La trahison
Quand Macron infiltrait Le Monde pour le compte des Sarkozystes

Jean-Baptiste Rivoire 

En 2010, depuis la banque Rothschild, Emmanuel Macron tenta avec Alain Minc, alors conseiller de Nicolas Sarkozy, de faire tomber Le Monde dans l’escarcelle d’actionnaires favorables à l’Élysée (photo DR)

A l’approche de la présidentielle de 2012, dans l’espoir d’être reconduit à l’Élysée, Nicolas Sarkozy entreprend de mieux contrôler la presse. Pour éviter que Le Monde, alors en difficulté, ne soit racheté par Xavier Niel, Pierre Bergé et Mathieu Pigasse, Il tente de faire tomber l’influent quotidien dans l’escarcelle d’actionnaires plus favorables. A la manœuvre : son conseiller Alain Minc et un jeune banquier de Rothschild & co avançant masqué : Emmanuel Macron.

Début 2021, Lucile Berland décryptait dans un épisode de notre série documentaire « Emmanuel, un homme d’affaires à l’Elysée » le double jeu d’Emmanuel Macron dans la bataille du Monde.

En janvier 2009, Nicolas Sarkozy organise à l’Élysée des « États généraux de la presse écrite ». Devant des directeurs de journaux dont la plupart ont pour patron ses amis oligarques, il propose des mesures qui vont accentuer les travers d’une presse française malade, trop dépendante des annonceurs et du pouvoir politique. Alors qu’elle est déjà parmi les plus subventionnées du monde, le président de la République annonce que les crédits publics destinés à la presse écrite française vont augmenter de… 51 % en 2010 ! Soit 420 millions d’euros de crédits de paiement contre 277 millions en 2009. En tout, 600 millions d’argent public promis avant la présidentielle de 2012 ! « La France aura explosé son propre record de la presse la plus subventionnée, avec un niveau d’aide publique par lecteur cinq fois supérieur à celui de la Suède, par exemple, mais un taux de lectorat trois fois moindre », observe Fréderic Filloux, analyste des médias.
Avec seulement 60 millions d’euros sur trois ans, la presse numérique (Mediapart, Arrêt sur images…) reste le parent pauvre de cette politique de Nicolas Sarkozy consistant à aider toujours plus ses amis propriétaires de journaux pour qu’ils protègent toujours mieux son pouvoir.
Bien que profitant largement lui aussi des aides publiques à la presse, Le Monde s’efforce de maintenir une distance critique à l’égard de l’Élysée. En 2008, quand Nicolas Sarkozy tente d’inciter son directeur, Éric Fottorino, à accepter un rachat par le groupe Lagardère, celui-ci refuse. Mais à force de défendre son indépendance vis-à-vis du clan présidentiel, le quotidien du soir va subir des pressions.

Vincent Bolloré se braque contre Le Monde

Mi-2009, Vincent Bolloré, qui sous-traite l’impression de son quotidien gratuit Matin Plus à l’imprimerie du Monde à Ivry, décide de changer de prestataire. Les publicitaires se plaindraient de la « mauvaise impression du journal ». Mais quand Fottorino propose de régler ce problème technique, Bolloré refuse net. En coulisses, les relations entre les deux groupes s’étaient dégradées depuis 2007, date à laquelle des cadres du Monde ou de Courrier international avaient révélé que Matin Plus avait censuré un article embarrassant pour Nicolas Sarkozy.

