Arnaud Murati et Jean-Baptiste Rivoire
Depuis quelques semaines, l’ambiance est devenue un brin électrique au sein du quotidien star de l’Ile-de-France, racheté par LVMH en 2015. Le 12 avril dernier, les journalistes ont massivement fait savoir à leurs dirigeants qu’ils ne leur accordaient aucune confiance, à l’instar de ceux des Echos. Voici pourquoi.
Le coup est parti le 29 mars, après trois mois de révolte des retraites, lorsque la société des journalistes du Parisien s’est réunie pour renouveler ses membres. Ce qui ne devait être qu’une entrevue de routine s’est transformée ce jour là en réunion de crise, tant les membres de la SDJ avaient de griefs à formuler envers leur direction : « Le souci, c’est la dérive éditoriale du journal, à travers ses éditos ou le traitement de la réforme des retraites » explique à Off Investigation l’une des journalistes du Parisien. Outre cela, le journaliste Jean-Michel Décugis, aurait pour sa part révélé avoir été entravé dans une enquête risquant d’égratigner Vincent Bolloré. Une accusation grave, qui a convaincu la SDJ de convoquer les journalistes en assemblée générale. Reçus peu de temps après par Nicolas Charbonneau, les représentants de la rédaction en ensuite adressé à l’ensemble de la rédaction un mail exposant les problèmes rencontrés et les réponses obtenues.
Selon des éléments évoqués par Arrêt sur images et confirmés à Off Investigation, la SDJ a notamment regretté dans ce mail que le Parisien ait « sous-traité » les mobilisations contre la réforme des retraites. Ou les a traitées de façon excessivement critique. Notamment dans le choix des responsables interviewés.
Des interviews de ministres en cascade
Selon la SDJ en effet, en 2023, toutes les grandes interviews en Une du Parisien ont été consacrées à des responsables défendant la réforme des retraites, pourtant contestée par une majorité de la population. « Le directeur des rédactions revendique, sur le traitement de la réforme des retraites, «de donner la parole aux faiseurs et non aux commentateurs»", aurait expliqué Nicolas Charbonneau. « J'assume des choix et je revendique une forme d'engagement : pas au service du gouvernement mais dans la lignée des valeurs que l'on défend ». Quelles valeurs ? Entre autres « La défense de la République, la laïcité, la lutte contre les communautarismes ou le conspirationnisme », aurait détaillé le directeur du Parisien. « Nous ne voyons pas en quoi accorder une grande interview à l'un ou l'autre des leaders de l'opposition sur le sujet de la réforme des retraites y contreviendrait. Ce parti-pris se fait à nos yeux au mépris de l'impartialité que nous devons à nos lecteurs et qui correspond à l'ADN du titre », lui a répondu la SDJ. « Le pire, c’est que l’on a correctement traité le sujet de la réforme des retraites » considère l’une des plumes du journal, « mais entre ce qui passe dans le journal papier et ce qui passe sur Internet… » Le syndicat SGJ-FO du journal est sur la même longueur d’ondes. Selon lui, les évènements de ces dernières semaines ont donné lieu à une « publication très marginale dans le journal papier d’articles consacrés aux violences des forces de l’ordre à l’égard des manifestants et des journalistes ». Ainsi, les journalistes du Parisien ont bel et bien le sentiment de traiter correctement l’actualité ; mais l’édition imprimée ne le reflèterait pas forcément.
Des « Unes » pro-Macron ?
Lors de cet échange avec Nicolas Charbonneau, les représentants des journalistes auraient aussi critiqué des « Unes » du Parisien trop souvent en faveur du gouvernement. Lundi 6 mars, par exemple, veille d’une grande journée de mobilisation, le Parisien titrait « Dure semaine en vue» en mettant l'accent sur les difficultés des usagers des transports en commun. « Soit, écrit la SDJ. Mais alors que la mobilisation du 7 mars s'avère une nouvelle fois massive, le « Fait du jour » du 7 mars est consacré à Florent Pagny et celui du 8 mars à Kylian Mbappé. Résultat : pas de manifestant·es à la Une ».
Lorsque le gouvernement décide, face à l'opposition parlementaire, de ne pas recourir au vote et impose sa réforme des retraites grâce au 49.3, « tous nos confrères s'accordaient à parler de « passage en force» ou de « fiasco», écrit la SDJ. La rédaction en chef du Parisien, ce 17 mars, choisit, elle, d’adopter le point de vue de l’exécutif, en titrant : « Le gouvernement joue la sécurité ».
Pour les représentants des journalistes du Parisien, il s’agit d’une façon de protéger à nouveau le président de la République : « Alors que […] les articles dûment renseignés en pages 2 et 3 de notre journal soulignaient le malaise qui avait saisi jusqu'aux fidèles du chef de l'État quant au recours à cet article, nous avions encore trouvé le moyen de faire un titre positif pour l'exécutif", écrivent-ils. Nicolas Charbonneau,le directeur des rédactions, a néanmoins persisté dans le déni : « C’est peut-être une erreur d'avoir titré comme ça. C'est le fruit d'un processus collectif et on est parfois plus inspiré certains jours que d'autres. Mais il ne faut y voir aucune malice : l'idée n'est absolument pas de ne pas se fâcher avec l'exécutif. Pas du tout. Nous ne sommes pas un journal d’opinion » a tenu à préciser le directeur.
« Un traitement privilégié du pouvoir en place »
La SDJ du Parisien
Selon la SDJ du Parisien, le « sentiment d'un traitement privilégié du pouvoir en place », est pourtant « aujourd'hui largement partagé dans la rédaction ». Et quand Nicolas Charbonneau, à court d’arguments, a supplié ses collègues de « ne pas se focaliser sur la Une pour en tirer des conclusions », la SDJ lui a rappelé que « la Une constitue la vitrine du titre et la traduction de sa ligne éditoriale ». Ligne éditoriale « dont nous ne pouvons que dénoncer la dérive ». « Il y a une certaine ligne éditoriale qui s’imprime sans le dire, politisée et libérale » confirme une journaliste du Parisien contactée par Off Investigation. Ce n’est pas notre manière de faire ».