« Le plus efficace contre la délinquance, c’est l’État social »
L’interview du politiste Sébastian Roché

Exclusif / Pour Off Investigation, Sébastian Roché, politiste français spécialiste de la police et directeur de recherche au CNRS, analyse les grandes formes de délinquance et décrypte leur traitement médiatique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la police et la sécurité, dont La police contre la rue (Éditions Grasset, 2023), coécrit avec François Rabaté.

Off Investigation : Y a-t-il une « explosion de la délinquance » en France ?

Sébastian Roché : La chose la plus importante à savoir, c’est que la France est un pays européen. Et l’Europe est la partie du monde, avec l’Asie du Sud-Est, où la violence homicide est la plus faible. On est dans une sorte de havre de tranquillité, comparativement. Ça ne veut pas dire qu’il ne se passe rien, bien sûr. 

Historiquement, depuis le XIVᵉ siècle, on est à la période où il y a le moins de violence homicide. Mais comme il y a énormément d’aspiration à la sécurité, en parallèle, il y a une demande de sécurité qui ne diminue pas – parce qu’il reste et on le sait, pour la violence contre les femmes par exemple, des faits de violence très nombreux, mal connus, maltraités.

Il y a moins de violence qu’avant, mais on ne la supporte plus ?

Sébastian Roché : Oui. Le mécanisme par lequel la violence diminue est un mécanisme par lequel on la rejette. Ça s’appelle la civilisation des mœurs, c’est un processus. C’est le terme de Norbert Elias, un historien allemand extrêmement connu chez les historiens et les sociologues.

J’emploie un autre mot de « curialisation des mœurs » : on ne se mouche plus dans ses doigts, on utilise une fourchette. Toutes ces mœurs-là de mise à distance sont des mœurs associées à l’auto-contrôle de soi. Et cet auto-contrôle va se diffuser dans la société avec les institutions comme l’État, l’école et l’enrichissement. Il va faire diminuer, sur de très nombreux siècles, les taux d’homicides. 

Quand Norbert Elias écrit sur la civilisation des mœurs, il n’y a pas de vérification statistique de ce qu’il dit, il comprend le mécanisme à partir des archives historiques. C’est après que les historiens quantitativistes vont assembler toutes les sources, et appliquer des méthodes de synthèse des informations. Et on va voir se matérialiser ce qu’avait prédit Norbert Elias, c’est-à-dire la diminution de la violence homicide intentionnelle.

« La France était plus dangereuse au Moyen Âge »

Pour bien comprendre, au Moyen Âge ou après la Seconde Guerre mondiale, en France, c’était plus dangereux ?

Sébastian Roché : Il y avait plus de danger, de violence. Mais la civilisation des mœurs est un processus lent : il peut y avoir 50 ans pendant lesquels les homicides augmentent. Mais ils n’augmentent jamais au point d’inverser la tendance à la baisse. C’est un peu comme l’inflation qui vous détruit votre pouvoir d’achat : par moment, il y a moins d’inflation, donc vous en perdez moins. Mais malgré tout, il y a une tendance de long terme où l’inflation va rogner le pouvoir d’achat. C’est pareil avec les homicides : il y en a tendanciellement moins, mais il y a des périodes pendant lesquelles ces homicides vont augmenter.

Donc l’insécurité diminue en France. Parce qu’en regardant la télévision, pourrait croire que la délinquance explose ?

Sébastian Roché : C’est un peu la confusion entre la chute d’un avion et la sécurité aérienne. Vous avez toujours des avions qui tombent, c’est vrai. Mais il n’y a pas de tendance, vous avez des cycles courts. 

À Marseille par exemple, vous avez des gangs qui vont s’affronter. Ces gangs, lorsqu’ils vont s’affronter, vont faire monter la température. Plus vous vendez de produits (Cocaïne, ndlr), plus il y a un enjeu économique énorme. Et plus il y a un enjeu économique énorme, sachant que vous n’avez pas de tribunaux pour régler vos affaires, plus vous devez vous débrouiller pour éliminer physiquement vos adversaires. Vous avez donc des cycles qui engagent la violence avec les vendettas. Et à un moment donné, il y a une des parties qui gagne, et le cycle va s’arrêter. Le cycle qu’on voit à Marseille – 30 morts en 2022, plus de 40 en 2023 – c’est quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis plus de 20 ans.

