Des centaines de blessés, six morts dont deux gendarmes, une situation insurrectionnelle, l’état d’urgence décrété depuis le 15 mai : la Nouvelle-Calédonie, peuplée de quelque 271 400 habitants dont 101 000 kanaks (recensement de 2019) – s’enfonce dans une crise sans précédent depuis 26 ans. Signé le 5 mai 1998, l’accord de Nouméa permettait pourtant à ce territoire ultramarin français du Pacifique de se développer grâce à un statut quo en reconnaissant l’identité kanak.
« Le chaos est général, pire qu’en 1984 et 1988. Nous avions alerté la commission des lois et l’ancien Premier ministre Edouard Philippe dès février 2024, que la confrontation était inéluctable si le gouvernement continuait de tirer la page de l’accord de Nouméa » confie à Off investigation Victor Gogny, président du Sénat coutumier.
Cette institution regroupe tous les clans, chefferies et grandes chefferies de Nouvelle-Calédonie. Comment en est-on arrivé là ? C’est une série d’irresponsabilités politiques, d’entêtements, depuis 2021, de la part du président Macron et de son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui ont amené aux troubles actuels.
Un référendum sur l’indépendance percuté par le Covid
Les origines de la crise remontent à l’organisation d’un troisième référendum, qui devait se tenir en décembre 2021. Il était prévu par un accord signé à Nouméa en 1998, et convenu entre tous les acteurs politiques et coutumiers. Mais en septembre 2021, la pandémie du Covid arrive dans l’archipel. En octobre 2021, soit deux mois avant le scrutin, l’épidémie commence à faire des centaines de morts. 8 000 personnes sont contaminées. Les forces politiques et coutumières demandent de retarder la date du réferendum.
Depuis la colonisation, les kanaks gardent en mémoire les épidémies, qui, au 19ème siècle, ont décimé 75% à 90% de leur population. « Les traumatismes, les peurs viscérales, remontant à plusieurs générations, des chocs microbiens choléra, grippe espagnole, peste, lèpre sont dans toutes les mémoires », explique Yvon Kona, président du Sénat coutumier de l’époque. Il détaille au ministre Lecornu les raisons qui rendent impossible pour eux, la tenue d’une campagne électorale et d’un vote. Ainsi, le 13 octobre, le Sénat coutumier en fait état directement au ministre des Outre-Mer. Le 19 octobre, le Sénat coutumier vote même une délibération, qui demande au président de la République un report du référendum. Il réclame que le vote se tienne en septembre 2022, à l’issu « d’une période de deuil coutumier d’un an, à partir de septembre 2021, pour permettre aux familles, aux clans ainsi qu’aux citoyens de la Nouvelle-Calédonie de se reconstruire culturellement, socialement et économiquement ». Face au refus des autorités françaises de repousser le référendum, le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) – qui regroupe les partis politiques indépendantistes- ainsi que le Sénat Coutumier appellent à son boycott.
Boycott indépendantiste
Mais Gérald Darmanin ne tient pas compte des spécificités kanaks. Malgré le boycott, il organise le réferendum le 12 décembre 2021. A la question : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? », 96,5% des votants répondent « non ». Problème : la participation n’est que de 43,8% et l’abstention atteint 56,4%.
« C’est faux de dire que le pays a voté trois fois et a dit non à l’indépendance », estime Victor Gogny, le président du Sénat coutumier. « On était en pleine crise sanitaire. On devait faire le deuil. A l’occasion d’une visite à Nouméa, le Premier ministre Edouard Philippe s’était engagé pour que le référendum se tienne après les présidentielles en 2022. C’était une parole forte. Mais le gouvernement est passé en force. Et les kanaks ne sont pas allés voter. Après les résultats, le gouvernement français a affirmé que la Nouvelle-Calédonie restera française à tout jamais. Cela a provoqué un choc émotionnel inimaginable et les dégâts aujourd’hui sont immenses » déclare-t-il gravement.
Malgré deux recours du FLNKS et du Sénat coutumier pour annuler les résultats, le Conseil d’État les a confirmés. Dans son arrêt du 3 juin 2022, il considère que la levée de l’état d’urgence et des mesures de confinement « du 29 novembre au 10 décembre », soit douze jours de « campagne officielle », n’a pas affecté « la sincérité du scrutin ».
