Au fil de son offensive sur Gaza, l’État hébreu a été de plus en plus montré du doigt sur la scène internationale. Mais en France, les tentatives de remettre en cause la légitimité des bombardements israéliens sur l’enclave palestinienne ont généré d’intenses campagnes de dénigrement sur les plateaux télé.
Début décembre, sur un plateau de LCI orné de bandeaux télévisuels tels que « Gaza : Jean-Luc Mélenchon va-t-il trop loin ? » ou encore « LFI [La France insoumise], trop ambiguë avec le Hamas ? », la journaliste Ruth Elkrief reçoit Manuel Bompard, député insoumis des Bouches-du-Rhône. D’emblée, elle reproche à son interlocuteur la position de LFI sur les derniers rebondissements du conflit israélo-palestinien. Elle lui impute un manque de sensibilité face aux atrocités commises le 7 octobre. Manuel Bompard récuse alors certaines allégations, dans le cadre d’un échange tendu. Rapidement, Jean-Luc Mélenchon publie un tweet enflammé, qualifiant la journaliste vedette de LCI de « manipulatrice » et de « fanatique ».
Dans la foulée, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonce la mise en place d’une protection policière pour Ruth Elkrief et dénonce « l’irresponsabilité » du chef de fil des insoumis et de ses camarades. Une accusation qui rappelle celle formulée contre le gouvernement, dans un communiqué daté du 19 octobre où LFI expliquait que certains de ses membres étaient visés par des menaces de mort.
Poussant pour sa part le curseur de l’invective un cran plus loin, le président LR du Sénat, Gérard Larcher, réagit quelques jours plus tard à la polémique en adressant sur RTL un « ferme ta gueule !» à Jean-Luc Mélenchon. Une formule qui, sur le moment, ne semble aucunement froisser les journalistes présents sur le plateau..
Au-delà des querelles politiciennes dans lesquelles il s’inscrit, cet épisode fait écho à une dynamique inédite constatée ces deux derniers mois sur la plupart des antennes françaises de diffusion. Il a été très difficile d’y critiquer l’offensive israélienne sur Gaza ou de mettre en perspective cette guerre avec la politique coloniale de l’État hébreu. Les intervenants qui s’y sont aventurés se sont en effet souvent retrouvés face à des interlocuteurs de plateau ne souffrant aucune remise en cause de leur grille de lecture des événements.
Tribunal politico-médiatique et polémique en continu : tant que ça marche…
Les premiers « interrogatoires » de plateau furent infligés à des élus insoumis afin de jauger leur « degré de condamnation » des crimes commis par le Hamas, comme le 9 octobre sur France 2. En cause : le communiqué publié par LFI après l’attaque du 7 octobre. À rebours du champ lexical des administrations américaine et européenne, le texte ne qualifiait pas le Hamas d’« organisation terroriste » (notons que, comme l’AFP a récemment été amenée à le souligner, l’emploi de ce terme s’inscrit historiquement dans des considérations politiques qui font rarement consensus sur la scène internationale). Il fût en outre abondamment reproché au texte diffusé par LFI une trop maigre compassion face au massacre de près de 1200 Israéliens que le Hamas venait de commettre.
Si on peut comprendre que des journalistes cherchent à confronter des députés avec la «conflictualité» qu’ils revendiquent comme stratégie politique, nul besoin d’être sympathisant LFI pour constater l’agressivité médiatique en continu qui a par la suite visé ce parti d’opposition, tout comme les dérives diffamatoires dont il a fait l’objet. Fin octobre, l’observatoire des médias Acrimed rapportait par exemple une impressionnante quantité d’insinuations calomnieuses proférées sur diverses antennes de diffusion à l’endroit de cette formation politique. Le 12 octobre par exemple, CNews encourageait ses téléspectateurs à s’interroger via un bandeau rédigé dans ces termes : « LFI : le nazisme est-il passé à l’extrême gauche ? »
Élucubrations sur un « tweet antisémite »
Rappelons par ailleurs que plus d’une dizaine de jours après le début du meurtrier pilonnage de Gaza par l’armée israélienne, plusieurs chaînes françaises consacrèrent des heures de direct à d’absurdes élucubrations afin de commenter un tweet supposément antisémite de Jean-Luc Mélenchon – publication dans laquelle il critiquait le déplacement en Israël de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet qui, quelques jours plus tôt avait fait couler beaucoup d’encre en exprimant son «soutien inconditionnel» à l’État hébreu.
Les représentants de LFI n’ont pas été les seuls désignés coupables par le tribunal politico-médiatique du moment, composé de présentateurs, éditorialistes, chroniqueurs, politiques ou encore philosophes. Pendant plusieurs semaines, le paysage audiovisuel français a vu émerger une véritable inquisition, sous diverses formes, visant également des personnalités pour le moins éloignées du parti de Jean-Luc Mélenchon.
Des recadrages en direct ont même parfois été constatés entre journalistes, notamment dans l’audiovisuel public. Le 24 novembre sur le plateau de France info, le présentateur Jean-François Achilli reprend ainsi sa consœur de Marianne Marie-Estelle Pech qui, quelques minutes plus tôt, avait employé le terme «boucherie» en référence à l’ampleur des pertes humaines observées à Gaza : « Vous parlez de boucherie […], ça s’appelle une guerre. Je vous rappelle que la boucherie c’est ce qui s’est produit avec 1 200 civils massacrés de la manière la plus sauvage sur le sol d’Israël », la corrige-t-il, tout en s’efforçant par la suite d’afficher personnellement une certaine distance sur la légitimité de l’offensive israélienne. Mais, quelques secondes plus tard, alors qu’elle reformule son propos en déplorant cette fois « la réponse vengeresse » de l’armée israélienne face aux massacres du 7 octobre, la consœur se voit recadrer une seconde fois : « Ce n’est pas une vengeance, c’est une riposte ! », lui assène son hôte.
