Un peu plus de six mois après avoir bénéficié d’un prêt de 50 millions d’euros de la part de l’État français, Atos valide le transfert d’une part de ses actifs vers les Pays-Bas, pays réputé pour ses avantages fiscaux. Alors qu’elle intervient en pleine restructuration du groupe français, cette opération pointe le paradoxe de l’Union européenne en matière de lutte contre l’évasion fiscale.
Moins d’un mois après l’annonce par le groupe pharmaceutique Sanofi de la cession d’Opella à des investisseurs américains, Capital a rapporté le 25 octobre que le géant français de l’informatique Atos prévoyait de transférer des actifs vers une nouvelle holding, sobrement baptisée Dutchco, et localisée aux Pays-Bas, pays connu pour être fiscalement avantageux.
Révélée la veille dans un article du blog Atos.Bourse, l’information en question a été présentée au Comité social et économique du groupe sous la forme d’un document écrit et figure dans le plan de sauvegarde accéléré depuis le 6 septembre. « Au même moment où le Tribunal va annoncer qu’Atos est sauvée, c’est « sauve qui peut » chez les créanciers qui organisent l’exfiltration de tous les actifs d’Atos vers une holding de droit Luxembourgeois et vous verrez même que c’est même deux holdings en cascade entre ATOS SE et toutes ses filiales […]. Le blog considère que c’est son devoir de publier ce document confidentiel [qui] met en évidence une volonté manifeste de démantèlement que les fonds vautours reprochaient à Kretinsky et qu’ils sont en train de préparer activement pour leur compte en délocalisant tous les actifs d’Atos en Hollande et en les soumettant aux lois Luxembourgeoises, avec la bénédiction de la miss HB, Sainte Madone des créanciers », révélait en effet Zone.Bourse le 24 octobre. Reprenant l’information, Capital a expliqué que l’intérêt de l’opération était de « réduire la fiscalité sur les plus-values de cessions d’actions et sur les dividendes ».
Conforme à l’une des quatre « libertés » constitutives du marché commun européen (libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des services), un tel transfert d’actifs vers les Pays-Bas rappelle que ce pays fondateur de l’Union européenne est l’une des destinations les plus prisées au monde en matière de fiscalité, et ce, sur le dos de ses voisins. Qu’à cela ne tienne, le pays ne figure pas sur « la liste de l’UE des territoires non coopératifs à des fins fiscales ». Et pour cause, Bruxelles a pris partie de ne jamais y faire figurer des Etats membres…
Une restructuration mortifère en cours ?
Capital rapporte que ce transfert d’actifs découle directement de la volonté des principaux actionnaires d’Atos qui, face aux difficultés rencontrées par l’entreprise (le groupe a perdu plus de 90% de sa valeur en Bourse depuis le début de l’année), ont élaboré un plan de restructuration, validé le jeudi 24 octobre par le tribunal de commerce de Nanterre. Y figurent notamment l’injection de 1,7 milliard d’euros dans le groupe sous forme de nouveaux emprunts, mais aussi la suppression de plusieurs centaines d’emplois en France. Pour rappel, Atos se présente comme le « Numéro un européen du cloud, de la cybersécurité et des supercalculateurs » et affiche un chiffre d’affaires annuel d’environ 10 milliards d’euros, avec environ 82 000 collaborateurs à travers le monde, dont plus de 10 000 en France.
« Cette étape importante garantit la pérennité des activités d’Atos dans le meilleur intérêt de nos employés et de nos clients, et permet de projeter le groupe sereinement vers une nouvelle page de son histoire », a réagi le nouveau président du conseil d’administration d’Atos, Philippe Salle, cité dans un communiqué de presse.
Mais ce plan de restructuration vient d’être visé par une virulente critique de l’ex-ministre de l’Economie Arnaud Montebourg, qui le qualifie de « plan de défaisance et de perte majeure de souveraineté ». En effet, dans une cinglante tribune parue le 30 octobre dans les colonnes du Figaro, l’ancien chef de Bercy dénonce l’arrivée au capital d’Atos de « fonds activistes anglo-saxons [qui] viennent de racheter à la casse l’équivalent d’1,9 milliards de dette décotée ». « Le plan consiste à convertir en actions 2,9 milliards de dettes dont les Hedge Funds et fonds activistes cités viennent d’acquérir la majorité. Les voici donc à la tête d’ATOS, certainement pas pour redresser l’entreprise, mais pour la liquider pièce par pièce en valorisant leur investissement ! », fustige-t-il.