« Quand on est chef d’une nation démocratique, tout n’est pas permis »

Éditorial d’Éric Fottorino après que Nicolas Sarkozy ait tenté de faire élire son fils Jean à la tête de la Défense

Fin 2009, un éditorial du Monde accentue les tensions avec le président de la République. À l’époque, il envisage de faire élire son fils aîné, Jean, à la tête de l’Établissement public d’aménagement de la Défense (EPAD). Problème : le fiston n’a que 23 ans, aucun diplôme et l’intention présidentielle déclenche une hilarité planétaire. En Chine, la chaîne CCTV s’étonne que le très jeune homme se voie confier le « plus vaste projet d’Europe ». Au Burkina Faso, Le Pays rigole que l’Afrique n’ait « plus l’exclusivité des fils de président qui ont de l’ambition à revendre ». À Londres, le Daily Telegraph compare Jean Sarkozy à Alexandre le Grand, Cléopâtre ou Mozart. Et dans Le Monde, Éric Fottorino signe un édito critique : « Ce qui sidère, c’est moins l’appétit du fils que le laisser-faire du père. Quand on est chef d’une nation démocratique, tout n’est pas permis. Ce n’est écrit dans aucun manuel, mais il est des choses qu’on ne fait pas, qu’on ne s’autorise pas. »

Colère présidentielle

Plutôt que de se remettre en question, Nicolas Sarkozy entre dans une nouvelle colère noire contre les médias. Chroniquement déficitaire, Le Monde est une proie pour des industriels désireux de maximiser leur influence. Le groupe Lagardère avait déjà acquis 16 % du journal en 2005. En cette année 2010, deux alliances d’actionnaires rêvent de prendre le contrôle duquotidien fondé en 1944 par Hubert Beuve-Méry.
La première est un trio formé par Xavier Niel (Iliad-Free), Pierre Bergé (ex-patron milliardaire d’Yves Saint-Laurent) et Mathieu Pigasse (associé-gérant de la Banque Lazard). Problème : Pierre Bergé fut proche de François Mitterrand. Quant à Niel, depuis qu’il a (très modestement) contribué au financement de sites d’info indépendants comme Backchich de Nicolas Beau ou Mediapart d’Edwy Plenel, le président de la République le considère comme un « gaucho ».

Alain Minc, conseiller de Nicolas Sarkozy… et de Vincent Bolloré

Le second groupe d’investisseurs est composé de Claude Perdriel (propriétaire des sanibroyeurs SFA, de L’Obs et de Challenges) et de son bras droit Denis Olivennes, alors directeur général de L’Obs. Ancien patron de la FNAC, Olivennes est proche de François Hollande, mais apprécié aussi par Nicolas Sarkozy – en 2007, il avait organisé pour son fils cadet un stage chez la célèbre enseigne sous une discrète identité. Christine Albanel, la ministre de la Culture du gouvernement Fillon, lui avait ensuite confié un rapport sur le piratage. Nicolas Sarkozy avait alors envisagé de le nommer secrétaire d’État au Numérique. Dans leur tentative de conquérir Le Monde, Perdriel et Olivennes vont se rapprocher du groupe espagnol Prisa, bientôt rejoints par Stéphane Richard, le très sarkozyste président de France Télécom, et conseillés par Alain Minc. Ancien président du conseil de surveillance de la SA Le Monde – et donc en partie responsable de la mauvaise situation financière du journal –, ce dernier est aussi membre du comité stratégique du groupe Bolloré, présentateur de Face à Alain Minc sur Direct 8 et conseiller officieux de Nicolas Sarkozy. Autant dire qu’il a les faveurs de l’Élysée.

« Coup de pression »

Le 22 mai 2010, le président de la République met un premier « coup de pression » à Éric Fottorino par téléphone : « Souvenez-vous (…) ce qu’il en a coûté à votre prédécesseur d’être en ma faveur mais d’appeler à voter Ségolène Royal (…). À titre amical je vous le dis, quand on a face à soi des groupes de la qualité de Lagardère, de Prisa, et Juan Luis Cebrian est un homme que j’aime beaucoup (…) on n’a pas la folie de se jeter dans les bras de ce trio BNP, en particulier de ce Niels (sic) ! »

« J’ai dit au président Sarkozy que non, je ne voulais pas vendre Le Monde au groupe Lagardère »

