Pour ce premier « Off interview » mensuel, l’historien et démographe de réputation mondiale Hervé Le Bras, directeur d’étude à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), analyse pour Off Investigation quelques idées reçues à propos de l’immigration.
OFF : Les immigrés envahissent-ils la France ?
Hervé Le Bras : D’abord la principale erreur, c’est sur les chiffres et particulièrement sur les chiffres d’arrivées ou d’augmentation de la population immigrée. Ensuite, bien sûr, cette population, on la charge de beaucoup de maux : d’être incapable de s’intégrer, d’être communautariste, d’être plus criminogène, etc. Mais l’erreur, je pense principale, c’est une très large surestimation à la fois du nombre des immigrés mais surtout de l’augmentation de ce nombre. Pour vous donner un chiffre — et l’INSEE a fait un très bon travail avec ses enquêtes de recensement — sur les quinze dernières années, l’augmentation du nombre d’immigrés en France, c’est exactement 117 000 par an. Et vous entendez très souvent le chiffre de 500 000. Et ce chiffre de 500 000, il est relatif à une combinaison d’entrées de demande d’asile, en oubliant que parmi les immigrés, beaucoup ressortent, sont de passage, y compris d’ailleurs dans les demandeurs d’asile. Et puis il y en a qui meurent aussi d’une année à la suivante. Donc quand vous faites le bilan réel, cette population immigrée, elle augmente, mais elle augmente lentement, plus lentement que dans les pays qui nous entourent, plus lentement qu’en Italie, qu’en Allemagne, qu’en Suisse, où par exemple il y a 25 % d’étrangers, ou en Espagne.
Donc 117 000 immigrés de plus par an en France, sur 68 millions d’habitants, c’est pas beaucoup ?
Hervé Le Bras : Alors on peut porter des jugements de valeur, on peut dire “c’est trop”. On peut dire même un immigré de plus, c’est trop. Mais selon les standards dans les pays développés, surtout dans les pays d’Europe et d’Amérique, c’est faible. On est parmi les pays qui sont plutôt en dessous de la moyenne de l’OCDE, de ce point de vue là.
Un brassage s’opère-t-il ?
Hervé Le Bras : Dans les faits, il y a une très grande mixité. Alors d’abord, il faut dire que sur ce qu’on appelle les immigrés, il y a une définition en France qui est “né étranger à l’étranger”. Mais donc beaucoup d’immigrés sont en fait français de nationalité. Ils l’ont acquise par différentes procédures, des demandes ou bien des mariages, ou bien aussi parce que simplement ils sont arrivés à un âge où ils pouvaient être naturalisés. Donc vous avez 37 % des immigrés qui sont français. Donc les traiter à part des autres Français, c’est comme s’il y avait deux types de citoyens : les citoyens non immigrés comme dit l’INSEE, et puis les citoyens immigrés. Alors le mélange, on le connaît très bien, à nouveau avec les travaux de l’INSEE, avec la seconde génération de l’immigration. Quand on regarde tous les descendants d’immigrés, donc tous ceux qui ont un ou deux parents immigrés, 57 % d’entre eux descendent de couples mixtes. Donc le mélange s’opère très rapidement en France. Et quand on passe à la troisième génération, donc on garde ceux qui ont au moins un grand parent immigré, il y en a seulement 5 % qui ont quatre grands parents immigrés.
Pour bien comprendre, ça veut dire que le brassage de population, en fait, il fonctionne en France ?
Hervé Le Bras : De ce point de vue là. Oui, il fonctionne. Il fonctionne moins d’un autre point de vue : le brassage des enfants de riches et des enfants de pauvres fonctionne moins bien que le brassage des immigrés et des non immigrés. On peut le dire.
Un “grand remplacement” ?
Hervé Le Bras : Alors si on raisonne à l’échelle du monde, le “grand remplacement” est un mot fort, mais c’est très clair que la population des pays développés diminue assez rapidement par rapport à la population, par exemple de l’Afrique. Mais ça, c’est à l’échelle de la planète.
Mais donc Eric Zemmour a raison ? Alors on va être “grand-remplacé” ?