Par contre, ce n’est pas une tendance à la décivilisation. On a utilisé le terme d’ensauvagement, mais pas du tout. C’est un calcul rationnel. L’ensauvagement, c’est quand vous n’avez plus de capacité de discernement. Là, c’est des gens qui calculent que c’est nécessaire pour eux d’éliminer la concurrence, parce que ce sont des gens qui font du business dans un cadre illégal.

On pourrait dire « tuer un adversaire, c’est ce que font les sauvages, alors que nous, on est civilisés » ?

Sébastian Roché : Oui, mais les maris ou les amants tuent aussi leurs femmes, maltraitent les enfants. Il y a un certain nombre de phénomènes comme ça qui se produisent, mais il n’y a pas de tendance. Décivilisation, ça veut dire qu’on fait marche arrière par rapport à la civilisation des mœurs. Il y a des petites bosses dans la tendance qui sont tout à fait réelles – et pour les gens qui les vivent, c’est très dur – mais ça ne fait pas remonter dans le temps aux années 40 ou aux années 20.

« Les atteintes aux biens explosent après 1945 »

Pourquoi les atteintes aux biens augmentent ?

Sébastian Roché : L’histoire est assez simple. En 1945, après avoir défait le nazisme et le fascisme, c’est la grande époque de la croissance des classes moyennes. L’économie va grandir très vite, et avec l’économie vont se développer des couches moyennes qui vont consommer. Ce sont les lave-linges et les sèche-linges, l’arrivée de tous les arts ménagers, l’explosion de la télévision, la voiture, les 45 tours… À chaque fois qu’il va y avoir ces innovations dans la société légale, il va y avoir une partie de cet argent, de ces biens, qui est volé. Ce qu’on appelle la « démarque inconnue » dans les magasins. Vous allez avoir un changement de style de vie, avec l’homme et la femme qui travaillent. Vous avez des gens qui ont assez d’argent pour avoir une télévision, et qui ne sont plus chez eux. Vous avez plein de maisons pas très bien protégées, avec plus de choses qu’il n’y en a jamais eu dans l’histoire de l’humanité. Et vous avez là des opportunités de délinquance. 

En 1945-1985, dans tous les pays occidentaux, c’est l’explosion des atteintes aux biens. À partir des années 80, les constructeurs automobiles vont commencer à se dire que c’est quand même un problème. Le phénomène prend tellement d’ampleur que les gens ressentent le besoin de fermer leur porte à clé. On a donc une transformation complète de la société. Il n’y a plus de gardien naturel, il y a de plus en plus de biens, et donc les industriels vont devoir se mettre à protéger leurs biens. Il va y avoir une diminution énorme du nombre de vols de voitures à partir des années 1980 avec les innovations techniques. Les constructeurs vont mieux protéger les voitures. Chaque fois que vous mettez un petit obstacle, vous freinez celui qui essaye de vous voler.

Quelles sont les formes de délinquance qui explosent ?

Sébastian Roché : Toutes les infractions qui sont liées au développement de l’Internet explosent. Aujourd’hui, vous recevez tout le temps des messages qui vous disent que vous avez gagné quelque chose. Ça cause des dommages chez des gens qui sont fragiles, qui sont très importants. Mais il n’y a pas d’autres délinquances qui explosent que ce type de délinquance là.

« Des violences contre les femmes moins tolérées »

Est-ce que les violences faites aux femmes sont en augmentation ?

Sébastian Roché : Pour les violences contre les femmes, qui est un sujet particulièrement important, on a plus de visibilité sur les agressions à caractère sexuel – je ne parle pas des homicides –, donc on en parle beaucoup plus. Mais si on regarde les chiffres qui ont été produits par des enquêtes spéciales, on voit que ce taux est stable sur toutes les années pendant lesquelles l’INSEE, entre 2006 et 2018, enregistre ce phénomène (En 2018, le gouvernement a décidé de ne plus effectuer ces enquêtes, ndlr). Ce qu’on voit, c’est qu’il y a beaucoup de victimes et que peu portent plainte – 10 %. Donc, on a 10 % des victimes qui sont visibles. Si demain, deux fois plus de femmes disent « mais c’est insupportable de se faire frapper par son mari, son amant ou quiconque », vous allez avoir un doublement d’effet apparent. Vous allez passer de 10 % de victimes d’un nombre x, à 20 %.

