Exclusif. Le Parquet européen en charge de la lutte contre les infractions financières (souvent désigné par son acronyme anglais « EPPO ») refuse de se saisir d’un dossier portant sur « une possibilité de fraude à grande échelle » impliquant les fabricants chinois de smartphone OPPO et VIVO. Pire, la justice européenne aurait caché le dossier aux juridictions financières des Etats européens potentiellement lésés. L’affaire laisse perplexe sur la politique de l’Union européenne en matière de lutte contre l’évasion fiscale.
Le 27 juillet 2023, Frédéric Baab, Procureur européen délégué pour la France, recevait à son bureau parisien un signalement sur un vaste réseau de fraude et de blanchiment qui impliqueraient deux constructeurs chinois de smartphones opérant en Europe : OPPO et VIVO.
(Signalement d’« une possibilité de fraude à grande échelle », adressé le 27 juillet 2023 au Procureur européen délégué pour la France)
Ce courrier, envoyé par des avocats qui défendent les intérêts d’une entreprise s’estimant lésée par l’un des deux fabricants chinois, était accompagné d’un dossier de 40 pages détaillant une enquête approfondie sur les pratiques frauduleuses supposées de OPPO et VIVO. Une source proche de cette affaire, qui souhaite rester anonyme, nous a transmis une copie de l’intégralité de ces documents.
Le Parquet européen balaie un signalement sur les activités d’un « cartel » chinois ?
La lettre adressée au procureur européen pour la France précise que le même signalement a été transmis au procureur européen délégué pour l’Italie. Elle mentionne aussi une seconde lettre, datée du 5 juin 2023, dont nous avons également obtenu une copie. Il s’agit d’une demande de rendez-vous adressée au Parquet européen « central » à Luxembourg. « Avant de prendre les mesures nécessaires pour déposer une plainte formelle auprès de votre bureau, notre client souhaite avoir la possibilité de rencontrer vos services pour discuter de la question, en personne », lit-on dans cette lettre.
(En-tête de la lettre destinée à l’adresse luxembourgeoise du Parquet européen, datée du 5 juin 2023 et portant sur une demande de rencontre en personne.)
Dans ce courrier du 5 juin, les avocats de l’entreprise considérant être victime d’un préjudice affirment détenir les preuves qu’un concurrent chinois a utilisé des bénéfices issus d’activités illégales en Inde pour renforcer sa position en Europe. Ils indiquent que « la structure des activités du concurrent dans l’UE pourrait affecter les ressources propres de l’Union, notamment la TVA ». Selon eux, les sociétés mères des filiales européennes d’OPPO et VIVO, situées dans des juridictions offshore, violeraient les lois anti-blanchiment. Ils soutiennent par ailleurs que les deux fabricants de smartphones, malgré leurs déclarations, ne sont pas indépendants mais forment un cartel.
Selon notre source, les avocats de la société se disant lésée ont par la suite été reçus au siège luxembourgeois du Parquet européen mais il leur a été signifié qu’aucune poursuite ne serait engagée dans ce dossier et ils n’ont jamais été recontactés. « Nous sommes bien entendu prêts à mettre à disposition toute la documentation justifiant ce qui précède », écrivaient-t-ils pourtant dans leur courrier du 5 juin 2023.
Bien que souvent qualifié de parquet, l’EPPO est un organe indépendant de l’Union européenne, chargé de poursuivre les infractions graves affectant ses intérêts financiers, telles que la fraude douanière et à la TVA (pour des montants supérieurs à 10 millions d’euros), ainsi que le blanchiment et la corruption.
OPPO/VIVO, la conquête de l’Ouest
Très présentes en Chine et en Inde depuis 2014, OPPO et VIVO ont fait leur entrée sur le marché européen en 2018, où la marque OPPO s’est hissée à la 4ème place, captant 6% des parts de marché, derrière Xiaomi (18%), Apple (28%) et Samsung (32%).
Le 26 juin 2018, le coup d’envoi de cette expansion est donné sous la pyramide du Louvre à Paris où OPPO lance son smartphone Find X Automobili Lamborghini Special Edition, fruit d’un partenariat avec ce prestigieux constructeur automobile, racheté en 1998 par l’allemand Audi, filiale de Volkswagen. Un « bijou technologique » révélé au monde par le footballeur brésilien Neymar lui-même. Un vrai conte de fées, à 2 000 euros pièce tout de même.