Hervé Le Bras : Vous savez, 81 à 90 % des migrations en Afrique, c’est entre pays africains. La part qui arrive sur l’Europe est faible. On serait remplacé si vraiment il y avait des masses d’immigrés qui arrivaient. Mais comme je l’ai signalé, c’est quand même très restreint. Si vous prenez l’ensemble de la population du monde, il y a un très beau calcul des Nations Unies qui montre qu’il y a seulement 3,5 % des humains qui vivent dans un pays autre que celui dans lequel ils sont nés. 3,5 %, c’est quand même pas beaucoup, donc d’ici qu’il y ait un grand remplacement… Ça se produira peut-être en l’an 2300, 2400, mais disons que dans les 50 années à venir, les prévisions valent ce qu’elles valent, mais il n’y a aucune trace que cela puisse arriver. Ça n’empêche pas que la population, depuis longtemps, de ce qu’on appelait le Tiers Monde, augmente beaucoup plus rapidement que la population des pays développés.
Oui, il y a plein d’Africains qui arrivent en bateau. Ils vont tous à Lampedusa, ils veulent tous venir chez nous, donc ils vont quand même nous remplacer non ?
Hervé Le Bras : Non, il y a très peu d’Africains d’ailleurs qui arrivent en migration en France. Encore actuellement, le plus gros contingent c’est des Africains maghrébins qui en général sont diplômés. Il ne faut pas non plus se raconter d’histoires là dessus. Le niveau de diplômes des nouveaux arrivants maintenant en France avec des titres officiels, avec le titre de séjour, c’est le niveau moyen d’éducation en France.
Alors là, vous enlevez les migrants clandestins ?
Hervé Le Bras : Oui, mais enfin les migrants clandestins, on sait pas très bien combien il y en a d’abord. Beaucoup d’entre eux sont aussi des diplômés. Dans la migration, il y a une caractéristique qui est d’ailleurs d’assez longue durée, c’est que vous avez deux pôles. Vous avez un peu plus de migrants qui sont moins diplômés, qui sont sans diplôme, mais vous avez aussi un peu plus de migrants que la moyenne, qui sont très diplômés. Si vous prenez les Syriens, par exemple, qui sont arrivés, c’est très simple. Les Syriens, il y a eu un écrémage. Les Syriens qui n’étaient pas diplômés, qui étaient pauvres, ils sont restés en Syrie. Il y a 7 millions de déplacés internes en Syrie. Ceux qui avaient un petit diplôme, qui avaient un petit commerce, qui avaient un petit peu de biens, ils sont en Turquie, au Liban, en Jordanie, dans les pays voisins. Et ceux qui avaient une compétence assez forte, ils sont en Allemagne, ils ne sont pas en France, contrairement à ce qu’on croit. Il y en a très peu qui sont venus en France, mais ils sont en Allemagne et dans quelques pays nordiques. Mais là c’est des gens qui n’ont pas forcément un diplôme du supérieur, mais qui par exemple, sont de très bons électriciens. C’est des gens qui ont des compétences techniques et d’ailleurs qui les exercent dans ces pays.
Que ferait le RN au pouvoir ?
Hervé Le Bras : Ce qu’il se produira s’ils arrivent au pouvoir, moi, j’attends de voir. J’espère qu’ils n’y arriveront pas. Mais il faut voir ce qu’a fait Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, qui est arrivé au pouvoir après avoir dit pis que pendre des immigrés. Elle vient de mettre sur le marché 440 000 permis de séjour, je crois, parce que l’Italie manque de compétences. La France est dans ce cas là aussi. Il y a des rapports, par exemple de la Banque Publique d’Investissement, qui est chargée des investissements en France. Elle a fait un rapport intéressant où on voit qu’on manque d’ingénieurs de production, d’ouvriers professionnels qualifiés. Et si on veut réindustrialiser la France, eh bien on n’y arrivera pas. On sera obligé de faire appel à des migrants étrangers. Et c’est quelque chose qui est en train de se produire dans toute l’Europe. Alors, certains pays à l’Est espèrent qu’ils retiendront les Ukrainiens par exemple, parce que ce sont des gens qui sont souvent très compétents dans des métiers de la matière, parce que c’est la vieille formation soviétique, avec surtout des métiers manuels. J’ai vu que la Croatie, qui a une baisse de sa population importante, cherche à recruter. Elle cherche à recruter des immigrés aux Philippines, en Inde.
Il y a besoin de main d’œuvre ?