Des débats « interdits » ?
Des intervenants abondamment coupés avec agressivité en raison de leur analyse du conflit, de ridicules émissions consacrées au silence de Kylian Mbappe et d’Omar Sy sur l’attaque du Hamas (BFMTV, Cnews, C8…), ou encore un présentateur publiquement recadré par son employeur TV5 Monde pour avoir osé confronter un porte-parole de l’armée israélienne «de façon trop abrupte» (une séquence qui, selon de récentes révélations d’Arrêt sur images, aurait amené des responsables politiques à demander « une mise à pied voire un licenciement » du journaliste en question) : nombreux sont les exemples témoignant d’une pression éditoriale inédite pour la couverture médiatique des derniers rebondissements du conflit israélo-palestinien.
Cette pression est à l’origine de crispations qui ont souvent empêché la tenue de débats sereins sur le sujet. Cette dynamique a été largement documentée par plusieurs spécialistes du PAF, comme l’observatoire Acrimed et le site Arrêt sur images, mais aussi sur les réseaux sociaux, à travers des comptes tels que « Caisses de grève ».
Entre autres polémiques particulièrement explosives, on retiendra le pic d’hystérie suscité fin novembre par une intervention télévisée de Dominique de Villepin. L’ancien Premier ministre de Jacques Chirac y avait évoqué l’existence d’une « domination financière sur les médias et le monde de la culture » qui, selon lui, empêcherait certaines voix d’exprimer publiquement leur soutien à la cause palestinienne.
De Villepin « antisémite » ?
« On est clairement dans les théories complotistes [et] antisémites de la part de Dominique de Villepin », commentera le journaliste Louis Morin (BFMTV, le 27 novembre). « C’est ahurissant, il a essayé de s’expliquer malheureusement sa rage est telle que […] ça sort comme ça ! », commentera le réalisateur franco-israélien très habitué des plateaux télé, Elie Chouraqui (Cnews, 27 novembre également). Le directeur général du groupe Challenges Maurice Szafran dénoncera pour sa part, dans un éditorial daté du 28 novembre, une « mélenchonnerie ». « C’est un dérapage […], l’idée qu’il pourrait y avoir en France une censure par les dirigeants des médias est un discours complotiste », estimera encore, sur LCI, le 30 novembre, la présentatrice vedette Ruth Elkrief, dont la contribution à un biais médiatique pro-israélien a déjà été pointée par certains observateurs (Arrêt sur images). Un peu trop galvanisée par la polémique, BFMTV alla jusqu’à inventer un verbatim imaginaire des propos de Dominique de Villepin, prétendant qu’il avait parlé de « finance juive ». Une fake news qui contraignit la chaîne du milliardaire franco-israélien Patrick Drahi à rétropédaler par voie de communiqué.
Relativisme de plateau
S’ils se sont montrés particulièrement virulents à l’endroit d’intervenants ne partageant pas leur vision du conflit, les représentants de ce tribunal politico-médiatique qui n’a jamais dit son nom ont eux aussi été abondamment critiqués pour leurs multiples prises de parole visant à relativiser les conséquences meurtrières de l’offensive israélienne sur Gaza.
Après les massacres du 7 octobre, nombre de personnalités médiatiques avaient en effet fait preuve d’un cynisme inédit pour commenter les intenses bombardements visant Gaza, où plus de deux millions de Palestiniens suffoquent depuis des années dans une « prison à ciel ouvert » de 360 kilomètres carrés.
Des milliers de corps de civils retrouvés déchiquetés sous les décombres des bombardements israéliens ? C’est terrible assurèrent des vedettes de la télévision française, mais sachez que Tsahal « prévient les habitants avant de bombarder », expliqua en substance Raphaël Enthoven dans plusieurs de ses chroniques à ce sujet (par exemple sur Europe 1, le 17 octobre). « Israël ne vise pas des civils », assura pour sa part l’animateur Pascal Praud à de multiples reprises (par exemple le 12 octobre sur Europe 1). « Tuer des civils, voire des enfants dans un bombardement, la guerre c’est ça », relativisa quant à lui l’éditorialiste Christophe Barbier (BFMTV, le 23 octobre). L’armée israélienne tue des enfants ? Oui mais elle le fait « involontairement, en se défendant », tenta de justifier l’essayiste Caroline Fourest sur différents plateaux télévisés, notamment sur celui de BFMTV, le 29 octobre. « Une bombe qui explose et qui va faire des dégâts collatéraux tuera sans doute des enfants. Mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression qu’en face d’eux l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre », osa encore la chroniqueuse Céline Pina, quelques jours plus tard sur Cnews…
Alors que le bain de sang s’aggrave à Gaza – le bilan partagé le 13 décembre par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU fait état de plus de 18 600 morts, dont plus de 70 % de femmes et d’enfants –, ce relativisme de plateau visant à se convaincre des bonnes intentions d’une armée classée dans le top 20 des forces militaires les plus puissantes du monde, a tendance à s’estomper. Mais l’histoire retiendra que pendant plus de deux longs mois, il a fortement imprégné la ligne éditoriale de la plupart des antennes françaises, en totale dissonance avec le langage des canons, des cris et des larmes qui prévalait sur le terrain.