Éric Fottorino, ancien directeur du Monde

Début juin 2010, à quelques jours d’un vote important de la Société des rédacteurs du Monde pour choisir leur repreneur, le président de la République convoque Éric Fottorino à l’Élysée : « À peine entré dans son bureau, je m’entendais traiter d’imbécile pour une simple raison : je n’obtempérais pas à son vœu, vendre à son ami Arnaud Lagardère le quotidien du soir et le groupe Le Monde (Télérama, La Vie, Courrier international), que je présidais », racontera-t-il dans Le 1 en novembre 2016. « J’ai dit au président Sarkozy que non, je ne voulais pas vendre Le Monde au groupe Lagardère, car je ne considérais pas qu’Arnaud Lagardère était la bonne personne pour assurer l’indépendance et la pérennité du Monde », précisait-il quelques années plus tard sur le plateau de Quotidien de Yann Barthès, en ajoutant : « Comme tous ces propriétaires de journaux ont fait leur fortune dans un domaine qui n’est pas la presse, ils comptent sur la presse pour jouer de l’influence et d’arme de dissuasion vis-à-vis de leurs concurrents. Cela peut être l’industrie du luxe, l’industrie de la téléphonie, les avions… »

« Si ce Niels devient propriétaire du Monde, il ne faudra pas compter sur l’argent du contribuable »

Nicolas Sarkozy menaçant le directeur du Monde de lui couper des subventions en cas de rachat par Xavier Niel

Pour inciter Fottorino à céder, Nicolas Sarkozy lui dit tout le mal qu’il pense de Xavier « Niels » (sic), dont la fortune « provient du Minitel rose ». Et menace de bloquer les aides publiques à l’imprimerie du Monde : « Si ce Niels devient propriétaire du Monde, il ne faudra pas compter sur l’argent du contribuable pour le dossier industriel. »
Fottorino envisage alors de dénoncer en « une » ces pressions élyséennes. Maurice Lévy, patron de l’agence Publicis et grand entremetteur du capitalisme français, l’en dissuade : « N’oubliez pas que votre objectif est de recapitaliser Le Monde, lui dit-il. Avec le président, tout ce qui attise est mauvais, tout ce qui apaise est bon. » « J’écoutais attentivement les conseils du sage », écrira Fottorino.

L’affaire Bettencourt et les « gaffes » de Bernard Squarcini

Mais les journalistes du quotidien ne cèdent pas pour autant aux pressions sarkozystes. Le 25 juin 2010, ils votent à 90 % en faveur de l’offre Bergé-Niel-Pigasse. Pour l’Élysée, le risque que Le Monde tombe entre les mains d’actionnaires dont le cœur penche plutôt à gauche se précise. Au cours de l’été, la ténacité du journal à élucider l’affaire Bettencourt va accentuer la tension. Dans ce contexte, Bernard Squarcini, ancien des renseignements généraux surnommé « l’espion du président » depuis que Nicolas Sarkozy lui a confié en 2008 le soin de fusionner les RG avec la Direction de la Surveillance du Territoire va commettre une énorme bourde. 
Pendant des années, Liliane et André Bettencourt, riches héritiers du groupe L’Oréal, ont soutenu financièrement l’ascension politique de Nicolas Sarkozy par des dons légaux de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Mais certains de leurs employés soupçonnent aussi des financements politiques occultes, avec des enveloppes d’argent liquide. En juin 2010, Mediapart diffuse des enregistrements réalisés clandestinement au domicile des Bettencourt. Ils laissent entrevoir de l’évasion fiscale, des comptes en Suisse non déclarés et du financement politique illicite du « clan » Sarko.

« 150 000 euros en liquide pour Éric Woerth »

Le 6 juillet, la comptable de Liliane Bettencourt provoque un séisme médiatique. Claire Thibout confie à Mediapart qu’en 2007, à la demande de Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune des Bettencourt, elle a retiré 150 000 euros en liquide destinés à Éric Woerth, trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy. La malheureuse comptable est littéralement harcelée par des policiers envoyés par le procureur Philippe Courroye, réputé proche de Nicolas Sarkozy. Elle déclarera avoir eu le sentiment qu’on voulait la faire revenir sur ces propos.