Ça prouve que les femmes osent porter plainte ?

Sébastian Roché : Et qu’elles sont mieux accueillies – ce qui n’est pas vrai, malheureusement. Mais même si elles ne sont pas très bien accueillies, les femmes refusent et ont le courage de se battre contre leur entourage familial avec tous les problèmes que ça va créer. Auparavant, les femmes étaient déplacées de leur domicile jusqu’à ce qu’on renverse la charge et qu’on dise « c’est l’homme qui va devoir quitter le domicile si c’est lui l’agresseur ». Du jour au lendemain, on ne pouvait plus retourner chez soi. On a des enfants. Comment on fait pour porter plainte ? Ça, c’est quelque chose qui s’est un peu amélioré, mais il reste encore beaucoup. Il y a beaucoup de violences, beaucoup d’agression, beaucoup d’atteintes contre les femmes dans et en dehors du milieu domestique. Mais on va les voir plus parce que les femmes vont aller porter plainte. 

Et la violence envers les enfants ?

Sébastien Roché : Sur la violence aux enfants, on ne le sait pas très bien. C’est probablement la même chose, mais je dis ça sous réserve parce que la méthode pour connaître la violence, c’est soit la statistique des décès, soit les enquêtes de victimisation de l’INSEE. Et les enfants, on ne peut pas les interroger sans les parents. Mais il est probable, on l’a vu avec la question des abus sexuels des prêtres sur les enfants, que là aussi, on ait une libération de la parole. Tout d’un coup, le Vatican est obligé de reconnaître le fait que les violences contre les enfants par une autorité morale supérieure est une réalité. Donc ça, c’est quand même un choc.

« L’autorité [des prêtres, maris, policiers] n’autorise plus la violence »

L’autorité n’autorise plus la violence ?

La violence des prêtres contre les enfants, la violence contre les femmes et les violences policières, c’est trois autorités. L’homme comme autorité dans le couple, le prêtre comme autorité morale supérieure et le policier comme agent de l’autorité de l’État. Aujourd’hui, on dit « vous êtes peut-être une autorité, mais ça vous donne plus le droit à la violence ». Et c’est ça le grand basculement qui est en train de se produire. On ne sait pas comment ça va finir, mais il y a vraiment une question essentielle qui est posée, c’est le fait qu’être dans une position d’autorité n’autorise plus à utiliser la violence.

Que dire des « incivilités » ?

Sébastian Roché : La question des incivilités est importante. La réponse à la question de savoir si ça augmente, on ne le sait pas, parce qu’il n’y a pas d’outils pour les compter. Ce sont très souvent des frictions, des conflits sur la nature des espaces. Par exemple, quelqu’un va cracher par terre : s’il crache chez lui, ce n’est pas une infraction, mais s’il crache sur le trottoir devant vous, vous pouvez trouver que c’est dégueulasse. Si quelqu’un jette une écorce de melon par sa fenêtre, ça tombe dans son jardin, ça ne gêne personne, ça tombe dans la rue… On a plein de frictions comme ça dans le monde urbain, et on ne sait pas bien les compter.

Il y a un raccourci médiatique qui dit que les jeunes issus de l’immigration seraient au fond des sauvages, et qu’ils ensauvagent la France. Qu’est-ce qu’on peut dire de ça ?

Sébastian Roché : C’est un peu plus compliqué que ça. On va se souvenir, par exemple, de Gérard Depardieu qui pisse dans l’avion parce qu’il n’a pas envie d’attendre, et qui fait évacuer tout l’appareil. L’agressivité des cadres supérieurs qui ont le sentiment d’avoir payé, dans le monde du transport aérien par exemple, c’est quelque chose qui est très connu des hôtesses et des équipages. On va avoir le gars dans sa grosse voiture allemande qui balance par la fenêtre sa cigarette, c’est un fait qu’on va également observer. Le préfet qui se gare sur le trottoir parce qu’il est en retard à sa conférence, c’est aussi quelque chose qu’on va constater. Les incivilités, on va en avoir de partout.

