Propriété de Vincent Bolloré, la société de presse Prisma Media est accusée de pratiques déloyales par son concurrent RL Mags, basé au Royaume-Uni et détenu par Frédéric Truskolaski (connu pour ses déboires judiciaires). Off Investigation vous raconte cette bagarre entre deux éditeurs de presse en pleine conquête d’un marché particulièrement lucratif : celui des programmes télé destinés aux seniors français.
Vendredi 13 décembre, tribunal de commerce de Paris. Trois avocats en robe se préparent à défendre leurs clients, respectivement RL Mags et Prisma Media, deux éditeurs de presse magazine. Le premier, appartenant à Frédéric Truskolaski, accuse le second, du groupe Vivendi (Bolloré), de concurrence déloyale pour avoir lancé le 30 novembre dernier Programmes Télé 15 jours, un magazine de presse de programmes télévisés semblable à son propre titre Télé 15 jours, créé en 2019.
Pour la société RL Mags, l’objectif est de se protéger d’un concurrent qu’elle juge déloyal et qui pourrait grignoter ses parts de marché. Son titre Télé 15 jours se présente comme un guide de programmes plus lisible, moins cher et surtout destiné à un public plus âgé. Pour les avocats de RL Mags, le lancement de Programmes Télé 15 jours se fait déjà ressentir sur les ventes de son magazine, qui auraient baissé de 25% au cours de la semaine du lancement du quinzomadaire de Prisma. Rien de plus qu’une étrange corrélation, selon l’avocat de Prisma, qui souligne que la publication de Programmes Télé 15 jours est différée d’une semaine par rapport à celle de Télé 15 jours.
Bonnet blanc et blanc bonnet
Sous les yeux attentifs des présidents de séance, chaque partie met en avant ce qui caractérise son magazine face à son concurrent, dans un flot de grilles télé plus ou moins identiques. L’appellation novatrice de Télé 15 jours revendiquée par RL Mags ? Une inspiration de Télé 7 jours , signé Prisma, selon le groupe de Bolloré. La vente à 40 centimes moins cher de Programmes Télé 15 jours de Prisma ? Un appât pour les clients, qui y verront le même contenu pour moins cher, d’après RL Mags.
D’un côté comme de l’autre, on s’arrache surtout les revenus gourmands des grilles télé au profit de deux hommes au moins tout aussi gloutons : Prisma Media appartient à Vivendi, groupe de Vincent Bolloré, depuis son rachat en 2021, et RL Media est sous l’égide du multi-propriétaire de magazines de presse Frédéric Truskolaski, connu pour ses nombreux déboires judiciaires (L’informé, janvier 2024).
Entre les deux titres de presse, tout le monde semble se mélanger les pinceaux. Le 5 décembre, Europe 1 fait la promotion du nouveau magazine de sa société sœur : « Vous connaissez tous le Télé 5 jours, et bien voici le Télé 15 jours ! C’est pas le même groupe qui édite mais c’est presque le même titre », relate le chroniqueur, prononçant ainsi par erreur le nom du magazine concurrent. Voilà qui n’a pas échappé à RL Mags, qui souffle : « En plus, on a le même distributeur… ».
Suite à cet épisode au cours duquel le nom de son propre magazine a été utilisé pour faire la publicité de son rival, la société de Truskolaski aurait sollicité un droit de réponse auprès de la rédaction d’Europe 1. Selon nos informations, la radio aurait d’abord accepté, avant de finalement rétropédaler. Décision prévisible au sein de l’empire Bolloré ? Rappelons qu’en 2021 Vivendi est devenu le principal actionnaire d’Europe 1. En fin de compte, la radio corrigera son erreur le lendemain à l’antenne. Interrogée sur cette séquence de quelques secondes jugée insuffisante pour RL Mags, Prisma media n’a pas souhaité apporté de commentaire.
Le magazine de programmes télé, un marché très rentable
Le marché des magazines de programmes télévisés est prisé pour une bonne raison : le business fonctionne bien, et même très bien. D’un côté, les magazines télévisés représentent une grosse partie du chiffre d’affaires de RL Mags qui, selon son dirigeant, serait passé de 12 à 16 millions d’euros entre 2021 et 2023. Pour le groupe de Vincent Bolloré, l’intérêt est également l’influence de ces fidèles guides familiaux, qui touchent autant les ménages en ruralité qu’en ville, sur des potentiels consommateurs. Une force de frappe publicitaire de taille pour les autres activités de Vivendi, comme Canal+, Havas, ou encore Gameloft.
Malgré la baisse continuelle des ventes en presse papier, les magazines télévisés gardent un public très fidèle. Les guides télé sont légion (Télé 7 Jours, Télé Z, Télé 2 Semaines, Télé Star, Télé Loisirs…) et sont les magazines les plus distribués en France. En tête du classement, Diverto, un hebdomadaire dédié à la télévision et aux plateformes de service à la demande lancé par Ouest France, et diffusé à plus de 3 millions d’exemplaires. S’en suit Télé 7 jours, distribué à plus de 700 000 exemplaires par semaine en 2023, mais aussi Télé Z (600 000 exemplaires), et TV Magazine (500 000 exemplaires) (ACPM). Des chiffres prisés pour les patrons de ces magazines, sur lesquels se basent les publicitaires dont sont dépendants les titres de presse.
