
En une journée, deux membres du gouvernement ont évoqué la mémoire de Samuel Paty, laissant entendre qu’un lien pourrait exister entre la Russie et l’assassinat de ce professeur à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre 2020. Mais sans documenter cette grave accusation. Assiste-t-on à une énième stratégie de communication visant à justifier un engagement français accru en Ukraine ?
Dans la même matinée du 12 mars, le ministre de la Justice Gérald Darmanin et la porte-parole du gouvernement Sophie Primas, ont suggéré une responsabilité de la Russie dans l’attentat terroriste islamiste qui, le 16 octobre 2020, a coûté la vie à Samuel Paty. Pour rappel, ce professeur d’histoire géographie avait été sauvagement décapité à la sortie de son collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), par un jeune terroriste d’origine tchétchène russe : Abdoullakh Anzorov (18 ans), dont les liens avec HTC (le groupe rebelle islamiste syrien qui a renversé Bachar el Assad fin 2024) ont plus tard été révélés.
Anzorov était arrivé en France à l’âge de six ans avec toute sa famille. « Ils ont obtenu le statut de réfugiés, qui conduit automatiquement à une déchéance de la nationalité russe », expliquait à l’époque France info. Qu’à cela ne tienne, alors qu’il s’exprimait sur Cnews le 12 mars au matin, le garde des Sceaux Gérald Darmanin a tenté de relier l’assassinat de Samuel Paty à la « menace russe ». « C’est parfois la même chose la menace russe et la menace terroriste, ceux qui assassinent Samuel Paty [sont] des citoyens russes, tchétchènes. Quand j’étais ministre de l’Intérieur, [c’étaient] des centaines de citoyens russes que la Russie ne v[oulait] pas reprendre », a notamment déclaré le ministre face à la journaliste Sonia Mabrouk.
"C'est parfois la même chose la menace russe et la menace terroriste, ceux qui assassinent Samuel Paty c'est des citoyens russes, tchétchènes" déclare @GDarmanin #LaGrandeITW #Europe1 pic.twitter.com/BNm5g5ij2t
— Europe 1 (@Europe1) March 12, 2025
Sophie Primas, porte-parole du gouvernement.« Je rappelle que Samuel Paty a été assassiné par un Tchétchène Russe, donc y compris sur le terrorisme, le rôle de la Russie est engagé »
Quelques heures plus tard, alors qu’elle rendait compte devant les journalistes du Conseil des ministres du jour, la porte-parole du gouvernement Sophie Primas a elle aussi laissé entendre que Moscou pourrait être lié à cet assassinat : « Je rappelle que Samuel Paty a été assassiné par un Tchétchène Russe, donc y compris sur le terrorisme, le rôle de la Russie est engagé », a déclaré la secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre. « Il s’agit de ne pas faire peur [ni] de manipuler les Français, mais juste de leur donner la réalité de la menace russe », a-t-elle ajouté.
"Je rappelle que Samuel Paty a été assassiné par un Tchétchène Russe, donc y compris sur le terrorisme, le rôle de la Russie est engagé"
— Fabien Rives (@FabienRives_Off) March 12, 2025
Notre @gouvernementFR suggère que Moscou est lié à l'attaque terroriste islamiste qui a coûté la vie à Samuel Paty ? pic.twitter.com/toavA2LPrE
Comment expliquer ces allusions explicites de deux membres du gouvernement, en une seule journée, à l’attentat islamiste du 16 octobre 2020 ? L’exécutif français dispose-t-il d’informations sur l’hypothèse d’une implication directe de Moscou dans cette attaque terroriste ? Depuis quand ? Ce sont les questions que nous avons fait parvenir par écrit à l’Elysée, au cabinet du Premier ministre ainsi qu’à Gérald Darmanin.

A ce stade, seul l’Elysée nous a répondu, nous encourageant à contacter le gouvernement. Ni le porte-parolat du Premier ministre, ni Gérald Darmanin n’ont pour l’heure donné suite à notre sollicitation.
Mickaëlle Paty, sœur de Samuel Paty« L’attentat contre mon frère ne peut servir les intérêts de la politique étrangère ou politicienne du gouvernement »
Pour sa part, Mickaëlle Paty, sœur de l’enseignant assassiné, a réagi avec colère aux propos de la porte-parole du gouvernement. « Je suis stupéfaite d’entendre de la bouche de la porte-parole du gouvernement que le rôle de la Russie est engagé dans l’attentat contre mon frère Samuel Paty, alors que rien, durant toute l’enquête , n’a permis de faire le moindre lien entre le terroriste Anzorov, réfugié en France, et la Russie. […] L’attentat contre mon frère ne peut servir les intérêts de la politique étrangère ou politicienne du gouvernement », a-t-elle confié dans les colonnes du Figaro.