«Le gouvernement doit empêcher les fonds vautours de dépecer #Atos». Tribune exclusive d' Arnaud @montebourg pour @FigaroVox
— Alexandre Devecchio (@AlexDevecchio) October 30, 2024
"Faut-il rappeler qu'ATOS emploie 100.000 salariés dans le monde et 13.500 en France ?"https://t.co/QNofWhH66m
Montebourg dénonce la passivité du gouvernement
« [Ce plan] consiste comme le prouvent les documents publics à transférer la totalité des actifs d’ATOS dans une holding financière en Hollande de droit luxembourgeois dans l’objectif d’échapper à la fiscalité sur les plus-values de cession des actifs et d’augmenter les gains des fonds vautours qui se paient invariablement sur la défaisance et la vente par appartement des actifs acquis à la décote. Pis encore, le transfert des actifs vers la Hollande a pour objectif de faire échapper la revente des morceaux d’ATOS au contrôle des investissements étrangers […] qui a pour objectif d’interdire la migration d’actifs stratégiques entre les mains d’entreprises étrangères », regrette l’ancien ministre de l’Economie.
Arnaud Montebourg déplore en effet la perspective d’une perte progressive de certaines activités sensibles d’Atos, qui, selon lui, compromettra à terme « l’indépendance technologique de la France et [la] soumettra à des entreprises extérieures, exposant ainsi les infrastructures stratégiques françaises à des cybermenaces internationales ». Perspective qu’il impute directement au gouvernement qui, selon lui, « aurait dû intervenir depuis longtemps, par des investissements directs et avisés, soit en facilitant des partenariats public-privé, soit en mettant sur la table des commandes de souveraineté, pour obtenir le changement d’une gouvernance défaillante et fautive ».
Comme l’a relevé BFMTV le 31 octobre, le journal officiel du jour met en avant l’acquisition par l’Etat d’une action de préférence de la filiale de supercalculateurs d’Atos pour obtenir un droit de veto. Cette action de préférence vise à « préserver les intérêts souverains de l’État », selon le géant français de l’informatique.
Pour l’heure, le ministère de l’Economie n’a pas encore répondu aux questions que nous lui avons fait parvenir en vue du transfert de capitaux d’Atos vers les Pays-Bas. En toute transparence, nous partageons avec nos lecteurs le courriel que nous avons adressé à Bercy. Dès lors qu’elles nous parviendraient, nous intégrerions les réponses du ministère à ces questions.
(Courriel envoyé par Off-investigation au ministère de l’Économie et des Finances, le 31 octobre 2024)
Contacté par Off-investigation à propos du transfert d’actifs vers les Pays-Bas révélé par Capital, le service presse d’Atos tient à écarter l’idée d’une recherche d’optimisation fiscale. Le groupe assure que « le montage des holdings néerlandaises n’a aucune finalité fiscale ; en l’espèce, les entités françaises transférées resteront dans le Groupe Fiscal français ». Par ailleurs, les dividendes seront « rapatriés » en France, déclare le groupe, dans l’objectif « d’assurer le service de ses 3,5 milliards de dettes post-restructuration ».
(Courriel d’Atos daté du 30 octobre 2024, en réponse aux questions d’Off-investigation)
« Toutes les multinationales qui pratiquent l’évasion fiscale, jurent qu’elles ne le font pas », commente de son côté Raphaël Pradeau, ex-porte-parole de l’association Attac. Notre interlocuteur est catégorique : « Le démenti d’Atos ne me surprend pas, le propre de l’évasion fiscale c’est d’être à la limite de la légalité, la façon dont des entreprises utilisent leurs filiales pour délocaliser leurs profits dans les paradis fiscaux est très bien documentée », ajoute-t-il en référence à plusieurs affaires d’évasion fiscale mises en lumière lors du scandale LuxLeaks (dans le cadre duquel ont été révélés des centaines d’accords fiscaux très avantageux entre l’administration luxembourgeoise et des groupes tels qu’Apple, Amazon, Heinz, Pepsi ou encore Ikea).