Mais derrière cette façade de paillettes sur papier glacé, se cacherait une réalité économique beaucoup moins avouable et des pratiques financières plus que douteuses.
Pour s’en apercevoir, il faut se pencher sur les actes officiels et les comptes sociaux des filiales créées par les deux constructeurs chinois en Europe : une dizaine pour OPPO, contre deux pour VIVO. À partir de 2018, OPPO et dans une moindre mesure VIVO, créent des filiales en France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Espagne, Pologne ainsi qu’en Suisse et en Grande-Bretagne.
Chiffres d’affaires mirobolants mais bénéfices dérisoires ?
Les filiales européennes d’OPPO sont capitalisées au niveau relativement bas de 100 000 € et présentent toutes, sans exception, un « mode de gestion » identique : elles affichent des chiffres d’affaires significatifs, parfois de plusieurs centaines de millions d’euros, mais des bénéfices nets extrêmement faibles, voire négatifs.
Toutes ces sociétés affichent également des taux d’endettement pharaoniques. La palme revient à la filiale belge, OPEAK, qui en 2023 présente un taux d’endettement de 626% ! Dettes principalement contractées auprès de leurs « fournisseurs » dont on est fondé à penser, selon le dossier d’enquête, qu’ils sont en réalité des entités liées.
Certaines filiales comme OROPE France ou OROPE Germany, dépendent directement de leur maison mère via des prêts au taux de 0,5%. Des maisons mères toutes situées à Hong Kong, paradis fiscal qui offre, entres autres, l’avantage de ne pas taxer les bénéfices réalisés à l’étranger.
(Organigramme des filiales européennes OPPO/VIVO. Crédit : Florence Gaillard)
Ce « modèle » de gestion laisse présumer que les filiales européennes se feraient prêter les stocks quasi gratuitement par les maisons mère/fournisseurs, souvent à des prix artificiellement élevés. En achetant ainsi leurs produits à un coût gonflé, les filiales réduisent leurs profits déclarés en Europe. Lorsque les téléphones sont vendus, les bénéfices sont transférés à Hong Kong sous forme de remboursements de prêts ou de dettes, laissant des marges ridicules (et donc moins d’impôts à payer localement) dans les pays européens où sont implantées les filiales.
« Sur les achats fournisseurs, il n’est pas rare de voir une redevance pour l’usage de la marque, encore très courante dans ce type de montage », nous explique un enquêteur financier que nous avons interrogé. Dans ce cas, c’est souvent une entité liée, comme la maison mère, qui détient la propriété de la marque OPPO ou VIVO et décide de sa valeur. « Plus elle est élevée, plus la maison mère capte de bénéfices et comme il n’y a pas de référence de marché pour la propriété intellectuelle, il est presque impossible de contester ces montants ».
Mais, effet boomerang d’une redevance trop élevée : elle fait grimper la valeur douanière des marchandises entrant dans l’UE et donc la TVA à l’importation. « C’est la raison pour laquelle il ne serait pas surprenant que les filiales situées au sein de l’UE ne réintègrent pas les redevances dans la valeur en douane des produits importés », présume notre enquêteur financier.
(Représentation du circuit financier et flux de marchandises supposés entre les filiales d’OPPO et le marché européen. Infographie : Florence Gaillard).
OPPO et VIVO ne se contentent pas de jouer à cache-cache avec le fisc européen. Leurs maisons mères, basées à Hong Kong, seraient les plaques tournantes d’un système de fraude massive et de blanchiment s’étendant bien au-delà des frontières de l’UE.
Un système de fraude fiscale mondiale et massive
Les trois structures hongkongaises qui contrôlent les entités européennes sont elles-mêmes détenues par des sociétés basées dans les Îles Vierges britanniques (IVB), véritables boîtes noires où les flux financiers et les bénéficiaires effectifs restent inaccessibles. Les IVB offrent les avantages d’un paradis fiscal « classique », mais en outre, les autorités ne donnent pas accès aux documents officiels de sorte qu’il est quasi impossible de savoir qui contrôle les sociétés enregistrées sur son territoire. Le dossier d’enquête montre qu’il s’agirait en réalité d’OPPO Chine et VIVO Chine appartenant toutes deux au groupe BBK, l’un des plus grands groupes chinois d’électronique.