« Identifie moi la balance, Bernard ! »

Frédéric Péchenard à Bernard Squarcini après la fuite dans Le Monde d’une audition accablante pour les Sarkozystes

Mais le 17 juillet 2010, Patrice de Maistre confirme aux enquêteurs sa proximité avec Éric Woerth. Il révèle que le ministre du Budget et trésorier de l’UMP – que Nicolas Sarkozy envisage alors de nommer à Matignon – lui a demandé en 2007 d’embaucher sa femme comme gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Quand cette audition fuite dans Le Monde sous la plume de Gérard Davet, le président de la République entre dans une colère noire. Il veut savoir qui a « balancé » les procès-verbaux au quotidien du soir. En lien avec Claude Guéant, Frédéric Péchenard, alors directeur général de la police nationale, appelle Bernard Squarcini : « Identifie-moi la balance, Bernard ! » Cela reviendrait à espionner le journaliste du Monde pour savoir comment il s’est procuré ses informations. Pour examiner les « fadettes » de quelqu’un en dehors de toute procédure judiciaire, les policiers de la DCRI (structure de renseignements à laquelle la DGSI s’est substituée) doivent en principe demander le feu vert d’une Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. Peu probable qu’elle autorise l’espionnage d’un journaliste, dont les sources sont confidentielles.

Le Monde espionné

Depuis quelques années, les services secrets auraient commencé à contacter directement les opérateurs de téléphonie pour obtenir les fadettes, voire les données de géolocalisation des personnes qui les intéressent. En ce 17  juillet 2010, c’est donc ce procédé illégal qui a été utilisé pour identifier les sources de Gérard Davet. Quand un des subordonnés de Bernard Squarcini récupère les « fadettes » du journaliste, les policiers découvrent qu’il a été en contact avec un certain David Sénat. Conseiller de la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie, ce dernier est immédiatement congédié et muté à Cayenne, comme procureur général d’une cour d’appel qui… n’existe pas encore ! Au Monde, on apprécie moyennement que le pouvoir ait violé la loi sur le secret des sources pour identifier (et sanctionner) un informateur du journal. Quant à Gérard Davet, il porte plainte contre Bernard Squarcini.

Vincent Bolloré, Bernard Arnault et Arnaud Lagardère en embuscade

Dans ce bras de fer avec le pouvoir exécutif, Le Monde se retrouve complètement lâché par les amis du président. Après Vincent Bolloré, deux autres proches de l’Élysée vont faire faux bond à son imprimerie : «Le groupe Lagardère, propriétaire du JDD, a dit: “Finalement, on fait une nouvelle formule du JDD, on l’enlève de votre imprimerie”», raconte encore Éric Fottorino sur TMC. Quant au groupe Les Échos, appartenant à Bernard Arnault, considérant que l’imprimerie ne respecte pas ses engagements, il lui retire l’impression du journal éponyme. «Ils ne nous ont pas attaqués sur le plan éditorial, ils nous ont attaqués sur le plan industriel», analysera l’ancien directeur du Monde. Ces trois riches propriétaires de médias ont-ils agi à l’instigation de l’Élysée pour fragiliser un groupe de presse résistant à l’exécutif ? L’hypothèse fait froid dans le dos…

Le Monde dans l’escarcelle de Xavier Niel

À l’automne 2010, c’est en tout cas un groupe Le Monde fragilisé qui tombe dans l’escarcelle du trio Niel-Bergé-Pigasse pour 110 millions d’euros. Pour les nouveaux actionnaires, il est manifestement important d’enterrer la hache de guerre avec le président de la République. Le patron de l’agence Publicis, Maurice Lévy, aide Xavier Niel à décrocher un rendez-vous à l’Élysée, puis s’en ouvre à Fottorino : «Il a été question d’après lui dans ce rendez-vous que mon sort soit scellé avant la campagne de 2012», nous a affirmé l’ancien directeur du Monde. «Jamais Nicolas Sarkozy ne nous a demandé de virer Fottorino, conteste l’entourage de Xavier Niel. Nous restructurions le journal, il s’y opposait, la rédaction ne l’a pas soutenu, nous avons nommé Érik Izraelewicz à sa place.» Poussé vers la sortie comme Alain Genestar l’avait été par Arnaud Lagardère, Éric Fottorino lâchera à Serge Halimi pour un article dans Le Monde Diplomatique: «Le Monde a rejoint la cohorte de ces titres renommés dont le sort est désormais lié au capital et au bon vouloir des capitaines d’industrie ou de finance.» C’est vrai. Mais pour une fois, un grand média a échappé au «clan» du locataire de l’Élysée.