« Les incivilités recouvrent souvent des conflits de territoires en banlieue »

Ce n’est pas que les jeunes de l’immigration. C’est vrai que les jeunes vont aussi occuper la montée de l’escalier ou faire du bruit le soir. Et vous avez d’autres gens qui ont commencé leur journée tôt, ont fini tard, vont devoir se refaire du RER et du métro et qui ont envie qu’il n’y ait pas de bruit. Ça va créer des conflits et parfois des bagarres sur les usages des espaces.

Et c’est vrai qu’en banlieue, vous allez en avoir plus parce que les gens commettent des incivilités, mais aussi parce que le niveau d’entretien est plus faible. Quand, si vous jetez votre peau de banane par terre, elle est immédiatement nettoyée, vous n’avez pas de traces visibles par tout le monde. Si vous avez des maisons individuelles, un gars qui passe à moto va « emmerder » huit maisons. Maintenant, si vous avez une barre d’immeuble dans lequel il y a 500 logements, il va emmerder, si j’ose dire, 500 personnes. Donc c’est plus compliqué que ça. 

Dans les zones plus défavorisées, qu’est-ce que les parents vont faire avec leurs enfants ? Ils ne vont pas pouvoir leur donner des cours de piano ou de cheval pour des raisons financières. Les couches moyennes vont beaucoup encadrer leurs enfants, ils vont prendre des cours de maths, des cours de violon, peu importe. Et les pauvres, ils sont dans la rue. La sociabilité des couches populaires, c’est une sociabilité de rue. 

Vous allez aussi avoir plus d’échec scolaire en milieu populaire. Vous allez avoir de moins bons établissements avec de moins bons moyens pour accueillir des enfants qui ont plus de besoins d’éducation, en tout cas scolaire, et qui vont sortir plus tôt du système scolaire. Vous avez des propensions à avoir des gamins dans la rue qui n’est pas du tout la même suivant le milieu social. Ce n’est pas une question de gêne ou de décivilisation. Vous avez des conditions matérielles – la taille des logements, le nombre de pièces, les ressources économiques – qui fabriquent les comportements des gamins. Y compris pour des Français de souche.

Pour revenir un instant aux incivilités, vous disiez que parfois, il y a des cadres qui font preuve d’incivilité ?

Sébastian Roché : Oui, même les cadres. Les cadres dans leur voiture, les vieux qui ne sont pas très pressés au supermarché et qui vous bousculent en caddie… Vous en avez en permanence, mais simplement, il y a des imputations de responsabilité : ça s’appelle des attributions. On va attribuer des causes aux facteurs, qui font qu’on va tolérer de certains qu’ils fassent quelque chose qu’on ne va pas ou moins tolérer pour d’autres : « s’il est vieux, il a le droit de nous bousculer ». 

Supporte-t-on moins les incivilités de la part d’autres groupes ethniques ?

Sébastian Roché : La tolérance va être liée avec l’identification à un groupe. Si vous appartenez à un groupe, vous allez être plus tolérant avec des comportements, y compris les comportements déviants. Si votre mère dit quelque chose de stupide, c’est votre mère, donc c’est le groupe central. Maintenant, si vous avez quelqu’un, votre voisin qui vous énerve déjà, qui vous fait une remarque de travers, c’est déjà moins cool. 

L’apparence physique est un élément de la constitution des identités qui est fabriqué par l’histoire, par la colonisation, etc. Les gens vont se reconnaître. Si on est blanc, on va pouvoir se reconnaître dans le groupe des Blancs, et on va se penser en opposition au groupe des Noirs. C’est une question à la fois sociale et individuelle. Tout le monde ne va pas le faire, mais ceux qui se reconnaissent dans un groupe, sur une base ethnique, vont avoir tendance à exclure les autres. Et donc, si le groupe des non-Blancs va faire quelque chose d’incivil, ils vont dire que c’est un qualificatif du groupe : « ce groupe est uncivil parce qu’une des personnes l’a été ».

