France 5 déprogramme la guerre chimique de la France en Algérie

Extrait du documentaire « Algérie, sections armes spéciales », déprogrammé par France Télévisions.

En pleine crise franco-algérienne, France 5 annule la diffusion d’un documentaire sur des expérimentations d’armes chimiques par la France en Algérie dans les années 1950. La chaîne justifie son choix par la guerre en Ukraine. Face aux critiques, elle promet une diffusion ultérieure, sans date, et a mis le film en ligne sur son site.

Dans un contexte de tensions diplomatiques franco-algériennes, France Télévisions a fait le choix de déprogrammer un documentaire sur l’usage d’armes chimiques par l’armée française au cours de la guerre d’Algérie, dont la diffusion était initialement prévue le 16 mars sur France 5. Il a finalement été diffusé le 9 mars par la Radio Télévision Suisse (RTS), selon qui France Télévisions justifie sa déprogrammation par l’actualité internationale, et notamment les nouvelles tensions autour de l’Ukraine. Face aux critiques, une diffusion ultérieure a été annoncée, sans précision de date. En attendant, le documentaire a été mis en ligne sur le site web de France Télévisions.

Ce documentaire d’une durée de 52 minutes, réalisé par la documentariste Claire Billet avec la collaboration de l’historien Christophe Lafaye, révèle ainsi comment les forces armées françaises ont fait usage de gaz chimiques censés être interdits au cours de la guerre d’Algérie.

Dans un climat déjà tendu entre Paris et Alger, d’aucuns y voient une décision politique, étant donné que ce film brise un tabou longtemps caché dans les archives militaires. De son côté, le groupe France Télévisions s’est défendu de toute censure auprès de Télérama : « Il n’y a pas de loup ». France Télévisions plaide une simple volonté d’être « plus en phase avec l’actualité ». De son côté, la réalisatrice Claire Billet déclare que le groupe audiovisuel a « toujours accompagné [son] film, de l’écriture à la production », et confirme une absence de censure, selon elle, dans l’annonce de sa déprogrammation. Contacté à ce sujet, le groupe France Télévisions n’a à ce stade pas donné suite à notre sollicitation.

« Algérie, section armes spéciales » (Claire Billet, Solent production/France 5)

Les premiers mots du documentaire sonnent comme un reflet de situations plus actuelles : « L’horreur de ces fumées toxiques est gravée dans nos mémoires depuis la Première Guerre mondiale. » Un vent de silence souffle sur l’histoire coloniale de la France. Un silence pesant, que le documentaire va tâcher de briser durant près d’une heure. Pendant plus de 60 ans, des victimes ont attendu que l’inavouable soit enfin reconnu : durant la guerre d’Algérie, la France a utilisé des armes chimiques contre le FLN ainsi que les populations civiles.

Lever un tabou

L’utilisation d’armes chimiques est interdite par les accords de Genève, signés et ratifiés par la France le 21 juillet 1954. L’emploi de gaz toxiques était déjà considéré comme une barbarie dès la Première Guerre mondiale, où des centaines de milliers de soldats avaient été brûlés ou asphyxiés. Comment expliquer, alors, que la France, pionnière dans la condamnation de ces armes, ait pu les utiliser quelques décennies plus tard en Algérie ?

Officiellement, il n’existe aucune mention d’utilisation par la France d’armes chimiques à partir des années 1920. Sur la guerre d’Algérie, notamment, c’est le silence. Face à ce black-out institutionnel, l’équipe du documentaire donne la parole à des témoins, multipliant les récits glaçants de survivants. Ammar Agoun et Mohamed Labassi racontent la terreur qu’ils ont vécue les 22 et 23 mars 1959, quand le ciel s’est obscurci de fumées toxiques. Des hélicoptères de l’armée française larguent des gaz mortels dans une grotte où se réfugiaient des Algériens. « Une fumée noire est entrée… On l’a respirée et on a commencé à tousser », se souvient Agoun. Labassi, lui, décrit l’horreur d’une asphyxie collective : « Mon oncle a étouffé, et il est mort sur place. »

Un déni institutionnel

Ces témoignages ne se limitent pas à des récits oraux. Ils trouvent un écho dans des archives militaires françaises, progressivement exhumées par l’historien Christophe Lafaye. Ordres militaires, comptes-rendus opérationnels, journaux de marche… Tous sont conservés au sein des Archives publiques françaises. Voilà sept ans que l’historien s’attelle à les déterrer, en épluchant tous les documents de la guerre d’Algérie liés aux armes chimiques.

Au prix d’un bras de fer avec le ministère des Armées, qui refuse l’accès à un grand nombre d’entre eux, sous couvert de sécurité nationale. « Je ne vois pas, au cours du demi-siècle qui a précédé, des situations durant lesquelles la France aurait utilisé des armes chimiques », déclare dans le documentaire Alain Richard, ministre français de la Défense de 1997 à 2002. « Je pense que chaque pays a eu des difficultés à assumer les éléments choquants ou critiquables de son passé, et que nous n’échappons pas à ça. »

Pourtant, certaines pièces déclassifiées révèlent un usage méthodique des gaz chimiques en Algérie. Les documents militaires retrouvés détaillent cette approche systématique. Une note du 21 mai 1956 fait état d’un « accord de principe » du gouvernement français pour l’emploi de moyens chimiques en Algérie. Trois mois plus tard, un bilan est dressé sur les « infections de grottes », où l’on évoque l’usage de chloracétophénone hérité des stocks datant de la Première Guerre mondiale. La logique militaire est implacable : les grottes où se réfugiait le FLN étaient difficiles d’accès, et l’usage du gaz permettait de les neutraliser sans engagement direct.