Emmanuel Macron, « infiltré » Sarkozyste ?

Dans cette tentative sarkozyste de mettre la main sur le Monde, les journalistes du célèbre quotidien auraient-ils en outre été manipulés, voire trahis par l’actuel président de la République Emmanuel Macron ? Associé-gérant de la banque Rothschild en 2009, il s’intéresse au dossier. À l’automne 2009, au cours d’un déjeuner, une journaliste du quotidien, Annie Kahn, lui demande s’il pourrait conseiller la Société des rédacteurs du Monde (SRM) dans la « recherche d’un repreneur ». Au début, son président Gilles Van Kote trouve Emmanuel Macron sympathique et désintéressé.
Mais au fil des semaines, la SRM s’étonne qu’à l’instar d’Alain Minc, le jeune loup de la banque Rothschild semble tout faire pour que Le Monde tombe dans l’escarcelle de Claude Perdriel et du groupe Prisa, représenté par Juan-Luis Cebrian. Le 8 juin, bien qu’Éric Fottorino ait accueilli froidement les nouvelles pressions sarkozystes en faveur de cette offre, Emmanuel Macron continue, lui, à intriguer en faveur des repreneurs préférés de l’Élysée… Dans une lettre adressée par mail aux membres du conseil de surveillance du Monde et aux candidats au rachat, il demande que la date limite de dépôt des offres fixée au 11  juin soit repoussée au 21. Exactement ce que souhaitent Claude Perdriel, Juan Luis Cebrian et Alain Minc, qui n’ont pas eu le temps de finaliser leur offre…

« Il travaille pour Alain Minc, c’est évident »

Mathieu Pigasse évoquant Emmanuel Macron devant Xavier Niel et Pierre Bergé

Convaincu qu’Emmanuel Macron a rédigé cette demande de report en lien avec Alain Minc, Mathieu Pigasse commence alors à le soupçonner de double jeu : « Il nous a dit : “Il travaille pour Minc, c’est évident” », se souvient un proche de Xavier Niel. Dubitatifs à l’idée de repousser la date limite de dépôt des offres, les journalistes du Monde acceptent néanmoins face à l’insistance d’Emmanuel Macron. Fin juin, on l’a vu, ils votent malgré tout pour le trio Niel-Bergé-Pigasse. Jusque-là, pour ne pas éveiller les soupçons de la SRM sur son double jeu, Emmanuel Macron avait pris soin de ne jamais s’afficher avec Alain Minc. 