Au-delà des frontières européennes, ce réseau opère en Chine, en Inde ou en Australie et dans de nombreux paradis fiscaux. Des entités à travers lesquelles circulent des flux d’argent colossaux. Au fil des 40 pages du document auquel nous avons eu accès, apparaît une stratégie de brouillage des pistes savamment orchestrée. Utilisation de prête-noms, changements fréquents d’adresses et de dirigeants, impossible de déterminer l’identité des bénéficiaires réels de ces flux hors-normes. L’opacité de certaines entités est telle qu’il n’a même pas été possible d’en déterminer la juridiction d’appartenance.
Si les magistrats du Parquet européen n’avaient pas saisi la portée de ces éléments du dossier, un petit détour par l’Inde où les autorités, elles, ont enquêté, auraient pu leur mettre la puce à l’oreille. Des enquêtes qui ont fait grand bruit dans ce pays en 2022 se sont soldées par un scandale de grande envergure impliquant directement OPPO, VIVO (et XIAOMI) pour fraude fiscale (notamment sous la forme de royalties) et blanchiment d’argent.
Scandales en Inde
En juillet 2022, une enquête des autorités indiennes a révélé des pratiques frauduleuses d’une ampleur colossale. Entre 2014 et 2021, VIVO India aurait transféré illégalement près de 12 milliards de dollars vers des sociétés étrangères, notamment hongkongaises, entraînant une perte fiscale estimée à 340 millions de dollars.
De son côté, OPPO India aurait bénéficié de 551 millions de dollars d’exonérations indues grâce à de fausses déclarations aux autorités douanières concernant les biens importés pour la fabrication de téléphones mobiles. Ces affaires ont fait grand bruit en Inde et ont largement été couvertes par la presse, y compris anglophone. Et en mai 2024, c’est au tour de la police bangladaise de révéler une fraude douanière impliquant OPPO Bangladesh, dans une affaire similaire à celle relevée en Inde.
Flux de marchandises et flux financiers
Dans le rapport remis au parquet européen, se trouve une analyse des flux financiers et de marchandises entre OPPO India et VIVO India entre juillet 2019 et juin 2023, en s’appuyant sur des bases de données spécialisées. Cet examen permet de retrouver les 12 milliards de dollars de fraude fiscale imputés à VIVO par les autorités indiennes. Pour OPPO, en utilisant la même méthodologie, le suivi des flux sur la même période révèle un montant atteignant 21 milliards de dollars, bien supérieur aux 530 millions annoncés par les autorités indiennes
Sur ce montant, 3,2 milliards ont atterri chez SKY ROYAL TRADING (la société mère qui gère les filiales européennes) et 2,1 ont pris la direction des Îles Vierges britannique pour se loger chez ROBUST IDEA (IVB – maison mère de SKY ROYAL). Le reste, soit 15,6 milliards de dollars se sont « perdus » dans des sociétés aux juridictions inconnues.
(Représentation des flux financiers entre OPPO India et ses filiales, entre juillet 2019 et juin 2023. Crédit : Florence Gaillard)
L’étude de ces flux permet de retracer le circuit des marchandises. Les composants viennent de Chine. Ils sont virtuellement envoyés à Hong Kong où ils sont surfacturés, mais ils sont physiquement envoyés en Inde pour y être assemblés et manufacturés. Ce faux prix de transfert permet de laisser toute la marge bénéficiaire à Hong Kong. Une marge bénéficiaire qui permet de s’offrir un joueur de foot d’envergure internationale et de payer des royalties à Lamborghini pour l’utilisation de son logo ?
Autre point mis en évidence par l’enquête : contrairement à leurs affirmations, OPPO et VIVO sont en réalité étroitement liées. Toutes deux sont des filiales du même groupe d’électronique chinois, BBK. Bien qu’issues de ce groupe commun, les deux marques prétendent avoir évolué de façon indépendante et n’avoir plus aucune relation, ni entre elles, ni même avec leur groupe d’origine, « qui n’est plus ce qu’il a été », précise la page Wikipédia de VIVO. Son porte-parole enfonce le clou en 2020, lors de l’implantation de VIVO en France, en affirmant que « l’entreprise n’appartient à aucune société mère ».