Hervé Le Bras : Mais bien sûr, ils ont besoin de main d’œuvre. Parce qu’un pays comme la Croatie, ce n’est pas encore le cas de la France — quoique — est aussi confronté à un départ des jeunes, un départ assez massif, ils sont passés de 4,3 millions d’habitants il y a 20 ans à 3,9 millions aujourd’hui. Donc pour la question de leur retraite, pour la question de la population active, ils ont décidé — et c’est un gouvernement très à droite en Croatie — de faire comme Meloni. Ils font appel à des immigrés. Je vais vous donner un autre exemple : l’Allemagne. L’Allemagne a accueilli beaucoup d’immigrés, alors d’abord des immigrés qui venaient des pays de l’Est. À partir de 1990, en solde net, c’est 4 millions de personnes qui sont venues de Russie, de Roumanie, de Hongrie et puis ensuite qui viennent par exemple de Syrie. À partir de 2014, l’Allemagne a une faible fécondité, de 1,4 enfant en moyenne. Depuis longtemps, la France a une fécondité nettement plus forte, en moyenne, c’est 1,9 enfant. Et bien, grâce à leur immigration, les Allemands n’ont pas plus de personnes âgées que les Français. Il y a 22 % de Français qui ont plus de 65 ans. Il y a 22,7 % d’Allemands qui ont plus de 65 ans. Pour la question des retraites, ils ont comblé avec l’immigration la faible natalité. Alors vous me direz, ils auraient mieux fait d’avoir plus d’enfants, mais ils n’y arrivent pas et nous non plus.
Donc la migration aide le modèle économique allemand ?
Hervé Le Bras : Bien sûr. Elle l’a énormément aidé. Elle a aussi énormément aidé le modèle économique anglais au moment de l’entrée dans l’Union Européenne des pays de l’Est en 2005. Parce que l’Angleterre a été, avec la Suède et le Danemark, je crois, les seuls pays qui ont, avec la liberté de circulation, accepté la liberté de travail. C’est-à-dire que les personnes de l’Est pouvaient travailler en Angleterre, ce que nous on avait refusé, de peur d’avoir trop d’immigrés de l’Est qui prennent le travail. Eh bien, on a chiffré à 1 % d’augmentation du revenu national en plus l’arrivée des Lituaniens, des Polonais et des Roumains en Angleterre. Et ces idiots, si on peut dire, avec le Brexit, il y a eu une révolte, ce n’était pas du tout contre les immigrés non-européens en Angleterre, c’était contre les immigrés européens. Et Nigel Farage, le grand apôtre de cela, c’était contre les Roumains, contre les Polonais. Et du coup, il se retrouve avec une économie qui va mal.
Vous n’iriez quand même pas jusqu’à nous dire que les immigrés contribuent à notre développement économique?
Hervé Le Bras : Bien sûr. Très important.
Vous allez jusque là ?
Hervé Le Bras : C’est une évidence. C’est grâce aux immigrés que le développement économique peut se poursuivre. Mais ça, c’est une vérité. À commencer par toute l’histoire des États-Unis, qui le prouve.
Parce que Marine Le Pen, elle dit la France aux Français. On ne peut pas mettre des Français d’origine dans le bâtiment, à faire la plonge derrière les restaurants ?
Hervé Le Bras : Impossible. On n’y arrive pas. Les Français ont un certain niveau de vie, ils ont des exigences quant à leur confort, quant au type de travail qu’ils font, notamment un certain refus des travaux matériels. Donc on est bien obligés d’aller chercher des personnes qui font ce travail et des personnes qui acceptent ce travail. Forcément, ce sont des personnes qui viennent de pays où les exigences sont moins grandes.
Marine Le Pen, elle, n’est pas d’accord avec ça. Elle pense qu’il faut que ce soit des Français d’origine qui fassent tout.
Hervé Le Bras : Oui, mais comment elle le fera ? Il faudra forcer les gens à faire des livraisons Amazon ? Il y a 90 % de bacheliers en France, vous allez dire à un bachelier maintenant toi tu vas faire la livraison Amazon ? Maintenant, toi tu vas aller sur un chantier de travaux publics ?
Peut-être que l’État va retrouver de l’autorité avec la police?
