Humour politique
Ces seize sketches qui ont ulcéré la macronie

Mathieu Madenian et Thomas VDB
Dès 2017, Mathieu Madenian et Thomas VDB étaient censurés par Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions (photo DR)

En 2015, la reprise par le milliardaire Vincent Bolloré du groupe Canal + a signé l’arrêt de mort des Guignols de l’Info. Dans l’audiovisuel public, les humoristes les plus impertinents envers le pouvoir ont été progressivement écartés. La déprogrammation par Sibyle Veil et Adèle Van Reeth du Grand Dimanche Soir, l’émission satirique de Charline Vanhoenacker sur France Inter, est l’aboutissement de cette volonté d’étouffer l’humour politique. Retour sur seize sketches qui ont fait trembler la macronie.

Entre septembre 2016 et mars 2017, les humoristes Thomas Vbd et Mathieu Madénian réalisent 120 pastilles  humoristiques pour l’émission Actuality sur France 2. La majorité de leurs sketchs traitent avec ironie de politique, notamment des candidats de la campagne présidentielle, dont Emmanuel Macron. Par exemple dans ce sketch du 12 décembre 2016, quelques jours après une extinction de voix du candidat d’En marche lors d’un discours de campagne prononcé en décembre 2023 à Versailles.

Emmanuel Macron lors d’un discours de campagne à la porte de Versailles, décembre 2016.

 « En marche » avec Mathieu Madénian & Thomas VDB, Actuality (France 2), 12 décembre 2016

Vu leur succès viral, à la fin d’Actuality, France 2 propose à Mathieu Madenian et Thomas VDB de continuer leur pastilles quotidiennes, mais juste après  le 20h de France 2, une tranche horaire encore mieux exposée au public. La chaîne leur en commande quatre-vingts. Sauf que… surprise!  Le 13 mars 2017, jour de leur “première”, la patronne de France Télévisions, Delphine Ernotte, déprogramme leur émission une heure avant la diffusion ! Il semblerait qu’elle ait découvert à la dernière minute le caractère fortement politique des sketchs des deux humoristes.

Ce soir-là, en pleine campagne présidentielle marquée par des déboires judiciaires des leaders de la droite, leur sketch censuré suggérait aux candidats de la gauche de se faire mettre en examen pour remonter dans les sondages. Écoeurés d’avoir été ainsi censurés, Madenian et VDB vont avoir un accrochage avec Delphine Ernotte en personnne sur X (ex Twitter), puis rejouer leur sketch culte le 15 mars 2017 sur le plateau de l’émission Quotidien sur TF1. 

Sketch censuré de Mathieu Madénian & Thomas VDB – Quotidien, TF1, 15 mars 2017

Quelques semaines plus tard, le 26 avril 2017, l’humoriste Pierre Emmanuel Barré annonce à son tour avoir démissionné de France Inter pour un sketch censuré.  A quelques jours du deuxième tour des élections présidentielles, frustré que la politique se réduise à un duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, il y défendait le point de vue des abstentionnistes. Nagui, le présentateur de l’émission La Bande Originale, où l’humoriste tenait sa chronique hebdomadaire, assumera la censure de son collaborateur dans les termes suivants : “Qu’il encourage l’abstention, c’est faire le jeu du FN. C’est ma responsabilité de producteur.” Furieux, Barré poste son sketch controversé sur Facebook le jour même.

Pierre-Emmanuel Barré – Emission du 26 avril 17 censuré par France inter (youtube.com)

L’humoriste Nicole Ferroni intervient de façon hebdomadaire sur la matinale de France Inter depuis 2014. Dans ses chroniques corrosives, elle est très critique envers le gouvernement. Jusqu’en 2018 elle s’adresse directement aux invités de la matinale.

Le 1er février 2017, quand Emmanuel Macron était encore candidat aux élections présidentielles, elle avait ironisé sur son image de candidat antisystème et l’avait invité à “couper son café avec du lait”, en référence à son discours de campagne de décembre 2016 (qui avait fait objet aussi du sketch de Mathieu Madénian et Thomas VDB)

Emmanuel Macron, prouvez que vous êtes anti-sytème : faites un putschinet ! – Le billet de Nicole Ferroni | France Inter 1er février 2017

Ou encore, le 14 février 2018, face à la ministre de la santé Agnès Buzyn, l’humoriste avait affirmé que ses réformes enrichissaient les groupes de laboratoires  privés et les fonds d’investissements, sans bénéficier aux patients. 

Soigner des gens, ça rend malade – Le billet de Nicole Ferroni France inter 14 février 2018

A partir de ce jour, plus aucun invité ne restera dans le studio de France Inter durant la chronique de Nicole Ferroni. En 2021, l’humoriste confiera avoir perdu un peu de l’utilité de son métier dans cette période : « Sans adversaire, à quoi ça sert de jouer ? » se demande-t-elle dans un post Facebook. Néanmoins, elle continue ses chroniques sur France Inter avec la même pugnacité. En juin 2021, elle quitte finalement la radio publique, en précisant que son départ n’est “pas de son initiative”. En clair, qu’elle a été poussée vers la sortie. 