Comment comprendre la violence liée à la drogue ?

Sébastian Roché : La violence criminelle homicide liée à la drogue, c’est un vrai problème. La consommation de drogue est un phénomène normal. Toutes les civilisations en consomment. Le crime est un phénomène normal, disait Durkheim, et la drogue est un phénomène normal, expliquent les médecins. Normal, parce que c’est quelque chose qu’on trouve partout – y compris dans l’industrie pharmaceutique, y compris chez les cadres sup, y compris chez les jeunes de banlieue. 

« Il y a des guerres de gangs pour contrôler le marché de la drogue »

Ce qui se passe, c’est qu’il y a certains produits, et notamment la cocaïne, qui génèrent des profits considérables. La France est un des cinq pays d’Europe où, par habitant, on consomme le plus de cocaïne. Il y a donc une demande très forte et un marché énorme avec des enjeux économiques considérables. Et donc vous allez avoir des cycles dans lesquels on va voir une multiplication de guerres de gangs, d’homicides, parce qu’ils protègent les marchés à ciel ouverts de la drogue – ce que [Gérald] Darmanin appelle les points de deal. Mais les opérations dites place nette, etc, c’est pour les médias. Ce ne sont pas des véritables politiques de lutte contre ces criminels.

Il y a quand même Emmanuel Macron qui est allé à Marseille contre la drogue ?

Sébastian Roché : Mais tous les présidents et tous les ministres de l’Intérieur, depuis Sarkozy et même avant, sont allés à Marseille. Ils ont tous été dans les mêmes quartiers, ils se sont tous fait filmer avec des kalachnikovs, des liasses de billets et des saisies de drogue – et ils ont tous dit leur détermination absolue à gagner la guerre. On a surtout une indignation morale. Comme on ne peut rien faire, on va dire que c’est absolument insupportable. C’est la stratégie de communication qui est celle de M. Darmanin, mais qui était celle de ses prédécesseurs. Mais ce n’est pas une politique de lutte contre les effets du trafic de drogue.

« Il y a un désir de sécurité qui est complètement légitime »

La sécurité absolue que souhaitent nos médias, c’est possible ?

Sébastian Roché : Il y a un désir de sécurité qui est complètement légitime. Tous les organismes vivants cherchent à être en sécurité. Le paradoxe, c’est que cette recherche de sécurité est sans fin. Vous avez un avion qui tombe, vous vous dites qu’il devrait y avoir zéro avion qui tombe. Et ça, ce n’est pas possible. En dépit des efforts énormes qui sont consentis pour la sécurité du quotidien, la société évolue en permanence, donc les risques évoluent. C’est la lutte du chat et de la souris.

Là où il y a un peu de malhonnêteté, c’est quand on fait croire qu’on pourrait ne plus avoir, par exemple, de drogue, et qu’on décrète la fin du trafic. Le problème c’est que ça détourne les ressources des améliorations. La guerre à la drogue, c’est une impasse parce qu’on sait que ce n’est pas possible. Par contre, la réduction des risques qui sont liés à la drogue, c’est possible. Éviter qu’il y ait des tirs, ça c’est quelque chose qu’on peut faire, éviter qu’il y ait des morts d’overdose, ça c’est quelque chose qu’on peut faire.

« La sévérité pénale engendre plus de délinquance »

Si on réprimait davantage les délinquants, on règlerait les problèmes ?

Sébastian Roché : Ce qui est intéressant, c’est que ça ne marche pas comme ça. Plus vous êtes sévères avec les jeunes auteurs d’infractions, plus ils récidivent vite, et plus ils récidivent souvent. Ce que montrent les études de criminologie, c’est que la sévérité pénale engendre plus de délinquance. Parce qu’il n’y a pas de socialisation. Ce qui fait que vous allez respecter une société, c’est que vous êtes attaché à cette société. Vous avez des contacts, vous avez une famille, vous avez un travail, vous êtes dans la société légitime. Comment on espère qu’en vous traitant mal, vous allez être meilleur plus tard ?

