Renault a acté l’arrêt de la production de moteurs de Formule 1 dans son usine de Viry-Châtillon. Cette emblématique fabrication laisse la place à Mercedes pour équiper l’écurie Alpine. Alors qu’elle pose la question du devenir de plusieurs centaines de salariés, cette décision soulève aussi la question d’une perte d’influence française dans le secteur.
Après une saison 2024 achevée à la sixième place au classement des constructeurs pour l’écurie Alpine, le groupe Renault, la maison-mère, a décidé, en cours de saison, de cesser la production de moteurs de Formule 1 dans l’usine de Viry-Châtillon, haut-lieu de l’histoire du losange avec la Formule 1 depuis 1977, où Renault se lança pour la première fois dans la discipline. Cette production appartiendra donc au passé à compter de 2026, année d’une nouvelle réglementation moteur, jetant ainsi à la poubelle tout le travail effectué par les salariés sur un moteur qu’ils affirmaient comme prometteur pour renouer avec la victoire. Une décision, prise pour une raison financière, qui pose un risque en matière d’emplois dans l’usine et chez les sous-traitants, mais aussi sur le rayonnement français dans le monde de la Formule 1 à l’avenir.
Communiqué officiel des représentants du personnel d’Alpine Racing. #ViryOnTrack pic.twitter.com/bqWvB45PbP
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Un V6 turbo hybride de Renault remplacé par un moteur Mercedes
« Tant que je serai là, les gens de la Formule 1 n’auront pas à s’inquiéter. » Ces propos de Luca De Meo, directeur-général de Renault en 2021, ont pris un terrible coup de vieux trois ans plus tard car ce même De Meo, avec le conseil d’administration du groupe Renault, a annoncé le 30 septembre dernier, après deux mois de consultation, la cessation de l’activité moteurs F1 de Renault à partir de 2026 dans l’usine de Viry-Châtillon, afin d’utiliser un moteur Mercedes pour l’écurie Alpine. « Je ne comprends pas comment on peut faire courir une voiture Alpine avec un moteur Mercedes », s’étonne Bernard Dudot, ingénieur considéré comme le père du V6 turbo et du V10 en F1, directeur technique de Renault sport dans les années 1980 et 1990 puis directeur adjoint de l’écurie Renault dans les années 2000.
Pour remplacer cette fabrication emblématique, l’usine va être transformée en « un pôle d’excellence technologique » dénommé Hypertech Alpine, où l’accent est mis sur la recherche autour des technologies de moteur électrique ou le développement des programmes sur le championnat du monde d’Endurance (WEC).
Comment en est-on arrivé là ? Plusieurs raisons s’entre-mêlent. Tout d’abord, un relatif sous-investissement de l’ex-Régie au moment de l’instauration du moteur V6 turbo hybride en 2014, du temps de la présidence de Carlos Ghosn. « Quant le V6 turbo hybride est mis en place, on dit dans le paddock que Mercedes a dépensé un milliard de dollars pour le développement de ce moteur », informe le journaliste Emmanuel Moine, animateur de l’émission Les Pistonnés sur la chaîne YouTube First team sports.
Je tiens à adresser une pensée aux employés de Viry-Châtillon pour tout les efforts réalisés pendant des années, on ne vous oublie pas 💙
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Une Alpine c’est motorisé par Renault et rien d’autre #ViryOnTrack pic.twitter.com/MofJaZM45h
Ensuite, l’instabilité chronique, tant dans la direction de l’écurie que dans les départements châssis et moteur depuis 2021. La période a en effet été marquée par des changements en cascade et un management erratique dénoncé par d’anciens cadres de l’écurie, notamment le quadruple champion du monde Alain Prost, freinent le travail de l’écurie dans son ensemble.
Enfin, l’absence de résultats génère de la tension entre les deux départements, situés de part et d’autre de la Manche car le châssis se fait à Enstone (Royaume-Uni) et le moteur à Viry-Châtillon. « C’est une polémique qu’on ne souhaite pas entretenir. Elle n’existe que quand ça va mal. Quand ça va bien, il n’y a pas de polémique », tempère Patrick Gabaud, membre du CSE de l’usine de Viry-Châtillon. Mais Denis Chevrier, ancien ingénieur de Renault des années 1980 jusqu’aux années 2000, parle d’une « cabale » de la part d’Enstone envers Viry-Châtillon. « Pourquoi je me suis permis de dire ça ? C’est que je les ai vus à l’œuvre, à cette période-là. Je sais très bien qu’ils sont tout à fait capables d’essayer de faire porter le chapeau d’une quelconque contre-performance aux autres », enchérit-il, dépité.