Le 7 janvier 2023, Pierre Emmanuel Barré est invité à participer à l’émission hebdomadaire C l’hebdo sur France 5.  Le 16 janvier, à l’occasion des ses voeux au monde de la culture, la ministre Rima Abdul-Malak accorde une interview au Monde dans laquelle elle s’inquiète de la dérive populiste des médias Bolloré. Interrogée sur les débordements récurrents se produisant dans l’émission TPMP, présentée par Cyril Hanouna sur C8, la ministre estime nécessaire de « responsabiliser les présentateurs, les chroniqueurs, mais aussi les patrons de chaînes, pour leur rappeler que l’autorisation d’utilisation gratuite de leurs fréquences s’accompagne d’obligations ». Cette déclaration va déclencher la colère du présentateur de TPMP. 

Le soir même, manifestement furieux que lui et son actionnaire soient mis en cause, Cyril Hanouna éructe contre l’audiovisuel public sur le plateau de  « 6 à 7 » (C8). Il se dit indigné notamment du budget de 3,8 milliards consacré en 2023 à l’audiovisuel public (France Télévisions, Radio France, Arte, France Médias Monde, Institut national de l’audiovisuel). «Privatisez-moi tout ça », prône-t-il, avant d’interpeller la ministre de la culture Rima Abdul Malak pour que cette dernière vienne s’exprimer à ce propos sur le plateau de TPMP, plutôt que dans les colonnes du Monde. 

Le 21 janvier, sur France 5, Pierre-Emmanuel Barré critique à son tour dans sa chronique le présentateur de C8, en le mettant face à ses contradictions. Il explique notamment que Cyril Hanouna est actionnaire de Banijay, une des principales sociétés de production vendant des programmes à France Télévisions. Le présentateur de TPMP bénéficie donc d’une partie de l’argent versé à l’audiovisuel public, tout en s’indignant à l’antenne de ce montant. 

  « C L’Hebdo » : La chronique de Pierre-Emmanuel Barré sur Cyril Hanouna – Vidéo Dailymotion 21 janvier 2023

Huit jours après ce coup de gueule remarqué de nature à embarrasser le système Bolloré, mais aussi la direction de France Télévisions (qui abreuve des filiales du groupe Bolloré d’argent public), Pierre-Emmanuel Barré claque la porte de France 5. Sa nouvelle chronique, dediée à Brigitte Macron, la femme du président de la République, aurait été censuré: “On m’a demandé d’enlever trop de choses dans ma chronique pour que ce soit acceptable de mon côté et France Télévisions ne souhaite donc pas qu’elle soit diffusée » déclare-t-il. Cette fois-ci,  l’humoriste ne diffusera pas le sketch censuré sur ses réseaux.

En 2023, l’émission de Charline Vanhoenacker « C’est encore nous» (précédemment nommée « Si t’écoutes, j’annule tout », puis  « Par Jupiter ») est écoutée sur France Inter par plus de 1,2 millions d’auditeurs et a gagné de l’audience tout le long de ses 9 ans d’existence. À maintes reprises, ses humoristes ont fait preuve d’irrévérence envers les hommes et femmes politiques. Exemple: la façon dont le 6 décembre 2018, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics, est accueilli ainsi par Charline Vanhoenacker et son compère Guillaume Meurice. 

 L’agence Win-win avec Gérald Darmanin ! Le Billet de Charline France Inter 6 décembre 2018

En juin 2023, contre toute attente,  la direction de Radio France annonce le passage de  «C’est encore nous» d’un rythme quotidien à hebdomadaire. Une pétition lancée par des auditeurs pour maintenir la quotidienne recueille environ 240 000 signatures. Cela ne suffit pas à la sauver. L’émission passe en hebdo le dimanche soir, une tranche horaire pas très exposée au public, sous un nouveau nom: “Le Grand Dimanche Soir”. Et les accrochages entre la direction de Radio France et l’équipe de Charline sont loin d’être terminés….

Le 29 octobre 2023, suite aux massacres menés par le Hamas en Israël le 7 octobre (1160 morts, 7500 blessés, près de 240 otages) et aux bombardements massifs de civils gazaouis qui s’en sont suivis de la part de l’armée israélienne, l’humoriste Guillaume Meurice  fait une blague sur le premier ministre israélien. Dans une chronique sur Halloween lors du “Grand Dimanche Soir”, il lâche : “En ce moment, il y a le déguisement Netanyahou qui marche pas mal. Vous voyez qui c’est? Une sorte de nazi sans prépuce”. Mal reçue par une partie de l’intelligentsia, cette blague lui vaut un avertissement de la part de Radio France, une mise en garde de l’Arcom, ainsi qu’une plainte pénale pour antisémitisme.