Maintenant, si vous parlez de la criminalité sexuelle, par exemple, c’est un autre cas. Là, on ne trouve d’effet ni positif ni négatif, mais on ne sait pas comment faire autrement. Vous avez des gens qui sont des prédateurs sexuels, vous ne savez pas quoi faire avec, vous ne pouvez que les contenir. Donc ça veut dire que vous les placez en détention. Mais pour d’autres, notamment pour les jeunes qui ont toute leur vie devant eux, c’est c’est une solution qui s’avère inefficace. La sévérité n’est pas un outil de la sécurité de la société. 

Pour le trafic de drogue, c’est intéressant aussi de voir que les approches style opération XXL, où on fait 150 interpellations en une fois, ne sont pas des méthodes efficaces. Les méthodes efficaces pour la lutte contre le trafic de drogue sur les marchés de la drogue à ciel ouvert, ce sont les méthodes dites d’intimidation dans lesquelles on fait pression sur les personnes pour qu’elles quittent le trafic sans les incarcérer. Ce sont des méthodes qui sont connues, qui ont été développées à Boston à partir des années 1990, et qui ont été ensuite théorisées et qui ont été évaluées.

« Il y a une fabrique socio-économique des délinquants »

Quand vous avez incarcéré beaucoup, c’est le cas aux États-Unis, vous avez un problème, c’est que les gens sortent. Vous aviez, par exemple, à Chicago, des quartiers entiers qui étaient composés d’anciens prisonniers. Quand vous avez des gens qui sont peu socialisés et vous les rassemblez dans une partie de la ville, vous avez un certain nombre de problèmes assez sérieux. Ces politiques carcérales sont bonnes, je dirai, au 20h. Mais dans la pratique, c’est plus compliqué que ça. Vous regardez le cas de la Finlande, qui a quitté le giron de l’Union soviétique et donc qui a complètement réformé sa politique pénale, elle a vidé ses prisons et elle n’a absolument pas connu d’évolution de la délinquance – différent des pays voisins de la Norvège, de la Suède, du Danemark.

Et si on tuait tous les délinquants ?

Sébastian Roché : Alors là, oui, vous avez la possibilité de créer des camps de concentration, voire d’extermination des délinquants. Bon, ça n’existait pas sous cette forme, mais il y a eu cette idée pour les jeunes. On allait les déporter dans des camps de travail éloignés, etc. Mais moralement, je pense que ce n’est pas accepté. Je ne vois pas de segment de la population française qui est favorable à l’élimination physique des jeunes délinquants. Il peut y avoir des petits segments, mais il y a quand même une réticence à l’idée que tuer est une bonne chose.

Il y a une fabrique socio-économique des délinquants. Si on les tue, on règle le problème avec ceux qui sont qui sont actuellement délinquants, mais on ne règle pas le problème de la fabrication. C’est comme une usine : vous pouvez jeter à la poubelle ceux qui sortent d’une usine mais tant que vous n’arrêtez pas le processus de fabrication, vous avez des nouveaux produits qui sortent des chaînes de production.

« Contre la délinquance, le plus efficace, c’est l’Etat social »

Sait-on lutter efficacement contre la délinquance et le crime ?

Sébastien Roché : Ce qu’on a appris depuis la fin du XIXᵉ siècle, c’est que l’efficacité dans la lutte contre la délinquance demandait de l’humanité. Les sociétés les plus humaines sont les moins violentes. Si vous prenez l’Europe, ce sont les sociétés où l’État providence est le plus développé. Ce n’est pas parfait, mais le fait d’éduquer les enfants gratuitement, de leur donner à manger, de faire en sorte qu’ils aient un toit, ce sont les fondamentaux de la sécurité. Et si vous comparez avec des pays qui sont aussi des démocraties et aussi des pays capitalistes comme les États-Unis, vous voyez très bien la différence. Les mécanismes qu’on a en France et dans les pays voisins, c’est un mécanisme d’État social. Et c’est cet État social qui nous protège de la délinquance violente.

Dès qu’un enfant va se développer normalement, ses besoins basiques, élémentaires vont être satisfaits. Et donc la chance qu’il soit complètement tordu par la suite est plus faible. Et si vous avez des problèmes psychiatriques, s’il y a un dispositif qui peut vous accueillir, vous allez être mieux traité que si vous êtes dans la rue. 

