien directeur de centrale nucléaire, lors d’une « visio » organisée le 12 janvier 2021 avec Jean-Bernard Lévy. À cette occasion, celui qui était encore PDG d’EDF lâche : « Nous trouverons bien une solution avec la Commission européenne pour loger dans EDF bleu [censé alors rassembler les activités nucléaires] une entité pour le “nouveau nucléaire”, qui sera un actionnaire minoritaire d’un consortium d’investisseurs étrangers. » Faire financer ce « nouveau nucléaire » par des acteurs économiques non français n’est pas forcément chose aisée sur un plan politique. Mais Emmanuel Macron n’adore-t-il pas ce genre de paradoxe ?
Privatisation rampante
Mais une autre idée encore plus renversante aurait été mise sur la table selon une source proche du dossier : alors que l’Etat envisage de rallonger la durée de vie des centrales nucléaires existantes (on parle de 40 années d’exploitation supplémentaire…), le projet aurait été de permettre à ces fameux investisseurs extérieurs de profiter de cette rente phénoménale (la valeur de la production du parc nucléaire existant sur 40 ans est estimé à 450 milliards d’euros !) en leur cédant une partie du parc existant. Pour le gouvernement et l’État tout est bon pour trouver des financements alors que le coût du « grand carénage » des centrales existantes (c’est-à -dire leur rénovation) est estimé à au moins 60 milliards d’euros.
Le livret A à la rescousse ?
Guère étonnant si le jour où est adoptée à l’Assemblée la proposition de loi socialiste sanctuarisant EDF et empêchant tous ces projets financiers de se concrétiser, on apprend par la presse économique que la construction des six nouveaux réacteurs nucléaires pourraient être finalement financés par le Livret A, qui sert essentiellement à financer le logement social ! Car ces chantiers futurs devraient coûter plus de 55 milliards d’euros. Selon plusieurs sources, la Caisse des Dépôts, un des bras financiers de l’État, qui collecte le livret d’épargne préféré des Français, est ainsi entrée en contact avec EDF il y a six mois. À cette nouvelle, un acteur français du monde de l’énergie s’esclaffe : « Ils sont en panique ! Comme ils ne peuvent plus vendre la rente des réacteurs nucléaires et du renouvelable comme ils l’espéraient, ils appellent la Caisse dépôts à la rescousse. Mais ils n’ont pas le droit de disposer de cet argent comme ça ! C’est l’argent des plus pauvres, des plus démunis, inflatés, et ils s’en serviraient pour financer EDF qui est censé appartenir déjà à tous ? Tout ça alors que les prix de l’électricité augmentent ? C’est totalement immoral de réparer par cette épargne populaire la gabegie de l’État sur EDF. C’est une fuite en avant… » Décidément, la Caisse des Dépôts, qui va devenir actionnaire d’Orpea, la société d’Ephad, au coeur d’un autre scandale, sert plus que jamais sous la macronie de voiture-balai des spéculateurs et des prédateurs.
Marc Endeweld.