« Le Conseil d’État ne semble ainsi pas avoir tenu compte de l’impact spécifique que le covid peut avoir sur un peuple autochtone qui a été décimé dans le passé par des maladies exotiques », estime Jérôme Bouquet-Elkaïm, avocat du Sénat coutumier. Ce troisième référendum a donc accentué frustrations et sentiments de mépris dans un contexte de crise économique et sociale. Mais l’archipel mélanésien n’avait pas encore basculé dans la violence.
« Document Martyr »
A l’automne 2023, les services de Gérald Darmanin commettent une nouvelle « bourde » : ils adressent au Sénat coutumier et à tous les acteurs politiques un projet de base à la négociation d’un nouvel accord politique. Daté du 9 octobre 2023, ce document confidentiel est baptisé « document Marty » – les responsables politiques et coutumiers kanaks le surnomment entre eux « le document martyr ».
Off Investigation se l’est procuré. Il fait l’impasse sur les droits fonciers coutumiers et le droit civil coutumier. Seul le Sénat coutumier, au départ supprimé dans la version initiale, est rétabli dans la version 2 du projet (voir texte). « Le cadre des compétences dévolues au Sénat coutumier n’est pas clairement défini. Et tout ce qui marque la spécificité institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, la place reconnue aux kanaks à travers leurs institutions coutumières, leur lien particulier à leur terre, la reconnaissance du peuple d’origine, tout a disparu » estime Jérôme Bouquet-Elkaïm, avocat qui conseille le Sénat coutumier. Pour lui, « ce projet traduit l’intention du gouvernement Macron d’intégrer la Nouvelle-Calédonie dans un cadre français plus resserré en la sortant de l’accord de Nouméa pour aller plus loin dans les attentes des forces loyalistes partisanes d’un rapprochement constitutionnel avec la France ».
Et de fait, ce nouvel accord, qui vise à terme à remplacer l’accord de Nouméa, revient sur des acquis. Non seulement, il est contraire à l’esprit de l’accord historique de Nouméa signé en 1998, mais il est également contraire au texte dont il viole le principe d’irréversibilité.
L’incontournable accord de Nouméa
Dans son article 5, l’accord de Nouméa, adopté en 1998, prévoit que plusieurs consultations peuvent faire évoluer la Nouvelle-Calédonie vers « une émancipation complète », à travers une « nouvelle organisation politique ». Cela passe par « le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes », « un statut international de pleine responsabilité » et « l’organisation de la citoyenneté en nationalité ». Jérôme Bouquet Elkaïm précise : « Si la Nouvelle-Calédonie n’accède pas à l’indépendance, l’accord de Nouméa prévoit que le territoire continue de fonctionner dans le même cadre. Il est impossible d’en sortir ». Il se réfère à l’alinéa 5 qui stipule clairement que : « Tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette « irréversibilité » étant constitutionnellement garantie ».
En remettant en cause l’irréversibilité de l’accord de Nouméa, en ne préservant pas ses acquis, en ne garantissant pas les droits autochtones, en ne laissant pas la porte ouverte à la question de l’auto-détermination, le projet de nouvel accord politique de Gérald Darmanin a entrainé une levée de boucliers de l’ensemble des forces politiques et coutumières.
Fragilisation du droit coutumier
En jeu, la disparition du droit coutumier. En parallèle du droit civil français, il permet d’organiser des mariages, des adoptions, de développer une jurisprudence sur le droit de la famille ou le droit foncier par exemple. Or le « document Marty » prévoit la disparition des droits fonciers coutumiers et le principe des terres coutumières imprescriptibles, inaliénables et incessibles. Ces terres représentent 27% du territoire, données par l’ADRAF (Agence de Développement Rural et d’Aménagement Foncier), pour certaines spoliées depuis la colonisation et qui deviendraient alors impossible à revendiquer. « C’est grave. C’est un scandale » réagit Victor Gogny, actuel président du Sénat coutumier. « En nommant Sonia Backès – loyaliste et présidente de l’assemblée de la province sud – secrétaire d’état du ministre des Outre-Mer, en juillet 2022, l’Etat n’est plus impartial ». Sonia Backès a démissionné en septembre 2023 à cause d’un revers électoral local.
