Si les services d’urgences saturent depuis des années, depuis quelques mois, ce sont les médecins qui craquent. En Bretagne, neuf médecins urgentistes ont démissionné dans trois hôpitaux publics en 2023. Las des conditions de travail, usés par leur métier.
L’année 2023 restera une année noire pour les hôpitaux publics bretons. Dans les services d’urgences, neufs médecins (3 à Lannion, 5 à Saint-Brieuc et 1 à Pontivy) ont démissionné. Une débandade qui n’a pourtant rien de surprenant. « Les urgences sont en crise perpétuelle », soupire le Dr Christian Brice, médecin urgentiste depuis 20 ans au CHU Yves-Le-Foll à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) et délégué régional de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf), qui a vu 5 de ses 16 collègues démissionner l’an dernier. « Et ça ne va pas s’améliorer. On ne voit pas le bout du tunnel ».
Par pudeur, par honte aussi, les démissionnaires sont peu à accepter d’expliquer publiquement leur choix. « Ils sont gênés d’abandonner vis-à-vis de leurs collègues et de leurs patients. Ils savent qu’en partant, ils rajoutent de la difficulté à ceux qui restent », analyse Christian Brice. Seul l’un d’eux a décidé de parler, et il ne mâche pas ses mots. Au Centre Hospitalier du Centre-Bretagne, près de Pontivy (Morbihan), Louis-Marie Jouannot, chef des urgences et du SMUR, 34 ans, a jeté l’éponge à la fin de l’année 2023. « Désabusé », alors qu’il s’était battu pendant quatre ans pour constituer une équipe « compétente », le médecin urgentiste a donné sa démission le jour de son anniversaire. « C’était ça ou le mur », confie l’ancien chef de service.
Parmi les raisons qui ont poussé Louis-Marie Jouanno à démissionner, la charge de travail, trop importante. « On reçoit entre 100 et 150 patients par jour pour seulement quatre médecins, on ne peut pas coordonner les soins avec si peu de moyens humains. Cette charge mentale n’était plus possible à gérer. J’étais seul à prendre les décisions », détaille l’ancien chef de service. Le salaire des médecins à l’hôpital public est un autre de ses arguments. « On fait des gardes payées 400 € les 12 h. Un médecin qui débute aux urgences à temps plein, après 9 ans d’études, touche 3 400€ pour 48 h sur le contrat, mais dans la réalité, on est plutôt autour de 60-90 h. On fait de la médecine d’urgence, on prend en charge des cas graves, des AVC, des enfants victimes d’accidents de la route… on doit intuber, prendre des décisions importantes dans la minute. À ce tarif-là, moi j’appelle ça un sacerdoce et je ne suis pas curé ! »
« Les médecins dans les hôpitaux croient au service public, mais quand on voit la situation aux urgences, il ne reste plus grand-chose pour les faire rester », constate le Dr Brice, qui a vu la fatigue physique et mentale user ses plus jeunes collègues au fil des années. « Aujourd’hui, les médecins urgentistes ne restent plus que quatre ans en moyenne en contrat. C’était 10 ans il y a quelques années. Les jeunes médecins sont très rapidement rincés et choisissent l’option « intérim », qui leur permet de gérer leur planning tout en étant mieux payé. »
La responsabilité de l’ARS
Le Dr Jouanno, désormais médecin généraliste près de l’hôpital où il a exercé, voit dans cette situation la marque du « mépris » de l’Agence régionale de santé (ARS). « Je pensais au départ que l’ARS soutenait les hôpitaux, pas qu’elle leur forçait la main. J’ai mis des années pour construire une équipe, pour trouver des remplaçants, pour faire en sorte que les patients trouvent un médecin en venant aux urgences. J’avais noué un partenariat avec l’Armée, pour que les médecins militaires puissent prendre des gardes à l’hôpital. Ils ont du temps et ils étaient heureux de le mettre à profit, ça marchait très bien. Et, du jour au lendemain, l’ARS a décidé que les contrats entre l’hôpital et l’Armée n’étaient pas légaux. On m’a fait sauter des contrats avec des médecins compétents. Cette décision a détruit trois ans de travail. Si l’ARS pouvait passer de nuisible à inutile, ce serait déjà pas mal », fulmine Louis-Marie Jouanno.
Contactée, l’ARS Bretagne n’a pas répondu à nos questions, mais nous a fait parvenir ces quelques lignes : « L’ARS Bretagne ne constate pas, à l’échelle de la région, un nombre important de démissions qui affecterait particulièrement les services d’urgence. Dans tous les cas, les démissions relèvent de décisions individuelles sur lesquelles l’ARS Bretagne n’est pas légitime pour apporter des commentaires. Néanmoins, le fonctionnement des services d’urgences fait l’objet d’un suivi continu. »
Pourtant, dans les services d’urgences, la difficulté pour trouver des médecins remplaçants s’est aggravée, d’autant que la loi Rist, promulguée en mai 2023, n’a rien arrangé, en changeant les règles de rémunération pour l’embauche des médecins remplaçants. « On a besoin de remplaçants, quand on ne les a pas, on met la pression sur les titulaires. Le temps plein devient alors facilement un 130 % ! Et après, on s’étonne que les jeunes médecins ne restent pas », poursuit l’ancien chef de services des urgences de Pontivy.