« Flavio Briatore n’est pas un fédérateur ! »
Et ce, d’autant plus que c’est Flavio Briatore qui a fort probablement conseillé De Meo et le conseil d’administration de Renault de cesser l’activité moteur, coûtant 150 millions d’euros par an, pour qu’Alpine ait des moteurs Mercedes pour un coût de 20 millions d’euros par an. Ancien directeur de l’écurie dans les années 2000, Briatore est salué comme un personnage pragmatique, déterminé, qui a réussi à mettre Renault au sommet en tant qu’écurie complète en 2005 et 2006, mais symbolise aussi la tricherie du Grand prix de Singapour 2008, nuisant à l’image de l’entreprise en F1.
Flavio #Briatore is back in Formula 1. L’homme de 74 ans avait été exclu de la F1 en 2009 après le scandale du grand prix de Singapour en 2008 #PoquetGate pic.twitter.com/5CLNwCuZ73
— Stéphane Vaxelaire (@svaxelaire) June 22, 2024
Un retour qui fait grincer des dents. « On lui donne carte blanche pour faire l’équipe de Formule 1 dont il rêve ! C’est-à-dire de beaux ailerons, de beaux machins, des personnes qui lui racontent de bons résultats en soufflerie et puis un moteur qu’on achète chez les autres. Flavio Briatore n’est pas un fédérateur », assène Chevrier, qui comme Dudot, lui reconnaît toutefois sa grande connaissance des rouages du paddock.
Mais la F1 ne disparaît pas totalement car une cellule de veille technologique sera mise en place, « pour réfléchir au prochain cycle moteur après 2030 », comme l’a déclaré De Meo dans un entretien accordé au journal l’Équipe le 4 octobre dernier. Ce qui n’est pas une première de la part du losange. Par deux fois (1987-1988 et 1998-2000), Renault s’est retiré puis est revenu en Formule 1. « Certainement, j’en suis quasiment sûr, il y aura une reprise à un moment donné », pronostique Dudot, qui connut ces périodes-là en tant que directeur technique chez Renault. « Il y a des projets côtés moteur thermique, hydrogène ou e-fuel [carburant de synthèse, NDLR] », affirme Clément Gamberoni, membre du CSE de l’usine de Viry-Châtillon, sachant que ces technologies pourraient être la base du changement de réglementation moteur en 2030, qui marquerait la fin de l’ère turbo hybride.
Quid de l’avenir de plusieurs centaines de salariés ?
Mais avec quels moyens ? Le DG de l’ex-Régie s’engage à ce qu’il n’y ait pas de perte d’emplois dans le cadre de ce plan de transformation de l’usine. Soit 340 personnes, en ne comptant pas les 150-160 prestataires venant de sous-traitants. « Je vais veiller à ce qu’il soit bien mis en place », indique auprès de Off-Investigation Jean-Marie Vilain, maire (UDI) de Viry-Châtillon, avec le comité de suivi qui va se mettre en place, aux côtés de la préfète de l’Essonne, pour s’assurer de la tenue des promesses faites par Renault envers les pouvoirs public sur ce sujet. « Ce qui est important, dans ce cas-là, c’est de conserver le personnel, très qualifié, qu’il y a chez Alpine, pour que le jour où il y a un feu vert de Renault, il puisse être disponible pour retravailler sur un projet Formule 1 », note Dudot.
Karine Dubreucq, déléguée syndicale CGT de l’usine de Viry-Châtillon« La fuite des cerveaux et des pépites de Viry a déjà commencé »
Pas de quoi convaincre Denis Chevrier. Selon lui, penser qu’il n’y aura pas de départs des meilleurs ingénieurs, mécaniciens en place est faire preuve de « méconnaissance complète de la motivation principale des gens qui sont dans une équipe de moteurs de Formule 1 ». « La fuite des cerveaux et des pépites de Viry a déjà commencé », alerte Karine Dubreucq, déléguée syndicale CGT de l’usine. « Frédéric Vasseur [directeur de l’écurie Ferrari, NDLR] a négocié avec Renault, je crois, plusieurs dizaines d’ingénieurs de Viry pour rejoindre le giron Ferrari sans période de jardinage [période où un employé quitte une équipe pour une autre, mais est payé sans travailler pour éviter le partage d’informations sensibles, NDLR] », indique de son côté, Emmanuel Moine.
