Il y a dix ans, la ville de Kobané (nord de la Syrie) était libérée des griffes de Daech par les forces kurdes, suscitant l’admiration mondiale. Pourtant aujourd’hui, la France peine à rester cohérente dans son soutien à leur cause. En 2024 Paris a même expulsé, pour la première fois, des réfugiés kurdes vers la Turquie, où ils ont été immédiatement arrêtés. Retour sur une diplomatie franco-turque sous tension kurde.
Paris. Dimanche 22 septembre 2024. Une structure verticale faite de verre, d’acier et de béton déchire le paysage du nord de la capitale française. C’est la silhouette froide du Palais de Justice qu’on aperçoit depuis le périphérique. Alors qu’il est placé en rétention administrative depuis trois jours, Idris Kaplan, membre du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), s’apprête à comparaître. Privé de son statut de réfugié depuis sa condamnation en avril 2023 pour « financement du terrorisme », ce militant kurde est menacé d’expulsion vers la Turquie, où la Justice l’a condamné par contumace à la réclusion à perpétuité pour des accusations de terrorisme.
« L’expulsion de Kaplan est attendue dans les prochains jours, une fois que toutes les formalités légales auront été remplies » et « les autorités turques ont exprimé leur satisfaction quant à cette arrestation et se préparent à recevoir Kaplan », rapporte alors le site turquie-news.com. Le “site d’information”, qui se présente comme indépendant mais qui est animé par des membres de la diaspora turque largement acquise à Erdogan (64% des votes en 2023), salue « une enquête minutieuse menée par les autorités françaises en collaboration avec les services de renseignement turcs ». Apparemment, les jeux seraient faits. Une simple question de formalités ? La Turquie exige, la France s’exécute ? Pour mémoire, la procédure d’expulsion d’Idris Kaplan a été initiée par la police turque via l’émission d’une notice rouge d’Interpol. « C’est ainsi que le pouvoir turc criminalise ses opposants politiques, et notamment les Kurdes », dénonce auprès d’Off Investigation Berivan Firat, porte-parole du Conseil Démocratique Kurde en France, qui parle d’une « extradition déguisée ».
Condamnation pour « financement de terrorisme »
Ce dimanche là, la juge des libertés et de la détention enchaîne les cas de manière quasi industrielle, devant des humains à la peau foncée qui, encadrés de plusieurs agents de police armés, comprennent rarement ce qui leur arrive. M. Kaplan apparaît. On lui retire ses menottes tandis qu’il se place à la barre accompagné d’une interprète. L’avocat de la Préfecture du Val-d’Oise argumente son maintien en détention administrative : « La présence de M. Kaplan sur le territoire français est dangereuse, extrêmement dangereuse ! », alarme-t-il, rappelant sa « condamnation pour terrorisme » sans jamais expliciter son contenu.
En réalité, le militant kurde récoltait des fonds visant à financer son parti politique, le PKK, en lutte active contre l’Etat turc. C’est en tout cas la raison pour laquelle la justice française l’a condamné pour « financement du terrorisme ». Et pour cause, le PKK est inscrit par l’Union européenne en 2002 dans la liste des organisations impliquées « dans des actes de terrorisme et faisant l’objet de mesures restrictives ». Pourtant, en 2017, M. Kaplan avait obtenu le statut de réfugié politique en France du fait de… « son engagement en faveur de la cause kurde et du soutien qu’il a apporté au PKK » ! M. Kaplan échappera finalement de justesse à une expulsion en obtenant la suspension de son éloignement forcé devant le tribunal administratif, le 8 octobre.
Le tribunal administratif empêche l’expulsion d’un militant kurde du PKK vers la Turquie https://t.co/qPJ55A0mOc
— Le Monde (@lemondefr) October 9, 2024
« Quand un client arrive à s’extraire des griffes de la Turquie, c’est le soulagement qui prédomine », nous confie un de ses avocats, Me Romain Ruiz. « Mais il est rapidement suivi par un sentiment de honte, en tant que citoyen, vis-à-vis de la position française sur ces sujets », ajoute-t-il. L’affaire résume en tout cas une contradiction éclatante entre le politique et la justice concernant le sort des militants kurdes en France.
Entre soutien aux Kurdes et diplomatie avec Ankara
Dans ce paradoxe diplomatique, la France se retrouve à jongler entre une rhétorique officielle de soutien aux Kurdes et une “realpolitik » dictée par la coopération sécuritaire avec Ankara. Depuis l’émergence de Daech au cours de la dernière décennie, les Kurdes d’Irak et de Syrie sont devenus des alliés de premier ordre dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Leur engagement a souvent été salué, y compris par Emmanuel Macron, qui n’a pas hésité à recevoir des représentants kurdes à l’Élysée en 2018. À cette occasion, il avait affirmé « le soutien indéfectible de la France au peuple kurde et à son combat contre les extrémistes islamistes ».