Pourtant, le dossier d’enquête expose une réalité bien différente. Des documents officiels de sociétés hongkongaises montrent sans ambiguïté qu’OPPO et VIVO ne sont pas de véritables concurrents, mais qu’ils agissent de façon coordonnée, mettant en œuvre des stratégies financières identiques. L’acharnement d’OPPO et VIVO à cacher leurs liens « pourrait dissimuler des pratiques anti-concurrentielles permettant par exemple d’obtenir un plus gros seuil de pouvoir de marché et donc de dominer les autres opérateurs sur le même secteur », explique Grégory Houillon, professeur de droit à l’université de Poitiers. Selon lui, ce type de pratiques pourrait tomber sous le coup des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui visent à protéger la concurrence. Cette affaire pourrait donc également intéresser la Direction générale de la concurrence de la Commission (DG COMP).
Contactées à l’issue de notre enquête au sujet des soupçons à leur endroit que nous rapportons, les deux sociétés chinoises n’ont à ce stade pas encore donné suite à notre sollicitation. Dès lors qu’une réponse de leur part nous serait apportée, nous nous engageons à l’incorporer à cet article.
Un signalement caché aux parquets nationaux concernés ?
Face à une telle accumulation de preuves et de pratiques douteuses, pourquoi le Parquet européen, qui a des pouvoirs d’investigation, n’a-t-il pas jugé utile d’ouvrir une enquête ? D’autant que ces infractions relèvent bel et bien de ses compétences, ainsi que nous l’explique Grégory Houillon qui s’interroge également face à cette inertie.
« C’est d’autant plus étrange que le Parquet européen ne se soit apparement pas saisi de cette affaire qu’elle réunit de façon cumulative les quatre critères de compétences tels que définis dans son règlement, notamment à l’article 22 . À savoir, le caractère pénal de l’infraction, ce qui est le cas de la fraude fiscale et du blanchiment, le fait que les infractions soient liées à deux États ou plus, qu’elles entraînent un préjudice d’un montant total d’au moins 10 M € et qu’elles portent atteinte au budget de l’Europe ».
À tout le moins, les magistrats du Parquet européen auraient-ils dû transmettre ce signalement aux juridictions nationales concernées comme son règlement le lui impose, car le « mode de gestion » des filiales européennes pourraient les concerner.
« Les montages financiers visant à minimiser artificiellement les profits pour réduire l’impôt sur les sociétés ou l’impôt sur les revenus des bénéficiaires comme cela semble être le cas des filiales européennes, relèvent des juridictions nationales. En l’occurrence, le parquet national financier (PNF) ou la direction générale des Finances publiques (DGFIP) », relève un avocat fiscaliste que nous avons interrogé. Il nous précise que le règlement du parquet européen lui impose de transmettre les signalements pour lesquels il se déclare incompétent, aux instances nationales. « C’est certainement ce que les procureurs européens ont dû faire avec ce dossier », assure-t-il
Sauf que, « après vérification, le PNF n’a pas été destinataire d’un signalement du parquet européen qui serait relatif à ces deux constructeurs », nous a répondu le parquet financier à qui nous avons posé la question.
Nous avons également contacté Frédéric Baab, procureur européen délégué pour la France, ainsi que le service de presse de l’EPPO central à Luxembourg, afin de confirmer la réception de ce signalement et savoir quelles suites lui avaient été données. Une première réponse, signée par une chargée de presse et rédigée en anglais, nous assure que l’EPPO n’a jamais reçu ce signalement.
Mais deux jours plus tard, revirement, la même chargée de presse nous envoie spontanément un rectificatif : après « des recherches plus approfondies », elle reconnaît qu’un signalement a bien été reçu en Italie, mais qu’après examen, « il a été décidé » de ne pas donner suite. Nous demandons alors pour quels motifs et qui prend au final ce genre de décision ? La réponse que nous fait la chargée de presse est pour le moins lunaire : « Veuillez noter que nous ne commentons généralement pas les enquêtes en cours, ni ne confirmons publiquement les affaires sur lesquelles nous travaillons. »
Devons nous comprendre que l’EPPO travaille donc, peut-être, sur une affaire pour laquelle il a décidé de ne pas ouvrir d’enquête ? Une rhétorique administrative dont on pourrait sourire si cela ne traduisait pas la désinvolture avec laquelle les procureurs s’affranchissent des règles minimales de transparence et de sincérité affichées par cette institution européenne.
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