Les travaux des criminologues suggèrent qu’un État capable de s’occuper efficacement des besoins des habitants limite la délinquance. Et ça, c’est un facteur qui est beaucoup plus déterminant que la police ou que le nombre d’incarcérations.

Plus de police, c’est plus de sécurité ?

Sébastian Roché : L’équation « police égale sécurité » est une équation fausse. C’est la base avec laquelle réfléchissent aujourd’hui la plupart des hommes politiques de gauche et de droite.

Il peut y avoir des utilisations intelligentes de la police qui améliorent la sécurité, mais ça reste un petit facteur. Et quand on croit que la police va résoudre les problèmes de sécurité, on est tenté de donner beaucoup de ressources à la police. En faisant ça, on risque de les détourner de l’école — je crois que c’est un petit peu ce qui est en train de se passer — et de tout l’encadrement par le travail social, qui sont les vraies usines d’une société apaisée. Les hommes politiques ont vraiment une très grande responsabilité, parce que ce sont eux qui vont décider des grands flux d’argent public. Et je pense qu’ils se trompent. Le pire, c’est que c’est sincère.

La plupart des responsables politiques de gauche qui avaient une réflexion sur le social ont fini par être convaincus par Nicolas Sarkozy que la sécurité, c’était la police d’intervention. C’est la plus grande défaite culturelle de la gauche. C’est pour ça que la question des effectifs de police est complètement centrale aujourd’hui. Et malheureusement, ça n’a pas les effets miracles qu’on lui prête. Ça peut marcher dans certaines circonstances, mais ce n’est pas quelque chose qui va déterminer les tendances de la délinquance, ni la hausse, ni la baisse.

Cette idée simple qu’avec plus de matraque, on va mater les délinquants, globalement, n’est pas vraie ?

Sébastian Roché : Non. Et si vous développez de manière hypertrophiée l’appareil policier, vous avez d’autres problèmes. Si vous imposez l’ordre dans la société par la violence, vous allez déplacer la criminalité. Parce qu’il y aura une impunité de ceux qui se trouvent au-dessus de la police. Donc vous n’allez pas éteindre l’incendie de la délinquance.

Il y a à peu près autant de publications en criminologie que dans toutes les autres sciences sociales, et il y a des collègues à travers le monde entier qui font des études qui permettent de dire ce que je vous ai dit. Tous les résultats ne sont pas d’accord, mais il y a un certain nombre de points, comme sur la forme de la violence homicide, sur lesquels il n’y a pas tellement de discussion.

« Je n’ai pas le savoir-faire ni la pugnacité pour aller sur un plateau télé »

Êtes-vous invité sur des plateaux télé pour évoquer la délinquance ?

Sébastian Roché : Très tôt, j’ai pensé que les médias avaient un rôle très important, et qu’on avait besoin des médias. Dès que j’ai publié mon premier livre, j’ai essayé d’en faire parler. J’ai aussi compris les contraintes, les formats, etc. Mais tous les médias ne se valent pas. Et à partir de là, je me suis fait ma petite politique tout seul. Il y a des médias auxquels je n’ai pas répondu, ou alors ils ne m’ont plus invité – et notamment ceux qui sont trop proches de l’extrême droite. 

Je n’ai pas le savoir-faire et la pugnacité pour aller sur un plateau. Il y a des responsables politiques qui sont de très bons communicants, qui vont aller sur ces plateaux et qui vont savoir se battre. Moi, je ne sais pas faire ça. Nous, on est à l’université, on se bat autour des idées, des résultats, des interprétations. Il y a beaucoup de discussions, parfois vives, mais c’est toujours appuyé sur des faits et sur des études. Sur les plateaux télé, ce n’est pas possible. Vous avez différents experts et tous ont la même valeur. C’est-à-dire que quelqu’un qui n’a jamais étudié le sujet a autant de valeur que quelqu’un qui a étudié le sujet pendant 20 ans. Donc pour nous, c’est très déstabilisant et je n’estime pas que j’ai quelque chose à y faire.

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