Macron reçoit des Kurdes syriens et les assure du soutien de la France https://t.co/hv4swe3IFv
— L'Express (@LEXPRESS) April 20, 2019
Pourtant, ce soutien officiel contraste avec la position de l’Union européenne vis-à-vis la Turquie, qui considère le PKK et ses forces affiliées comme des menaces existentielles. Ainsi, en avril 2024, Paris expulsait trois militants kurdes, coup sur coup, vers Ankara. Tous ont été interpellés à leur arrivée en Turquie.
« C’est la première fois que la France expulse des militants kurdes, de surcroît vers la Turquie. On ne peut pas remettre ses alliés à leurs ennemis au nom d’accords sécuritaires ou diplomatiques. C’est un principe moral de base », soulignait au Monde début octobre Agit Polat, porte-parole du conseil démocratique kurde en France. Si M. Polat parle d’alliés de la France, c’est pour rappeler que les Kurdes ont été en première ligne dans la lutte armée face aux djihadistes de Daech. Notamment les Kurdes de Syrie, dont une coalition de milices dominées par les Unités de Protection du Peuple (YPG) retiennent des milliers de terroristes, combattants de Daech, dans leurs prisons (L’Humanité, 14 juin 2023).
➡️ La France accueille des réfugiés kurdes, parfois en lien avec le PKK, considéré comme organe terroriste… mais dont les membres armés ont victorieusement lutté contre l'Etat Islamique, à notre profit.
— Cemil Şanlı (@Cemil) January 20, 2025
Comment la France se positionne ?
Je reprends le micro au Quai d'Orsay. pic.twitter.com/gj9m2lqz7M
Fait notable, sur la scène internationale, Emmanuel Macron s’est souvent montré critique envers la politique d’Erdogan, notamment après les incursions militaires turques dans le nord de la Syrie en 2019. À l’époque, Macron avait qualifié l’offensive de « grave erreur stratégique », dénonçant le risque de déstabilisation de la région et, implicitement, la mise en danger des alliés kurdes. De son côté, Erdogan avait répliqué avec véhémence, accusant la France d’hypocrisie et la qualifiant de « protectrice des terroristes ». Entre échanges d’accusations et rappels à l’ordre diplomatiques, la question kurde est devenue un point de friction récurrent, révélant des divergences idéologiques profondes entre Paris et Ankara.
Tensions sécuritaires et coopération paradoxale
Derrière certaines postures diplomatiques se cache une réalité plus complexe : la France et la Turquie partagent aussi des intérêts sécuritaires communs, notamment dans la lutte contre les réseaux djihadistes et le trafic d’armes. En pratique, cette collaboration se manifeste par un échange régulier de renseignements et un alignement stratégique dans le cadre de l’OTAN, les deux pays en étant membres. Mais cette coopération a un prix. En choisissant de ne pas contester frontalement le traitement réservé par la Turquie aux militants kurdes, la France se retrouve parfois à cautionner des pratiques contraires aux principes qu’elle affiche. Le cas d’Idris Kaplan (qui a lui-même pris part aux combats en Syrie contre Daech) s’inscrit dans ce jeu d’équilibre où la France hésite entre son devoir de protection des exilés politiques et ses engagements sécuritaires.
L’expulsion de France vers la Turquie, le 12 avril 2024, de Serhat Gültekin, militant kurde de 28 ans, gravement malade, malgré les risques d’emprisonnement et de torture à son arrivée (L’Humanité, 14 avril 2024), illustre plus encore ce deux poids deux mesures. Son obligation de quitter le territoire français (OQTF) a été annulée par le tribunal administratif… bien après son expulsion. Une affaire dans laquelle le Conseil démocratique kurde en France (CDKF) avait dénoncé à l’époque « un déshonneur pour la France », la jugeant « complice de la dictature d’Erdogan ». Gültekin est actuellement toujours en détention dans les geôles turques.
Image humiliante pour la France:
— Conseil Démocratique Kurde en France (@Le_CDKF) April 10, 2024
Le militant kurde Mehmet Kopal expulsé en Turquie hier est exhibé aujourd’hui comme un butin par les médias turcs.