Rencontre inopinée

Mais le 3 septembre 2010, une rencontre inopinée va confondre le jeune banquier d’affaires. Devant le numéro 10 de l’avenue Georges V, à Paris, les responsables de la Société des rédacteurs papotent en sortant d’un rendez-vous avec les avocats de Pierre Bergé, dont les bureaux sont dans le même immeuble que ceux d’Alain Minc. Quand une porte cochère s’entrouvre, ils ont la surprise de voir sortir le conseiller de Vincent Bolloré qui s’était démené en faveur des repreneurs préférés de Nicolas Sarkozy… avec sur ses talons Emmanuel Macron !
La suite est racontée par Marc Endeweld dans son excellent ouvrage LAmbigu Monsieur Macron : « Alain Minc salue les journalistes du Monde, qu’il reconnaît tous. Macron, lui, a préféré rester à l’arrière et se réfugier dans l’immeuble. Il ignore si les journalistes l’ont vu, mais le futur ministre sait que, dans leur esprit, côtoyer Alain Minc vaut déjà trahison. Parmi le petit groupe, Adrien de Tricornot, spécialisé dans la finance et la macroéconomie, a cru reconnaître son “ami” Emmanuel, mais il veut en avoir le cœur net et décide de franchir le portail d’entrée de l’immeuble. Dans la cour, personne. Le voilà alors grimpant les marches quatre à quatre […] jusqu’au… sixième étage. C’est là que son étonnement trouve confirmation. Emmanuel Macron est posté sur le palier, à côté de l’ascenseur, son téléphone portable vissé à l’oreille, tournant le dos à l’escalier comme au journaliste. L’impétrant Tricornot se rapproche alors à un mètre à peine du banquier. L’autre se retourne : “Je suis au téléphone, ne me dérange pas”, bredouille-t-il. On dirait un petit garçon pris sur le fait. “Quand il m’a vu arriver, il a perdu tous ses moyens, il m’a alors raconté qu’il avait perdu la clé pour entrer dans les bureaux du sixième étage. Il était comme un gamin qui venait de faire une bêtise”, se souvient Adrien de Tricornot. » Emmanuel Macron venait-il d’être pris en flagrant délit de trahison ?

« Double jeu »

Selon le journaliste Laurent Mauduit, co-fondateur de Mediapart, tout en faisant mine d’aider les journalistes du Monde, l’actuel président de la République s’était effectivement rapproché du « chef de file du camp d’en face et menait avec lui double jeu ». Mauduit affirme que c’est par exemple Alain Minc qui aurait soufflé à l’oreille d’Emmanuel Macron la demande de report du clan Perdriel en juin, et même rédigé en coulisses le courrier adressé à l’époque par Macron aux administrateurs du Monde.

« Si même Emmanuel, qui est tellement sympa, qui a travaillé gratos pour nous, nous a trahis, c’est vraiment à désespérer de l’humanité ! »

Gilles Van Kotte, président de la Société des rédacteurs du Monde

Le président de la Société des rédacteurs a du mal à croire à une telle trahison : « Si même Emmanuel, qui est tellement sympa, qui a travaillé gratos pour nous, nous a trahis, c’est vraiment à désespérer de l’humanité ! », lâche Gilles Van Kote à ses collègues. Quelques heures plus tard, comprenant qu’il a effectivement été berné par le jeune banquier d’affaires, il textote à Adrien de Tricornot : « Tant pis pour l’humanité ! »
En dépit de ces efforts d’Emmanuel Macron pour aider secrètement les repreneurs préférés de Nicolas Sarkozy à prendre le contrôle du Monde, c’est finalement le trio Niel-Bergé-Pigasse, on l’a vu, qui l’emportera. Dans un ouvrage récent, Alain Minc reconnaissait qu’en 2010, il avait bien « retourné » Emmanuel Macron : « je l’ai entraîné chez Prisa (…) je l’ai retourné pour Le Monde (…) il devient notre banquier. »

« On est comme une sorte de prostituée. Le job, c’est de séduire »

Emmanuel Macron décrivant son métier de banquier d’affaire au Wall Street Journal, en 2015

Interrogé sur France 2 en 2016, il précisait sa pensée à propos d’Emmanuel Macron : « Un banquier d’affaires doit être intelligent, souple, rapide. Et s’il peut être en plus charmant, parce que c’est quand même un métier de putes, évidemment… C’est une qualité… Et il les avait toutes ! Et il a merveilleusement réussi ! » Réinterviewé en octobre 2021 par Off investigation, Alain Minc précisait à propos de la banque d’affaires : « C’est une excellente préparation à la politique, qui est aussi un métier de putes ! » Un « métier de pute », banquier d’affaire ? En 2015 dans le Wall street journal, Emmanuel Macron lui même déclarait à propos de son ancienne activité de banquier d’affaires, notamment chez Rothschild : « On est comme une sorte de prostituée. Le job, c’est de séduire »

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