La guerre des étoiles de l’ACPM
Publiés par l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias (ACPM), les résultats des ventes du secteur permettent aux groupes de presse de tendre la carotte aux annonceurs. Depuis plus de 30 ans, l’association récompense les titres de presse, sites et applications média dont les résultats de diffusion sont les plus encourageants d’une année sur l’autre. Les « Étoiles » de l’ACPM sont prisées, tant le modèle économique de la presse est dépendant des recettes publicitaires. Jusqu’à faire l’objet d’une autre contestation, toujours de la part de RL Mags, contre Prisma.
En 2024, pour la première fois depuis le lancement de ses deux titres de presse, Télé 15 jours et Programmes télé 2 semaines, RL Mags est éligible aux Étoiles de l’ACPM. Une récompense que la société pense mériter, au vu de la progression de ses ventes. Jusqu’à ce que le groupe se fasse voler la vedette par le magazine Dr. Good !, édité par… Prisma Media.
Alors que Télé 15 jours espère apparaître dans la catégorie « toutes thématiques », renouvelée au fil des ans, celle-ci disparaît du nouveau règlement de l’année 2024, revu chaque année. Ne restent que « art de vivre-cuisine », « art de vivre-autres » et « féminin », dernière catégorie dans laquelle figure Dr. Good ! Pour RL Mags, difficile de croire au hasard face à un changement de catégorie qui intervient l’année à laquelle leurs titres peuvent accéder à une récompense. Voilà qui pousse la société à se lancer dans une autre bataille judiciaire contre Prisma et l’ACPM, en quête d’une possible collusion entre les deux entités. Selon nos informations, les locaux de Prisma, de l’ACPM et de Publicis ont été perquisitionnés en septembre 2024.
Entre parodie et concurrence déloyale
Pour Frédéric Truskolaski, les procédures juridiques ne datent pas d’hier. Depuis son premier journal en 1996, Le Lycée, l’homme d’affaires multiplie les lancements de magazines people et télé, et les procès les accompagnant. L’avocat de Prisma n’est pas le seul à considérer Frédéric Truskolaski de « parasite de groupes de presse » : pas moins de 16 procédures judiciaires ont été lancées contre ses différentes sociétés éditrices depuis 2009, dont six pour contrefaçon et quatre pour « concurrence déloyale et parasitaire » (L’informé, janvier 2024).
Ce magnat du papier multiplie les provocations, parodiant des titres de magazines existant déjà, copiant des maquettes graphiques ou des choix de couleurs. Dans les kiosques se succèdent Poublic, Clooser, Trance Dimanche ou encore Oops, au grand dam des titres desquels ils s’inspirent.
En 2019, Prisma Media et RL Mags se retrouvent déjà face à face. Prisma attaque en justice RL Mags pour plusieurs de ses magazines, dont Voiri, Télé programmes 2 semaines, Santé seniors actuel et Féminin seniors actuelles, dont les titres rappellent Voici, Femmes Actuelles ou Télé 2 semaines, que possède Prisma. La société appartenant à Vivendi n’obtient gain de cause que pour « Voiri », jugé contrefaçon de Voici.
Rebelote en 2022 : un litige oppose RL Mags et Prisma pour leurs titres respectifs Programmes Télé 2 semaines et Télé 2 semaines. Cette fois, c’est RL Mags qui remporte la partie : Prisma doit retirer Télé 2 semaines. Une grosse perte pour le groupe, qui a fait appel de la décision.
Gang de requins, journalistes en appâts
Dans la salle d’audience numéro 3 du Tribunal de Commerce de Paris, le représentant légal de Prisma Media défend son bout de gras et accuse RL Mags : de toute façon, « il n’y a même pas de vrais journalistes » chez Télé 15 jours, lâche-t-il au cours de sa plaidoirie. Pour mémoire, Rue89 épingle déjà Frédéric Truskolaski en 2013 pour de faux témoignages, des sujets inventés de toute pièce et des réponses de médecins imaginaires dans plusieurs de ses magazines people. En 2014, ce sont des publicités pour des messageries roses qui sont trouvées par L’Express dans Planète Star. En 2018, 20 minutes révèle les méthodes peu traditionnelles du magazine 20 ans : une stagiaire de 19 ans rédactrice en cheffe, des piges payées 10 euros la page – parfois au black -, et une rédaction gérée par MSN. Cerise sur le gâteau : le fisc s’interroge sur les motifs qui poussent Frédéric Truskolaski à domicilier ses sociétés au Royaume-Uni (L’informé, janvier 2024).
Pour l’avocat de Prisma Media, son client est un « éditeur responsable » pris dans l’engrenage de la guerre entre la « presse française ». Vraiment ? Depuis son rachat par Vivendi de Vincent Bolloré, du ménage a été fait chez Prisma. Les nombreux magazines du groupes, comme Capital, Voici, Gala, Géo ou encore Télé-Loisirs ont désormais un seul objectif : « créer des synergies » avec les autres boîtes du milliardaire breton. Une enquête de StreetPress réalisée en 2022 mettait en lumière la pression et la censure auxquelles étaient sujets les journalistes des titres de Prisma depuis 2021. Plus aucune enquête de Capital sur les activités de Vivendi, la suppression d’un article sur comment résilier son contrat Canal+, ou encore la très forte incitation à traiter de sujets en lien avec la religion et de raconter les déboires amoureux d’Eric Zemmour. Entre temps, un projet de charte de déontologie est enterré, et nombre de journalistes historiques prennent la porte.
En ce qui concerne la bataille en cours entre RL Mags et Prisma Media, l’audience du 13 décembre s’est soldée sur un renvoi au 31 janvier 2025, à la chambre de la concurrence.
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