🚨 Alors que les employés Alpine F1 de Viry-Châtillon ont vu disparaître le projet du moteur maison pour 2026, la concurrence, emmenée par Ferrari, serait intéressée pour les débaucher. 👀
— Secteur F1 (@Secteur_F1) October 14, 2024
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Il faut ajouter à cela les pertes d’emplois du côté des sous-traitants de l’usine de Viry-Châtillon, notamment l’usine Mecachrome d’Aubigny-sur-Nère, où sont montés, en partie, les blocs moteurs Renault. « Entre 60 et 100 emplois sont menacés », signale Stéphane Carré, délégué syndical FO de Mecachrome, qui ajoute qu’Alpine et Mecachrome ne discutent plus car, selon lui, Alpine veut transférer à Viry-Châtillon le travail des moteurs en Endurance fait par Mecachrome, au point qu’un médiateur pourrait être nommé par l’État pour organiser la discussion entre les deux firmes.
Perte d’influence pour la France
L’arrêt de la production de moteurs met en exergue une politique d’économies de court-terme, prête à dilapider un savoir-faire de long-terme contredisant une autre déclaration de De Meo, qui affirmait en 2023 faire d’Alpine le « Ferrari français ». « Ferrari a eu des périodes particulièrement difficiles. Il n’est jamais venu à l’idée de Ferrari d’acheter un moteur Mercedes ou un moteur Renault », se remémore Chevrier. En ces temps où les questions de la souveraineté industrielle et de la transition écologique sont centrales, cette décision passe mal. « Il y a un enjeu de souveraineté industrielle qui est très fort. Il y a pas mal d’innovations qui se développent d’abord sur les moteurs de Formule 1 et toute la technologie qui va avec la Formule 1 se retrouve dans les voitures classiques », souligne Claire Lejeune, députée (LFI-NFP) de la septième circonscription de l’Essonne, comprenant la ville de Viry-Châtillon, qui défend l’idée d’une participation « forte » de l’État dans le capital de Renault, voire même une « nationalisation » . « Pourtant, on ne comprend pas que la Formule 1 est un banc d’essai pour créer, justement, la voiture de demain », fait observer Moine. Néanmoins, le défi technologique relevé avec l’ère turbo hybride pour fournir un moteur puissant, fiable et moins polluant, n’est pas valorisé par les instances dirigeantes de la F1.
Mobilisée aux côtés des salarié.e.s d'Alpine F1✊
— Claire Lejeune (@ClaireMLejeune) August 30, 2024
Ici à Viry-Châtillon il est question de capacités industrielles, de savoir faire et de compétences, mises en cause par la décision brutale de Renault.
Je serai avec eux, en portant aussi la bifurcation écologique du secteur. pic.twitter.com/pplEns5shi
Cette cessation de production traduit également un désengagement politique et économique par rapport à la F1 en France. Si Vilain, Lejeune et d’autres élus locaux ont soutenu les salariés, il n’y a guère eu d’écho chez les élus nationaux. « Le fait de ne pas mouiller le maillot, c’est plutôt du côté du gouvernement, qui aurait pu en faire bien plus pour essayer d’arranger la situation sur Viry », souligne Claire Lejeune, sachant que l’audit sur l’usine de Viry-Châtillon a été lancé fin juillet, dans un contexte d’incertitude politique après les élections législatives anticipées. De même que des décideurs économiques auraient pu soutenir Renault/Alpine. « Nous aurions apprécié qu’un groupe tel que LVMH soutienne Alpine », affirme Dubreucq. Mais le géant du luxe préfère être partenaire de la Formule 1 pour 10 ans, à partir de 2025.
Qu’il semble loin, le temps où l’État et les industriels s’impliquaient grandement et ensemble en F1.
P.S: Contacté par Off-Investigation, le groupe Renault ne souhaite pas s’étendre davantage sur le sujet, fin 2024, estimant avoir « tout indiqué » dans le communiqué, ainsi que dans l’interview de De Meo dans l’Équipe.
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