Hervé Le Bras : Oui, non mais là, d’accord. Dans un régime totalitaire, on peut faire ça. C’est ce que faisait d’ailleurs. On a vu le résultat. C’est ce que faisait l’URSS et les pays satellites, c’est-à-dire il n’y avait pas de chômage. L’emploi était décidé par le gouvernement, donc on mettait les gens ici et là. Et je veux dire une chose : ils ne foutaient rien. Quand on met quelqu’un dans un métier qui ne lui plait pas, la première chose qu’il cherche, c’est en faire le moins possible et si possible à échapper à ce métier. Donc c’est ça qui se produirait si Marine Le Pen forçait les gens à être livreur Amazon à la sortie de l’université, ou bien dans le bâtiment. C’est ça qui arriverait. Les types dans le bâtiment ? Bon, ils chercheraient des pauses, ils trouveraient que c’est trop lourd, etc. Mais il faut bien voir que quand les immigrés sont au travail, pour eux, c’est l’ascension sociale qui est derrière, donc ils bossent. Leur espoir, c’est de monter et d’ailleurs ils montent dans la société. On le voit quand il s’agit des maghrébins, ce n’est pas les tout derniers qui arrivent et ceux d’Afrique subsaharienne, ils sont quand même tout à fait au bas de la société, du moins ceux qui ne sont pas diplômés. Mais ensuite, il y a une demande d’ascension sociale qui est très forte et qui est normale, parce que ceux qui sont des immigrés, ils se sont arrachés à leur pays. Ils avaient un désir de faire mieux, ils en veulent, ils ont la niaque. Et ça, ça a été prouvé par des centaines d’études qui montrent que le niveau de vie des immigrés qui partent est supérieur au niveau de vie des immigrés qui restent.
Et qui ont une forte énergie, y compris pour leurs enfants.
Hervé Le Bras : Absolument. Et cette énergie, je dois dire, c’est triste à dire, mais elle n’est pas aussi forte souvent en France parce qu’en France il y a une sélection dans l’autre sens. Ceux qui sont restés dans les milieux sociaux les plus populaires, c’est ceux qui n’en sont pas sortis. En France, il y a une très forte ascension sociale. Donc vous avez d’un côté une sélection qui est plutôt négative, et puis de l’autre côté, vous avez une sélection positive. C’est très important, ça.
Vous n’avez pas l’air de croire beaucoup au programme du Rassemblement national. Moi, je vous trouve un peu laxiste parce que, écoutez un peu. Si Marine Le Pen, par exemple, elle supprime les allocations chômage pour que toutes les feignasses aillent bosser.
Hervé Le Bras : Oui, il y aura une révolte cette fois-là. On ne peut pas supprimer. Et puis, il y a des lois de l’Europe. Il faut qu’elle supprime tout.
Mais elle ne veut pas de l’Europe, elle.
Hervé Le Bras : Oui, d’accord, mais enfin, il faut prendre des exemples comme Meloni ou comme en Autriche où à un moment donné, il y a eu avec le FPÖ, il y a eu un gouvernement à la fois conservateur et extrême droite. Vous savez, ils ont pas changé grand chose, c’est pas l’immigration en Autriche est plus importante qu’en France, même si pour l’instant ils poussent des cris d’orfraie. Mais elle est très importante. Donc ça c’est Marine Le Pen. Je ne veux pas dire que ça serait bien qu’elle arrive au pouvoir, bien sûr, mais elle aura beaucoup de mal à faire quelque chose. On est quand même dans un pays qui a un ensemble législatif, qui a un ensemble de liens avec l’Europe, qui a un ensemble de liens avec l’Organisation internationale du commerce, avec les Nations Unies. Donc on voit bien Meloni, elle tente des petits changements, mais elle y va par petits pas. Par exemple, sur l’IVG, elle est en train d’essayer de pousser ses pions sur les questions de notamment d’homosexualité. Elle le fait très prudemment, ville par ville. Donc, imaginer qu’un programme dur du RN se produirait… Non, ça serait un programme déplaisant par beaucoup de côtés, mais il ne faut pas non plus pousser les choses à l’extrême. Je voudrais faire une dernière petite remarque importante qui quand même est centrale, c’est que quand on regarde commune par commune, qui vote pour le RN ? Et bien la plus forte proportion de votes RN c’est là où on trouve les plus faibles proportion d’immigrés. C’est-à-dire ceux qui votent pour le RN, c’est