Le 11 octobre dernier, le journaliste Vincent Nouzille, déjà auteur de plusieurs ouvrages, dont Les tueurs de la République (Fayard, 2015) a publié « Le côté obscur de la force » (Flamarion, 2023). Trois ans d’enquête sur la crise que traverse la police. Pour Off Investigation, il revient sur les révélations de son livre.
Arnaud Murati : Peut-on vous qualifier de « spécialiste du renseignement » ?
Vincent Nouzille : On peut dire ça. Je suis journaliste, un peu spécialisé sur ces questions là (renseignement, terrorisme), mais aussi sur les questions de sécurité intérieure.
Arnaud Murati : Qu'est ce qui a présidé à la réalisation de ce livre ? Est ce que vous avez un fait en particulier qui vous a interpellé ? Ou est ce que c'est tout simplement la gestion de la crise des gilets jaunes et après de la révolte des retraites ?
Vincent Nouzille : Ce qui est vrai, c'est que le premier choc du terrorisme depuis les « années Merah » en 2012, puis les attentats de 2015, 2016, 2017 m'avaient déjà largement mobilisé. Puis, j'avais publié un gros bouquin sur les erreurs en matière de lutte antiterroriste : les failles (Erreurs fatales, Fayard/Les liens qui libèrent, Paris, 2018 ndlr). Puis un documentaire pour France 2 sur ces sujets là, donc sur toute la question du terrorisme. J'avais déjà bien commencé à baliser le terrain.
Et puis, quand arrivent les gilets jaunes fin 2018 et en 2019, je me dis quand même cette machine du Ministère de l'Intérieur mérite qu'on y regarde de plus près. Il y avait la question du terrorisme : comment la machine s'était adaptée, comment l'appareil d'Etat, comment le renseignement, comment la justice s'étaient adaptés avec plus ou moins de retard, à la question des attentats ? Le choc des gilets jaunes, c'est un nouveau choc important pour ce ministère comme pour la société, et je voulais savoir comment et pourquoi il avait réagi de manière aussi brutale. Et plus j'ai creusé le sujet, plus je me suis rendu compte de l'ampleur de la tâche, de ce que je découvrais.
Ce dont je me suis rendu compte, c'est qu'il y avait eu progressivement, dans le fond, un durcissement des politiques publiques en matière de sécurité, en matière d’anti-terrorisme, que ça avait déteint sur le maintien de l'ordre parce que les pouvoirs publics s'étaient rendu compte qu’ils avaient du retard à l'allumage et qu'ils ont durci le mouvement.
Et puis après, sur d'autres sujets qui sont peut être moins visibles, un peu plus souterrains, comme les plaintes pour violences familiales et la délinquance du quotidien, je me suis rendu compte qu'ils avaient aussi des retards considérables.
Quand on plonge à l'intérieur de la machine Beauvau, on se rend compte de dysfonctionnements majeurs. Au début, je n'avais pas forcément conscience de tous ces dysfonctionnements, Que ce soit l'omerta sur les violences policières, des problèmes de sanctions qui ne sont pas appliquées, que ce soit sur des directives qui sont parfois contradictoires et surtout des politiques du chiffre venant du haut imposées par le ministre, notamment Gérald Darmanin, qui est un peu une caricature en la matière.
"Darmanin n'est pas Dark Vador"
Le journaliste Vincent Nouzille
Arnaud Murati : Je voudrais revenir déjà sur le titre Le côté obscur de la Force. C'est l'histoire d'un gentil qui devient méchant. Est ce que c'est l'histoire que vous avez voulu raconter ?
Vincent Nouzille : Non, en fait, j'ai emprunté ce titre. C’est devenu une expression populaire. En fait, « le côté obscur de la force », pour moi ça ne fait pas référence au film Star Wars. Gérald Darmanin n’est pas Dark Vador. Beauvau n’est pas l'empire du mal. J'aurais pu titrer “La face cachée de Beauvau“ ou “La face cachée de la police“.
Et puis, en discutant avec plusieurs de mes interlocuteurs, je me suis rendu compte que, du fait des dérives de cette maison, se posait la question : mais finalement est-ce qu’ils ont pas un peu peu basculé du côté obscur de la force ? Et en s'amusant, ils m'ont répondu « oui ». Dans « obscur » tout n'est pas sombre. Tout n'est pas noir dans Beauvau, mais il y a beaucoup de zones grises, de choses qu'il faut regarder.
Arnaud Murati : La réaction de la police vis à vis du grand public, et les problèmes internes de la police se doivent d'être traités en un seul et même livre, selon vous ?
Vincent Nouzille : Oui, je pense qu'il y a une interaction entre les problèmes internes et les problèmes externes. Ce que vit la société, la manière dont parfois elle s'exprime de manière plus violente, à certains égards, c'est la violence du quotidien. Police secours est appelée parce qu'il y a une violence familiale. Donc la police est un capteur de l'ensemble des violences de la société. Elle doit les réguler, elle va les traiter. Mais quelque part, ça infuse aussi à l'intérieur de la « maison police ». Quand vous avez des blocages internes, des dysfonctionnements graves à l'intérieur de la maison, ça a forcément un impact sur la manière dont les policiers rendent le service public de la sécurité.
"On invente des rodéos urbains"
Un policier interviewé par Vincent Nouzille
Je vais prendre un exemple. Tout d'un coup, voyant qu'il y avait des « rodéos urbains » en juillet 2022, Gérarld Darmanin décide que dans tous les commissariats de France, il faut qu'il y ait trois opérations par jour sur les rodéos urbains. Il se trouve que sur le terrain, dans certains endroits, il n'y a pas de rodéos urbains. Du coup, que font les flics sur le terrain ? J’en ai rencontrés qui vous disent : « Et bien on invente des rodéos urbains ». On marque « contrôle routier » ou « contrôle de route » et on remplit la case « prévention ou lutte contre les rodéos urbains » et on fait du chiffre pour satisfaire notre ministre. Donc ça prend du temps à ces policiers de remplir ces statistiques, de répondre à ces injonctions qui viennent du haut, parfois au détriment de choses plus importantes.