La France s’est rendue complice du régime fasciste d’Erdogan en lui livrant un jeune kurde, tout en sachant qu’il serait… pic.twitter.com/Fq4qyx2UUe
Dans les deux semaines qui ont précédées l’expulsion de Serhat Gültekin, la France avait également expulsé Firaz Korkmaz et Mehmet Kopal, d’autres militants kurdes réfugiés, tous emprisonnés dès leur arrivée en Turquie pour des accusations liées au terrorisme. Avant mars 2024, la France n’avait jamais procédé à l’expulsion directe de militants kurdes vers la Turquie, malgré les tensions diplomatiques et les demandes répétées d’Ankara.
Contacté, Nilüfer Koç, porte-parole du Congrès national du Kurdistan (KNK), souligne auprès d’Off Investigation que la France est signataire de la Convention de Genève qui « accorde l’asile humanitaire ou politique aux personnes en situation de guerre ou de menace. Mais il semble que les intérêts militaires ou commerciaux soient plus importants que les droits de l’homme. »
Un « sentiment d’inachevé et une forme de laxisme »
Ces expulsions inédites marquent un tournant majeur dans la politique française extérieure. Plusieurs facteurs complémentaires peuvent expliquer ce basculement : le renforcement de la pression diplomatique turque, le spectre sécuritaire croissant en politique intérieure, et des accords de coopération économiques plus étroits entre les deux pays.
Mais, pour Nilüfer Koç, la situation kurde actuelle prendrait sa source dans le traité de Lausanne de 1923. « La France et la Grande-Bretagne ont fait des Kurdes un fusible au Moyen-Orient, ils sont utilisés comme une valeur tactique face aux États souverains turc, arabes et perse. » Une politique « traditionnelle menée depuis 101 ans » que la porte-parole du KNK voit « perturbée par la sympathie croissante pour les Kurdes dans l’opinion publique française », notamment depuis leur lutte victorieuse contre l’Etat Islamique.
En décembre 2022, trois militants kurdes étaient assassinés à Paris : Abdullah Kizil, Mîr Perwer et Emine Kara. Cette dernière, issue du PKK, était une héroïne du mouvement national kurde qui avait pris part au combat armé contre Daesh. Elle sera tuée par balles devant le centre culturel Kurde, rue d’Enghien à Paris. Neuf ans plus tôt, Sakine Cansiz, cofondatrice du PKK, Fidan Dogan, chargée des relations extérieures pour l’Union européenne, et Leyla Saylemez, qui encadrait le mouvement de jeunesse du parti, sont elles aussi abattues au cœur de la capitale, très probablement par un agent des services secrets turcs (MIT), Ömer Güney, mort en détention en 2016 (France 24, 17 décembre 2016).
Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil, trois nouveaux « martyrs » de la cause kurde https://t.co/81kghDqwCc
— Le Monde (@lemondefr) December 26, 2022
Tandis que l’assassin de 2022, William Malet, aurait agi par racisme. La communauté kurde de France conteste cette explication et réclame toujours la déclassification de documents sensibles mettant en cause le MIT et, de facto, le pouvoir turc. Ce que refuse l’Etat français depuis le départ, réticent à accuser frontalement les services turcs dans cette affaire, en partie pour éviter un affrontement diplomatique.
En moins de dix ans, la diaspora kurde en France, nombreuse à Paris, a vu croître son insécurité, le CDKF dénonçant « un sentiment d’inachevé et une forme de laxisme » de la part des autorités françaises face à la pression turque.
« Kurdan hêvî tune, ber bi çîyayan » que l’on peut traduire par « Les Kurdes n’ont pas d’autres amis que les montagnes » est un ancien dicton kurde qui se retrouve sur les lèvres de nombreuses personnes avec qui nous avons échangé. Et avec lui, plane le risque d’un repli identitaire nourri par l’hostilité des Etats sur lesquels s’étend la région géographique et culturelle transfrontalière du Kurdistan (dont la dénomination même n’est pas reconnue par tous), et par les trahisons des puissances étrangères.
Un avenir incertain pour la diplomatie franco-turque…
L’inscription du PKK sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne depuis 2002, maintes fois renouvelée sous pression d’Ankara, limite les marges de manœuvre de la diplomatie française. Cette catégorisation, qui englobe de facto toutes les structures affiliées au mouvement kurde, crée des frictions au sein même de la société française, où des partis de gauche et certaines associations défendent le droit à l’autodétermination des Kurdes. Dans les quartiers parisiens où vivent de nombreuses familles kurdes, les arrestations de militants suscitent un malaise palpable, renforçant l’impression d’un double discours de l’État. En 2024, alors que plusieurs manifestations de soutien aux expulsés ont éclatées à Paris, les autorités françaises se sont contentées d’observer sans condamner ni soutenir, témoignant de ce tiraillement entre solidarité et prudence diplomatique.