ceux qui ne sont pas en contact avec les immigrés. Marine Le Pen faisait d’habitude sa rentrée dans un village qu’il s’appelle Brachay, qui est dans la Haute-Marne. C’est un village qui avait voté à 95 % pour elle. Donc j’ai regardé dans les données du recensement, il y a 0% d’immigrés dans ce village. Alors je me suis dit, il y en a peut-être à côté. J’ai regardé dans les sept villages autour il y a 0% d’immigrés dans les sept villages autour. C’est caractéristique. C’est à dire que c’est ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un immigré qui votent pour le RN. Par contre, prenez là où il y a beaucoup d’immigrés. Prenez la Seine-Saint-Denis, vous avez 33 % d’immigrés en Seine-Saint-Denis. C’est le troisième département qui a le moins voté pour le RN. Autrement dit, on supporte très bien la présence des immigrés. Et puis, surtout, quand vous êtes dans la Seine-Saint-Denis, le mot immigré ne veut rien dire parce que vous avez un immigré qui est en costume trois pièces avec une cravate et qui est adjoint au maire. Et vous avez un immigré qui est dans un campement et est presque vêtu en haillons. Vous avez toutes sortes d’immigrés. Ils sont aussi différents que nous sommes différents. Donc, c’est un mot, c’est un caractère, une caractéristique vague. Tandis que pour le paysan, il n’y a plus beaucoup de paysans, mais disons pour la personne, le rural qui vit dans la Haute-Marne, il a une représentation fantasmatique de l’immigré parce qu’il en voit très peu.
Si, au journal de 20 h, il y a des faits divers.
Hervé Le Bras : Alors il y a les faits divers. Mais donc c’est dans sa tête. Et c’est pour ça que je dis que c’est le problème. Tant que le problème était la cohabitation avec les immigrés et au tout début, vous vous souvenez de la phrase de Chirac sur les odeurs ? Ce n’était pas faux. À ce moment-là, on peut agir contre les odeurs. Il y a des tas de moyens. On peut rénover les HLM, on peut. Mais quand c’est dans la tête des gens et pas dans la réalité, c’est très difficile d’agir. Et là, comment changer ce qu’il y a dans la tête des gens actuellement ? Si vous voulez, pour moi, le refus de l’immigration ou la manière dont on les traite, c’est devenu une sorte de religion. C’est à dire ça n’a plus de réalité matérielle, ça n’a plus de réalité quotidienne, existentielle. C’est dans la tête.
Vous n’iriez quand même pas jusqu’à dire que quand on fréquente l’immigration, on peut la trouver sympathique?
Hervé Le Bras : Bien sûr que si, c’est très variable. Il y en a qui sont très antipathiques, je dois dire. Et puis il y en a qui sont très sympathiques. Mais prenez. Quand vous regardez les médias. Même quand vous regardez les présentateurs, vous avez un certain nombre de présentateurs dont le nom dit qu’ils sont d’origine maghrébine. Vous en avez même aussi d’origine d’Afrique subsaharienne, qui sont tout aussi sympathiques, peut-être quelquefois plus même que les autres. Quand vous regardez de près, de plus en plus — d’ailleurs les patrons le soulignent — les cadres dans les entreprises deviennent des cadres issus de l’immigration. Mais quand vous regardez bien, même au gouvernement, vous avez eu quand même un petit fils d’immigrés qui s’appelle Darmanin. Une fille d’immigrés qui s’appelle Dati. Vous avez une autre fille d’immigrés qui s’appelle Belkacem, et ainsi de suite.
Oui, mais eux, ils respectent nos valeurs.
Hervé Le Bras : Oui mais alors il y a des tas de français qui ne respectent pas nos valeurs. Vous avez des tas de Français qui commettent des crimes, qui trafiquent de la drogue. Bien sûr. C’est pas simplement d’un côté les immigrés qui sont des criminels, et puis les Français qui sont des agneaux.
La connexion systématique entre crime et immigration dans les médias est-elle légitime ?
Hervé Le Bras : On ne présente que quelques cas particuliers. Il y a à peu près 7 millions d’immigrés en France, si vous mettez tous les cas de crimes, etc. présentés à la télévision, admettons que vous arriviez à une centaine d’immigrés. Une centaine sur 7 millions, il reste 6 999 900 autres dont on ne parle pas. Qui eux, apparemment, n’ont pas commis de crimes horribles puisqu’on n’en parle pas.