Lettre du général Lorillot adressée au Secrétariat d’Etat aux Forces armées françaises, datée du 21 mai 1956, déclarant un accord de principe pour l’utilisation de moyens chimiques en Algérie. (Extrait du documentaire « Algérie, sections armes spéciales »)

« On était là pour traiter les grottes. On savait qu’il y avait des trucs interdits par la convention de Genève, mais on ne savait pas quel gaz. »

Jacques Curé, ancien combattant de l’unité « batterie arme spéciale »

Loin d’un usage ponctuel ou accidentel, les archives révèlent une véritable doctrine militaire de la guerre chimique. Une unité spéciale, la « batterie arme spéciale », est créée et composée de jeunes appelés. L’un d’eux, Jacques Curé, témoigne devant la caméra : « On était là pour traiter les grottes. On savait qu’il y avait des trucs interdits par la convention de Genève, mais on ne savait pas quel gaz. » Ses souvenirs, couplés aux carnets de liaison retrouvés, permettent de reconstituer la façon dont les grottes étaient ciblées, infectées au gaz, puis explorées une fois la concentration chimique dissipée. D’autres rapports décrivent l’impossibilité de progresser dans certaines grottes « en raison de la densité des gaz ». Un autre encore relate l’attente post-exposition : « À 14 heures, la grotte est infectée. À 14 heures 40, un hors-la-loi sort de l’abri, puis trois autres. Ils sont faits prisonniers. »

Des massacres documentés

Dans le massif de l’Aurès, au cœur de la guerre d’Algérie, Jean et Armand, anciens combattants de la « batterie arme spéciale », affirment avoir vécu par eux-mêmes la réalité des opérations souterraines. Leurs témoignages, longtemps restés dans l’ombre, révèlent l’usage de gaz toxiques par l’armée française pour réduire les caches ennemies. Ainsi, Jean a passé 28 mois en Algérie, dont 10 en section grotte. Il montre sa vieille valise, remplie des rares photos qu’il a pu conserver. Car les autorités auraient cherché à faire disparaitre toute trace de ce passé chimique : « Toutes les photos que j’ai prises en opération m’ont été confisquées, sans explication », raconte-t-il.

« La première fois qu’on s’est servi [de gaz toxiques], on s’est retrouvés avec des brûlures partout où l’on transpirait, et c’est là que l’on nous a fourni des combinaisons étanches »

Jean, ancien combattant de la « batterie arme spéciale »

Seules quelques images, dérobées à la censure militaire, rappellent ces années troubles. Formés à l’utilisation des gaz toxiques, Jean et ses camarades ont vite découvert la dangerosité de ces armes. « La première fois qu’on s’en est servi, on s’est retrouvés avec des brûlures partout où l’on transpirait, et c’est là que l’on nous a fourni des combinaisons étanches », se souvient-il. Le « CN 2 D », cocktail mortel composé d’un gaz dérivé du cyanure et d’un autre de l’arsenic, aux effets irritants, était distribué sous forme de grenades ou de pots d’une puissance équivalente à cinquante grenades classiques. Une fois diffusé dans une grotte, il s’infiltrait dans les parois, rendant le lieu inhabitable pendant des années.

Mission de « réduction d’abris souterrains »

Le 4 mai 1959, Jean participe à une mission de « réduction d’abris souterrains ». « Ces gaz collaient aux parois, une simple poussière remuée répandait à nouveau le poison », explique Jean. Après une arrivée sur l’objectif à 14 h 45, le commando débute le gazage au moyen de quatre pots de CN 2 D. Une heure plus tard, la section grotte pénètre dans l’abri. « On avançait lentement, en raison des murettes de pierre érigées par les rebelles et de la forte concentration en gaz. » Pour avoir jeté l’un de ces pots, Jean a été décoré.

Armand, qui s’est engagé à 18 ans, raconte : « Une fois, je suis rentré dedans, on m’a tiré dessus, en reculant, mon masque à gaz s’est arraché. Je suis resté peut-être une minute sans respirer. Après, j’ai fini à l’hôpital de Tizi Ouzou. » Le gaz qu’il devait utiliser était plus lourd que l’air, tuait par asphyxie. Les opérations duraient parfois plus de dix heures, dans l’obscurité totale. « On fait celui qui n’a pas la trouille, mais on a la trouille », confie Armand. À la fin de la mission, neuf cadavres sont retrouvés. L’issue de la grotte est murée à l’explosif, condamnant les lieux pour des décennies.

Le « CN 2 D » a laissé son empreinte indélébile dans le massif d’Aurès. En mars 1959, plus de 150 villageois réfugiés dans une grotte ont été gazés. Seuls les plus jeunes ont survécu. Aujourd’hui encore, les archives militaires gardent sous scellé ces crimes de guerre, tandis que les anciens combattants vivent avec les fantômes des horreurs qu’ils ont provoquées.

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