Au côté de @Berivanfirat75, le syndicat @UnionSolidaires dénonce une police qui empêche la bonne tenue de la manifestation.
— Le Média (@LeMediaTV) December 24, 2022
🔴 Direct #Paris 🎥 @Cemil#ParisMassacreOfKurds pic.twitter.com/BytGBEzFBh
Sur fond de cette tension croissante, l’attentat perpétré par le PKK à Ankara le 23 octobre 2024 devant le siège des industries de défense de Turquie (cinq morts et plus de 20 blessés), a été utilisé par le président turc Recep Tayyip Erdogan comme prétexte pour intensifier la répression contre les Kurdes. L’armée turque ciblant, dès le lendemain, des zones kurdes en Syrie et en Irak, faisant 27 morts, sous couvert d’opérations antiterroristes (France 24). Cette escalade ne fait qu’ajouter une pression supplémentaire sur les relations franco-turques. Paris, pris entre la condamnation d’atteintes aux droits humains et le respect des accords sécuritaires, se retrouve encore une fois dans une position dissonante.
Contacté à propos du cas Idris Kaplan mais aussi pour obtenir la réaction officielle de la France lorsque la Turquie mène des bombardements visant des zones civiles kurdes en Irak ou en Syrie sous prétexte de lutte antiterroriste, le ministère français des Affaires étrangères préfère nous rappeler ses liens de « partenaires », notamment avec « la Turquie ». Mais aussi son attachement particulier au respect des intégrités territoriales et du droit international humanitaire. « Nous appelons toutes les parties à la retenue et travaillons activement à une désescalade en Syrie », nous écrit le Quai d’Orsay, nous renvoyant du côté de l’OFPRA pour le reste. Sous entendu, ce ne serait pas une question politique mais administrative.
…Et orageux pour les Kurdes
La chute de Bachar el-Assad, en décembre 2024, vient rebattre les cartes dans cette région du monde et certains en profitent déjà pour réécrire l’Histoire. « Nous avons empêché l’organisation terroriste grâce aux opérations que nous avons menées en Syrie », déclare le ministre turc de la Défense, Yaşar Güler, prétendant alors que la Turquie aurait vaincu Daesh. En réalité, les troupes turques déployées dans la nord de la Syrie pour combattre l’État Islamique (dès l’Opération Bouclier de l’Euphrate, en août 2016) ont très vite été orientées vers des objectifs géopolitiques visant à contenir l’expansion kurde. Ces derniers se retrouvent une nouvelle fois entre deux feux, avec d’un côté le pouvoir turc qui poursuit ses bombardements jusqu’aux installations civiles kurdes, et de l’autre les rebelles syriens qui succèdent au dictateur avec le soutien affiché de la Turquie. Problème, une part importante de ces “rebelles” est composée d’anciens combattants islamistes ayant servi Daech, vaincu par les forces kurdes (YPG/FDS) et la coalition internationale en 2019.
Dans cette trame, Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan s’affrontent, se répondent, et parfois se taisent. L’un évoque la nécessité de protéger les valeurs démocratiques et les alliés de la lutte anti-Daech, tandis que l’autre rappelle que « la Turquie ne tolérera aucune compromission avec les terroristes » et que « l’Europe doit comprendre que chaque soutien au PKK est une atteinte à la sécurité turque ». Cette tension entre valeurs et intérêts éclate au grand jour dans des affaires comme celle d’Idris Kaplan, où les principes sont à l’épreuve de pressions géopolitiques.
Nous dévoilons les dérives de la politique et des médias, grâce à vous.
Fondé fin 2021 en marge du système médiatique, Off Investigation existe grâce au soutien de plus de 6000 personnes.
Résultat : des centaines d’enquêtes écrites déjà publiées sans aucune interférence éditoriale et douze documentaires d’investigation totalisant plus de 7 millions de vues !
Cette nouvelle saison 2024-2025, nous faisons un pari : pour maximiser l’impact de nos articles écrits, TOUS sont désormais en accès libre et gratuit, comme nos documentaires d’investigation.
Mais cette stratégie a un coût : celui du travail de nos journalistes.
Alors merci de donner ce que vous pouvez. Pour que tout le monde puisse continuer de lire nos enquêtes et de voir nos documentaires censurés par toutes les chaînes de télé. En un clic avec votre carte bancaire, c’est réglé !
Si vous le pouvez, faites un don mensuel (Sans engagement). 🙏
Votre contribution, c’est notre indépendance.