Les médias grossissent parfois le trait ?
Hervé Le Bras : Oui, bien sûr. Ce n’est pas qu’ils le grossissent, c’est qu’ils le sélectionnent. C’est ce qu’on appelle le biais de confirmation. C’est-à-dire qu’ils estiment que la population est réceptive à ce discours. Les médias ne sont pas prescripteurs, comme on dit. Ils suivent le flot parce qu’ils cherchent la clientèle et à flatter cette clientèle. Et il se trouve que, hélas, pour l’instant, on flatte la clientèle avec des discours anti-immigrés. Or, il y a un grand nombre de réussite parmi les immigrés, parmi les enfants d’immigrés. Ils oublient de signaler aussi que s’il n’y avait pas d’immigrés, la France s’arrêterait de tourner.
Vous m’avez retourné le cerveau. C’est fou ce que vous dites.
Hervé Le Bras : C’est pas fou. C’est rationnel, c’est réel.
Y-a-t-il des immigrés pro-RN ?
Hervé Le Bras : Alors, il y a le secret du vote donc on peut seulement étudier la question par des comparaisons de bureaux, puis par des enquêtes d’opinion. Mais il faut remarquer que je vous ai dit qu’il y avait 33 % d’immigrés en Seine-Saint-Denis. Disons, un tiers d’entre eux sont de nationalité française, donc ça fait plus que 11 % qui votent. Il semble qu’ils votent un peu plus pour les partis de gauche, mais ils votent aussi pour le RN. Et c’est une vieille rengaine du RN. Le RN, c’est le père Le Pen. Jean-Marie se vantait d’être celui qui avait dans ses listes électorales le plus d’anciens immigrés. C’est intéressant. Parce qu’à cette clientèle ils cherchent aussi à dire qu’il y a des bons et des mauvais immigrés et qu’il faut la préserver des mauvais immigrés. Dans le Nord, dans les départements du Pas-de-calais et de l’Aisne, qui votent le plus pour Marine Le Pen ou pour le RN, quand vous regardez dans les chiffres, ce sont les deux départements avec la Manche qui ont le moins d’immigrés. Vous dites “mais ça ne va pas”? C’est l’inverse de la Seine-Saint-Denis. Mais si vous y réfléchissez un peu plus, c’est des départements où il y a une forte immigration à partir du XIXᵉ siècle. Il y a eu des Italiens puis des Polonais à partir des années 20. Il y a eu des Hongrois. Puis plus tard, il y a eu surtout des Marocains. Mais la population, c’est des descendants de ces immigrés très largement et c’est des gens qui appliquent au fond le principe du “dernier rentré ferme la porte”. C’est-à-dire “bon, nous on s’en est tiré, on a des métiers corrects et tout, mais on veut pas de la comparaison avec ce qui arrive.” On a eu peur justement au moment où la Pologne est entrée dans l’Union européenne. On a eu peur que les Polonais fassent irruption dans le Pas-de-Calais, dans le gisement minier puisqu’il y avait beaucoup de descendants de Polonais. Vous le voyez d’ailleurs souvent avec les noms mêmes des députés ou des sportifs.
Au fond, on dit souvent que c’est là où il y a le plus d’immigrés qu’on vote le plus pour le RN. Or, vous avez vu que ce n’est pas vrai localement. C’est vrai régionalement, mais c’est parce qu’il y a le plus d’anciens, de descendants d’immigrés. Il ne faut pas croire que les descendants d’immigrés sont favorables à l’immigration. Pas du tout. Et toute l’histoire des États-Unis, c’est l’histoire de la haine, entre des personnes issus des vagues migratoires successives. Au départ, c’est les WASP (White Anglo-Saxon) qui traitent les Irlandais de bêtes. Puis ensuite c’est les Irlandais qui traitent de vermine les immigrés qui viennent d’Europe centrale et d’Italie. Et puis ensuite, c’est les mêmes pour les noirs, parce que les noirs, avec l’abolition de l’esclavage remontent du sud des États-Unis vers le Nord.
Et après les latinos ?
Hervé Le Bras : Et les latinos et puis ça continue. Maintenant ça va être les Arabes, etc. Donc oui, c’est mauvais, mais il faut lutter contre cela. Parce que, comme le dit un secrétaire d’État américain, qui était pourtant un républicain, il avait dit “Oui, bien sûr, il y a trop d’immigrés.” Puis il a dit “Mais il faut reconnaître qu’ils ont construit le pays.” Ah ben oui.