Convaincre les Français de s’impliquer davantage dans la guerre en Ukraine ?
En tout cas, l’évocation de ce douloureux souvenir auprès des Français, à l’heure où l’exécutif multiplie les allusions à une menace russe grandissante, a de quoi interroger. Dans son allocution présidentielle prononcée une semaine plus tôt, Emmanuel Macron qualifiait déjà la Russie de « menace pour la France et pour l’Europe » et s’adressait solennellement à ses compatriotes en ces termes : « La patrie a besoin de vous, de votre engagement […]. Il faudra des réformes, des choix, du courage. »
Pour mémoire, le président de la République avait tenu ces propos au lendemain de l’annonce par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, d’un plan de 800 milliards d’euros pour réarmer l’Europe et augmenter le soutien militaire à l’Ukraine. C’est au nom de cette perspective, qui induit une implication accrue de notre pays dans la guerre, que les Français sont aujourd’hui appelés à contribuer à cet effort, pour l’heure sur le plan économique.
Le présumé lien entre le meurtre de Samuel Paty et la Russie a été de nouveau évoqué par Gérald Darmanin ce 13 mars, à l’antenne de Sud radio, avec cette fois plus de prudence. « Les islamistes sont aussi des opposants politiques à Vladimir Poutine […] et aujourd’hui [les Russes] ne veulent pas reprendre leurs nationaux alors qu’ils sont dangereux et parfois condamnés pour terrorisme chez nous. Donc oui c’est aussi une menace, qui n’est pas forcément télécommandée, mais qui existe. La Russie doit reprendre ses ressortissants », a expliqué Gérald Darmanin au lendemain de son propos initial qui avait suscité un tollé sur les réseaux sociaux. Sollicité, l’entourage de M. Darmanin n’a pas souhaité s’exprimer sur cette question.
"Ce sont des citoyens russes qui ont tué Samuel Paty et Dominique Bernard" rappelle @GDarmanin pic.twitter.com/pKpIYsaVmC
— Sud Radio (@SudRadio) March 13, 2025
Notons que d’autres affaires documentées établissent de sérieux soupçons sur des efforts menés depuis la Russie pour influencer le débat public en France (voir encadré ci-dessous). Cela légitimerait-il, aux yeux de notre gouvernement, de recourir lui-même à des opérations de manipulation inspirées de méthodes qu’il prétend par ailleurs dénoncer ?
Ingérence russe : les autorités françaises sur le pied de guerre

Plusieurs affaires au fort retentissement médiatique ont nourri ces derniers mois en France des soupçons d’ingérence étrangère en provenance de Russie.
En octobre 2023, des étoiles de David sont retrouvées taguées sur les murs du Xe arrondissement de Paris. Anatoli Prizenko, un homme russophone de nationalité moldave, présenté par les enquêteurs comme étant le commanditaire de l’opération, avait évoqué « un acte de soutien envers les Juifs ». Mais trois mois plus tard, une enquête de Radio France rapportait que la Russie pourrait être à l’origine de ces actions. « La piste d’une déstabilisation plus vaste orchestrée par la Russie est aujourd’hui privilégiée », expliquait notamment la radio du service public.
En mai 2024, une série de mains rouges est retrouvée taguée sur le mémorial de la Shoah à Paris.Sur moult plateaux télévisés et dans la presse, des membres du gouvernement comme Aurore Bergé surfent sur cette étrange opération pour diaboliser les militants de la cause palestinienne. Mais, là encore, les autorités françaises vont par la suite faire état de soupçons dirigés vers la Russie. Visés par un mandat d’arrêt européen, trois suspects, Nikolay Ivanov, Georgi Filipov et Kiril Milushev, seront finalement arrêtés en Bulgarie (L’Express, 8 octobre).
Début juin 2024, cinq cercueils recouverts d’un drapeau français sont déposés aux pieds de la tour Eiffel. Sur chacun d’entre eux figure l’inscription « Soldat français de l’Ukraine ». Trois suspects de nationalité allemande, bulgare et ukrainienne sont arrêtés. « De plus en plus d’éléments laissent penser qu’ils pourraient s’agir d’une ingérence étrangère venue de Russie », rapportera TF1, le 3 juin.
Selon France Info, Paris craindrait également des ingérences russes en matière numérique, et notamment un risque d’intervention du Kremlin dans les prochains scrutins pour l’élection présidentielle de 2027. Les actions diligentées par la Russie sont réalisées par un « volet d’acteurs assez large », s’inquiètait le 12 mars sur France Info la patronne du renseignement intérieur Céline Berthon.
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