De quoi ont peur les enfants ? – Le Moment Meurice (youtube.com)

La direction de Radio France demande à l’humoriste de s’excuser pour sa blague lors de sa chronique du 12 novembre 2023. Contre toute attente, l’humoriste diffuse un extrait de son interview avec le porte-parole de Tsedek, un collectif de juifs qui militent contre l’occupation de la Palestine par Israël :  “Netanyahou accompagne un mouvement de fascisation de la société israélienne, la coalition politique qui lui a permis d’accéder au pouvoir est composée de ministres qu’on qualifierait de néo-nazis s’il ne s’agissait pas d’Israël”. Suite à ce témoignage, Guillaume Meurice s’interroge: “Est-ce que le dire, même avec des mots qui choquent, ou même maladroitement, c’est de l’antisémitisme, y compris si ce sont des juifs qui le disent, ou est-ce que c’est juste une question de liberté d’expression, ou de liberté tout court pour certaines populations?

Le Grand Pardon – Le Moment Meurice (youtube.com) 12 novembre 2023

Le dimanche 28 avril 2024, Guillaume Meurice annonce sur France Inter avec une pointe d’humour que la plainte déposée contre lui quelques mois plus tôt est classée sans suite par la justice: “Si je dis que Netanhyaou est une sorte de nazi sans prépuce, c’est bon, le procureur l’a dit cette semaine. C’est ma première blague autorisée par la loi française”. 

Passion élections Européennes – Le Moment Meurice France Inter 28 avril 2024

Paradoxalement, la direction de Radio France va continuer à mettre la pression sur l’humoriste. Après avoir réitéré cette blague “validée par la justice”, Guillaume Meurice est immédiatement suspendu d’antenne.  Le dimanche 5 mai, les humoristes du Grand Dimanche Soir soutiennent leur collègue suite à sa suspension. L’humoriste Aymeric Lompret “explique” la blague de son collègue: en appelant “naziste” Benjamin Netanyahou, “Guillaume se référait à la colonisation, au nationalisme, aux hôpitaux et aux écoles bombardés,  à l’utilisation de la famine comme armes de guerre, aux 40 000 morts, dont 12 500 enfants.” 

Explications d’une blague à la direction – La chronique d’Aymeric Lompret France Inter 5 mai 2024

La chanteuse GiedRé exprime également son soutien à son collègue avec une chanson. “On peut faire tuer 12500 enfants et rester chef d’un gouvernement , mais si on dit pour rigoler que celui qui fait tuer ces marmots est un nazi au prépuce coupé, alors gare à  ton boulot” chante-t-elle. 

Dans la même émission, l’humoriste Djamil Le Shlag annonce sa démission de France Inter en plein direct: « Je ne vais pas attendre de me faire licencier, j’en tire les conclusions en me retirant du service public après l’émission de ce soir. La justice a classé sans suite la blague de Guillaume, mais la direction l’a quand même puni, c’est le contraire d’Eric Zemmour, il est multirécidiviste condamné mais sa chaîne l’a soutenu, il y a plus de liberté d’expression sur Cnews que sur France Inter » dénonce-t-il dans sa chronique. 

Djamil Le Shlag annonçant sa démission de France Inter, 5 mai 2024

Le dimanche d’après, le 12 mai, c’est Thomas Vbd qui dédie sa chronique à la suspension de Guillaume Meurice. Il appelle la directrice de Radio France, Sibyle Veil, à “calmer la chipote” et à réintégrer Guillaume Meurice. 

Grosse tentative pour réintégrer Guillaume Meurice – La chronique de Thomas VDB France Inter 12 mai 2024

Malgré le soutien de ses collègues, Guillaume Meurice est licencié le 11 juin par la  direction de Radio France. Dans la foulée, Aymeric Lompret et GiedRé annoncent leur démission sur les réseaux sociaux. Ils sont suivis par la linguiste et chroniqueuse Laélia Véron et par les humoristes Thomas Vbd, Pierre Thevenoux, Felix Dhjan et Douilly. 

Le 23 juin, Charline Vanhoenacker annonce sur France Inter la fin de l’émission qu’elle y présentait depuis 10 ans. 

Résister de l’intérieur ou résister à l’extérieur – Le Billet de Charline (youtube.com)

Ce soir-là, la chronique de l’humoriste Waly Dia ne ménage pas les patronnes de Radio France et France Inter : “Peu importe qui prend le pouvoir entre l’extrême droite et la gauche, Sibyle Veil et Adèle Van Reeth ça dégage. Si c’est le RN il privatise, si c’est le Front Populaire ils sont foutus de mettre Guillaume Meurice à leur place” .

Récupérer l’information, la boussole et l’oseille – La chronique de Waly Dia (youtube.com)

Comme rappelé par Waly Dia, les résultats des élections du 7 juillet seront déterminants pour l’avenir de Radio France et du service public. Ainsi que pour la liberté de rire, et plus largement pour la liberté d’expression en France.