Juste un petit point pour rebondir sur ce que vous disiez. Il y a des gens de l’immigration qui votent pour le RN. On a réfléchi à ce phénomène ?
Hervé Le Bras : Il y a plusieurs cas. Il y a des personnes qui ne veulent pas être assimilés justement aux mauvais. Donc ils pensent qu’il ne faut pas prendre de mauvais migrants. Mais alors, comment vous faites le tri à l’entrée entre le mauvais et le bon? C’est pas simple. Et puis je pense aussi qu’il y a des questions de mœurs. C’est-à-dire que les immigrés qui viennent notamment du Maghreb et de Turquie, ils ont des moeurs qui sont quand même, on peut le dire, un peu en retard concernant les questions d’homosexualité ou dans les rapports entre les hommes et les femmes. Et donc ce qu’ils apprécient dans le RN, et aussi chez Reconquête, c’est cette défense de la moralité.
Ce qui n’est pas le cas de LFI.
Hervé Le Bras : Non pas du tout. C’est compliqué LFI parce que LFI c’est vraiment le vote global de toutes les banlieues. Il ne faut pas confondre l’opinion et ce que racontent les dirigeants. C’est un des drames de la France, de plus en plus. Regardez ce qui se passe actuellement : Il y a un divorce absolu entre le résultat de l’élection législative qui est la victoire du front républicain. Je ne dis pas la victoire de la gauche, ni du centre, ni rien. C’est le front républicain. C’est quand même pratiquement 70 %. Et puis un gouvernement qui tend la main maintenant au RN. Donc il y a un décalage de plus en plus fort entre le personnel politique et ses opinions, ses déclarations et la base. Je travaille pour l’instant sur la nature des reports entre les deux tours. Et on voit que pour l’opinion, il n’y a pas de problème très grave. Enfin, la droite a voté pour la gauche et même pour LFI. Les électeurs, eux, n’ont pas fait une grosse différence. Et puis en revanche, il y a eu très peu de voix de droite ou de gauche qui se sont portées au second tour sur le RN quand ils n’avaient plus de candidat. Et il y a très peu de voix RN qui sont revenues au second tour sur la droite et encore moins sur la gauche. Il y a vraiment, on sent, une coupure là. Le Front républicain acte une coupure qui est très nette, coupure qui est indiscernable. Et il y a un brouillage total au niveau du gouvernement.
Mais le RN est très haut avec 11 millions de voix.
Hervé Le Bras : Oui. Il est très haut. C’est ce que je vous dis il y a bien 70 % contre 30 %. Je trouve que oui, c’est un problème. Mais l’autre problème, c’est l’attitude des partis politiques. Tous d’ailleurs. Je ne vais pas excuser ni l’un ni l’autre, ni les LFI, ni le PS, ni les macronistes, ni même LR. Simplement, ils ne tiennent plus compte de l’opinion. C’est quand même absolument incroyable dans un régime démocratique.
Les immigrés coûtent-ils cher ?
Hervé Le Bras : Si on prend globalement sur une année donnée. Est ce que les immigrés coûtent plus cher qu’ils ne rapportent? La réponse c’est : ils nous coûtent un peu plus cher. Pas beaucoup, mais si on met toutes les prestations sociales, etc. d’un côté et puis tout ce qu’ils payent en termes de cotisations, si on met la question sanitaire aussi, ils sont un peu plus souvent dans les hôpitaux publics. Donc, ce n’est pas faux de dire qu'[ils coûtent cher]. Mais on oublie une chose très importante, c’est qu’on n’a pas payé leur éducation. C’est-à-dire qu’ils arrivent en moyenne à 22 ans et c’est le pays d’origine qui a payé leur nourriture, leur habillement, leur éducation. Or, éduquer un jeune Français, on est autour de à peu près 2500 à 3000 € par an. Donc, quand vous mettez tout ce qu’il aurait fallu, si vous dites voilà, à la place de l’immigré, on aurait un Français. Il faut que vous ayez jusqu’à 22 ans, ces 3000, ça fait pratiquement 70 000 €. Et si vous ajoutez ça, l’immigration, elle est très intéressante. Vous verrez d’ailleurs une contradiction classique là-dedans. On entend : “oui, mais on prive les pays étrangers de leurs médecins, de leurs ingénieurs et tout.” Donc, on en profite puisqu’on les prive.