Raphaël Pradeau, militant contre l’évasion fiscale, ex-porte-parole d’Attac« C’est incroyable qu’une entreprise française puisse solliciter un prêt à l’Etat et, en même temps, développe une stratégie pour échapper à l’impôt »
Raphaël Pradeau pointe notamment la technique du « prix de transfert » qui permet à des grands groupes de délocaliser leurs bénéfices de façon importante : « Le prix de transfert, c’est ce qui est facturé entre des sociétés du même groupe dans le cadre d’un commerce intra-firme, ça permet de faire apparaître artificiellement les profits dans le pays avantageux. C’est suffisamment bien ficelé, pour que les bénéfices n’apparaissent plus en France. » Et ce militant contre l’évasion fiscale de conclure : « C’est incroyable qu’une entreprise française puisse solliciter un prêt à l’Etat et, en même temps, développe une stratégie pour échapper à l’impôt. »
Des tractations entre Atos et le gouvernement
L’annonce de ce transfert d’actifs vers les Pays-Bas survient un peu plus de six mois après que l’ex-ministre de l’Économie Bruno Le Maire avait prêté 50 millions d’euros à Atos pour éclaircir l’avenir du groupe dans la tourmente, endetté à hauteur de près de cinq milliards d’euros. Un prêt destiné à être « remboursé intégralement » après la restructuration, promet Atos.
Les négociations entre l’entreprise et l’exécutif français ont culminé au mois de juin, avec une offre de rachat par l’État des activités du groupe jugées sensibles (la cybersécurité, le calcul hautes performances, ou encore les systèmes d’écoute) à hauteur de 700 millions d’euros. L’offre a finalement expiré, sans accord d’Atos.
C’est désormais le successeur de Bruno Le Maire, Antoine Armand, qui parlemente avec Atos dans l’objectif de sauvegarder une partie des activités du fleuron français. Mais les relations entre l’entreprise et le gouvernement semblent particulièrement tendues depuis plusieurs semaines. Le 24 octobre, le ministère des Armées déclarait avoir choisi un concurrent américain, Hewlett-Packard, afin de développer un ordinateur de pointe pour les systèmes militaires (Mediapart, 29 octobre 2024). Face aux critiques visant la préférence du gouvernement français pour une entreprise américaine, Sébastien Lecornu, ministre des Armées, avait exprimé son agacement sur LCI, dénonçant un débat « médiocre ».
🗣️ Le ministre des Armées @SebLeCornu, "agacé", justifie le choix du tandem HP-Orange au groupe 🇫🇷 Atos dans son acquisition d'un supercalculateur pour l'IA militaire française : "il y a un marché public, la souveraineté ce n'est pas une rente de situation"
— LCI (@LCI) October 26, 2024
▶️ @margothaddad pic.twitter.com/zVvPHvxw5J
Thierry Breton, artisan d’un fiasco ?
Beaucoup d’observateurs imputent la descente aux enfers du fleuron français à son ancien PDG Thierry Breton, plus connu du grand public pour la carrière de commissaire européen qu’il a mené entre-temps, jusqu’à sa démission surprise en septembre dernier.
Dans une mission d’information sur la santé et l’avenir du groupe français, quatre sénateurs ont reproché en avril dernier à Thierry Breton certains de ses choix qui auraient définitivement plombé les finances du groupe dont il avait le contrôle.
« La fréquence et le nombre d’acquisitions, leur prix d’achat et leur financement ou encore la rapidité et l’exécution des restructurations » sont présentés comme des causes du fiasco dans un rapport assassin des commissions sénatoriales des Affaires économiques, des Affaires étrangères et de la Défense. Ces derniers estiment également que la succession de Thierry Breton, « mal préparée », a ouvert la porte à une longue période d’instabilité, « laissant la main à des logiques financières de court terme, plutôt qu’à des logiques industrielles de long terme ».
L’intéressé nie toute implication dans la tourmente actuelle que vit Atos. « Quand j’ai quitté l’entreprise, elle était numéro 1 en matière de cybersécurité, de supercalculateurs, dans le cloud privé, dans la fabrication et la gestion de data centers », affirmait-il au mois de mai sur BFMTV. Pour lui, le problème est ailleurs : « Il y a eu des tentatives d’acquisitions majeures qui se sont mal passées. L’entreprise a commencé à perdre la confiance des marchés »…
Dans sa récente tribune au Figaro, Arnaud Montebourg accable Thierry Breton sans le nommer, en évoquant notamment « une gestion calamiteuse dissimulée derrière une communication financière avantageuse mais infidèle »…
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