« L’ARS continue d’imposer des restrictions financières, ajoute Christian Brice. On se retrouve avec du matériel obsolète, qui tombe en panne, faute de moyens. Pour l’année 2024, on a budgété 2,3 millions d’euros de matériel, l’ARS nous donne 1,6 millions. On manque de tout, c’est terrible. »
Des patients et des médecins en souffrance
Plus de matériel, plus de médecins… Et plus d’urgences. Un peu partout en Bretagne, de nombreux services sont désormais régulés pendant les week-ends et les vacances scolaires, voire fermés la nuit, faute de personnel. Une aberration pour le Dr Jean-Marc Le Gac, qui a passé 25 ans de sa vie aux urgences de Lorient, avant de changer de spécialité, il y a huit ans. « Fermer les urgences la nuit, c’était inenvisageable il y a encore quelques années. Médecins et patients se mobilisaient pour l’empêcher. Aujourd’hui, tout le monde s’en fout, on s’est résignés », constate le médecin, lui aussi syndiqué à l’Amuf.
Lui qui a connu la création de la médecine d’urgence, il y a trente ans, déplore la situation, même si elle ne le surprend pas. « Le métier est de plus en plus difficile, il y a de plus en plus de monde aux urgences et il y a de moins en moins de lits à l’hôpital. Forcément, ça augmente la pénibilité du travail pour les médecins. Personne ne s’y intéresse et pourtant ce n’est pas nouveau. J’ai connu six urgentistes qui se sont suicidés. Il y a un profond mal-être. Et les patients en pâtissent aussi. »
Les trois médecins s’accordent en effet pour dire que la qualité de prise en charge des patients se dégrade. « C’est une des raisons qui m’a fait partir, confirme Jean-Marc Le Gac. Il y avait trop de patients, je ne pouvais plus faire mon métier correctement et je devenais désagréable avec eux. »
« On manque de lits, de personnel, explique Louis-Marie Jouanno. Ça m’est arrivé de devoir faire revenir une aide-soignante pour nourrir et laver un patient qui était en attente depuis trois jours, entre un vieillard grabataire et un enfant qui vomit. » De son côté, le Dr Christian Brice nuance : « On accuse souvent les gens d’aller aux urgences pour rien, mais il n’y a plus de généralistes ni de spécialistes. C’est juste une excuse bidon pour faire baisser les financements des urgences, car dans les faits, je ne passe pas plus de 3 % de mon temps avec des gens qui sont venus pour rien. »
« Ca tient encore, mais ça peut basculer »
Jean-Marc Le Gac, devenu coordinateur médical au Centre de simulation de santé de Bretagne Sud, s’estime chanceux d’avoir pu changer de service avant de frôler le burn-out. Mais regrette que les jeunes médecins soient aujourd’hui bloqués dans leur spécialité. « Ils ne peuvent pas aller ailleurs, confirme Louis-Marie Jouanno. On les forme puis on les essore. Les jeunes qui le peuvent partent en clinique privée, où le salaire est à la hauteur des emmerdes qu’on endosse, d’autres partent en centre de soins programmés. » D’autres encore, choisissent de tout arrêter et de quitter la médecine, faute de pouvoir passer dans un autre service.
Louis-Marie Jouanno a eu l’occasion d’aborder tous ces points avec le directeur de cabinet du ministère de la Santé, au moment de sa démission. « Il m’a appelé, pendant une heure, j’ai expliqué mes raisons. À la fin, il m’a demandé : « qu’est-ce qui pourrait vous faire rester à l’hôpital ? » J’ai retourné la question : « qu’est-ce que vous pouvez faire pour me faire rester ? » Et il n’avait rien à me proposer », raconte Louis-Marie Jouanno, amer. L’ancien urgentiste a malgré tout promis à son équipe de revenir, pour une garde, une fois par mois. « Ça reste mon service, pour lequel j’ai donné quatre ans de ma vie. Je ne veux pas laisser les collègues, je veux les aider. »
En attendant, les postes des neufs médecins urgentistes laissés vacants n’ont pour la plupart pas été remplacés. À l’hôpital Yves-Le-Foll, à Saint-Brieuc, il faudrait sept médecins en plus, selon les calculs de Christian Brice. « Mais avec les conditions de travail proposées, ce n’est pas possible, ajoute-t-il. Aujourd’hui, si ça tient encore, c’est parce que l’équipe est sympa, mais ça peut basculer. »
« Pendant le Covid, on nous a dit : « ce ne sera plus jamais comme avant ». Non, c’est vrai, c’est pire ! Les urgences sont en état d’urgence : on n’a pas arrêté de fermer des lits, on met des rustines sans chercher de solutions sur le long terme. J’ai 59 ans et je flippe en pensant aux problèmes de santé potentiels que je vais avoir en vieillissant. Je n’ai pas envie de moisir sur un brancard dans un couloir pendant des jours entiers… », s’inquiète Jean-Marc Le Gac. D’autant que la situation ne semble pas sur le point de s’améliorer. Récemment, un médecin urgentiste du Centre-Hospitalier du Centre-Bretagne, qu’a quitté Louis-Marie Jouanno, a lui aussi évoqué ses doutes quant à son avenir aux urgences.
Manuella Binet