Sans immigrés, la France serait-elle en faillite ?
Hervé Le Bras : En décrochage économique. Oui, bien sûr, parce que, comme je vous l’ai dit, pour la réindustrialisation, on a besoin des immigrés. Pour les retraites, on en aura aussi besoin. Donc augmentation des cotisations, augmentation pour les entreprises des charges qui sont déjà lourdes. Donc ça ira mal nécessairement. C’est devenu un ingrédient qui va être de plus en plus important à mesure que la population vieillit, que la natalité diminue. Parce que vous savez, la France, la natalité qui était assez haute, la France s’en targuait, mais elle est en train de dégringoler. Il faut dire les choses comme elles sont. On est passé de deux enfants par femme en moyenne à 1,68 en 2023. Et ça continue à baisser. Et je pense qu’on arrivera à peu près à la moyenne européenne qui est de 1,5. Dans ce cas-là, il n’y a pas d’autre solution que l’immigration. Mais tous les pays développés sont confrontés à ce problème-là. Le Japon et la Corée, qui sont extraordinairement hostiles à l’immigration traditionnellement, sont en train d’augmenter [l’immigration]. Il y a très peu d’immigrés en Corée, mais ils ont été multipliés par 20 au cours des cinq dernières années. Ça ne donne pas beaucoup. C’est les chiffres qui sont passés de, je ne sais pas, 100 000, non même pas de 20 000 à multiplier par 20, à 40 000 ou quelque chose comme ça. Ce n’est pas très important, mais c’est l’indice d’un mouvement. Parce que, en Corée, l’indice de fécondité qui est le plus bas du monde est à 0,78 enfants par femme. Ce qui veut dire que la population est divisée par deux en une trentaine d’années. C’est ça qui est en train de se produire en Corée. Donc, comment faire marcher une industrie qui est extrêmement performante, d’ailleurs, avec cela.
“Le RN, on ne les a jamais essayés”
Hervé Le Bras : Beaucoup de gens se disent au fond “oui, mais une fois arrivés au pouvoir, ça sera du changement, mais un changement dans la bonne direction.” J’avais fait un livre il y a maintenant une dizaine d’années, où j’analysais les votes FN par commune, par taille. Enfin, exactement un niveau fin et je l’avais appelé le Pari du FN, donc on pensait que c’était le pari que faisait le FN. Mais pour moi c’est le pari que font les électeurs du FN. Et c’est un pari qui est analogue au pari qu’ils font en prenant des billets de la loterie nationale. Parce que quand vous prenez un billet de la loterie nationale, vous savez qu’en moyenne, vous perdrez. Ben oui, si vous prenez tous les billets, vous toucherez beaucoup moins. La loterie retient un gros bout des impôts et tout ça. Et pourtant on se précipite sur les billets. Parce qu’au fond, une personne qui paye 10 € un billet, ça ne change pas sa vie de perdre ces 10 €. Mais la toute petite chance qu’elle gagne 1 million d’euros, ça changerait sa vie. Donc ils sont prêts.
C’est l’espoir ?
Hervé Le Bras : Et oui, ils sont prêts à aller au-delà du calcul statistique, à accepter qu’ils perdent 10 €, mais cet espoir est faible. Donc je pense pour beaucoup d’entre eux, c’est ça. Ils se rendent bien compte que ça ne risque pas d’aller bien s’il y a le RN. Il y a des tas de choses dans les finances, bon. Mais il y a cette espèce d’espoir du billet de loterie. C’est que hop, tout d’un coup, tout va changer parce que rien n’a changé jusqu’ici. Et c’est vrai que les choses changent quand même très lentement.
On ne les a jamais essayés ?
Hervé Le Bras : Voilà, c’est exactement, C’est ce qu’il y a par derrière. On ne les a jamais essayés. Mais vous le voyez, ce n’est pas un grand espoir, ce n’est pas “ça sera mieux”. C’est : il y a une petite chance, mais faible que ce soit mieux. Sinon, à leurs yeux, il n’y a aucune chance que ce soit mieux. Et oui, donc on préfère avoir une toute petite chance que ce soit mieux, à pas de chance que ce soit mieux.
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