En avril dernier, c’est l’Assemblée du peuple kanak, qui regroupe l’ensemble des autorités coutumières, qui s’était mobilisée pour réaffirmer tous les acquis de la charte du peuple kanak et faire entendre sa voix contre le projet de Gérald Darmanin. « On ne peut pas faire disparaître tout un ordonnancement juridique. Par incompétence ou méconnaissance de la Nouvelle-Calédonie, le président Macron joue un jeu dangereux qui s’apparente à un coup de force », conclut l’avocat Jérôme Bouquet-Elkaïm.
Élargissement du corps électoral : la goutte d’eau qui fait déborder le vase
Début 2024, c’est le projet de loi constitutionnel relatif à l’élargissement du corps électoral, qui a mis le feu aux poudres. En avril dernier, on n’avait jamais vu autant de personnes, tout âge confondu, manifester pacifiquement dans les rues de Nouméa à l’appel des indépendantistes de l’Union Calédonienne et sa cellule de coordination des actions de terrain (CCAT). Les manifestants demandent le retrait du texte de loi, en passe d’être voté par le Parlement. « De mon point de vue, le gel du corps électoral fait parti des acquis de l’accord de Nouméa. Le fait que l’Etat revienne dessus, cela veut dire qu’il a renié sa parole. Pour nous, quand on dit quelque chose, on doit tenir parole », explique Victor Gogny. En jeu : accorder le droit de vote à des personnes arrivées depuis moins de dix ans sur le territoire. Cette problématique ramène, une fois de plus, le peuple premier kanak à la question coloniale. « Cela va nous rendre encore plus minoritaires sur notre territoire . Être indépendant et émancipé, cela devient très compliqué » explique Victor Gogny.
Cette question hautement sensible avait déjà été négociée dans l’accord de Nouméa. Son article 2 instituait le principe « d’un corps électoral restreint », irréversible jusqu’à l’émancipation de la Nouvelle-Calédonie. Mais il faut croire que le gouvernement Macron a voulu s’en affranchir. Et ce projet de loi porté par Gérald Darmanin a été d’autant plus perçu comme une humiliation que le ministre de l’Intérieur avait assuré avoir le soutien du FLNKS.
Pourtant, dès juin 2023, Victor Tutugoro, président de l’Union progressiste en Mélanésie et Roch Wamytan, président du Congrès, tous deux signataires de l’accord de Nouméa et membres du FLNKS, précisaient : « S’agissant de la durée de résidence suffisante, le FLNKS ne peut accepter une durée inférieure à dix ans. Le FLNKS demande que des travaux soient menés en concertation avec les services de l’Etat ».
Un « chantage présidentiel » ?
En début de semaine, après l’adoption de la réforme par l’Assemblée Nationale et le début des émeutes, le président Macron a annoncé qu’il ne convoquerait pas tout de suite le congrès à Versailles pour entériner l’élargissement constitutionnel du corps électoral. Pour cela, les partis politiques de Nouvelle-Calédonie doivent trouver un accord d’ici juin pour mettre un terme aux désordres. Sur place, l’intervention du président est vécue comme un chantage qui ne passe pas du tout et exclut une nouvelle fois le Sénat coutumier. Le FLNKS et le Sénat coutumier qui avaient demandé le retrait du texte sur la réforme électorale en appellent au calme. Mais ils ne sont plus entendus par la jeunesse. 8 à 10 000 individus de Nouméa et de sa banlieue, sont désormais impossible à contenir. Ils plongent l’archipel mélanésien, chaque jour, dans une situation de plus en plus chaotique alors que les trois usines de nickel de l’ïle sont au bord de la faillite et que c’est toute l’économie qui vacille.
« Il faut que chacun fasse des concessions pour arriver à des compromis » conclut Victor Gogny. Il ajoute : « La solution est dans un dialogue ouvert avec toutes les communautés dans l’esprit et la poursuite de l’accord de Nouméa. Il faut lancer une mission de dialogue impartiale, composée de hautes personnalités. Cela permettra de rétablir les conditions du vivre ensemble et de trouver une solution respectueuse des aspirations du peuple autochtone et de ses jeunes. On attend une réponse politique de l’Etat, et pas une réponse sécuritaire ».
En attendant, le Sénat coutumier réfléchit à actionner d’autres leviers, auprès de l’ONU. Sur ce dossier, la France viole ses engagements internationaux et notamment la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales, et à travers elle, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.
Contactés, le ministère de l’intérieur et l’Élysée n’ont pas donné suite aux demandes de Off Investigation.