« Macron asservit l’audiovisuel public »
L’interview de l’économiste Julia Cagé

Professeure d’économie à Sciences-po et chercheuse au Center for Economic and Policy Research (CEPR), Julia Cagé revient pour Off Investigation sur les responsabilités de Nicolas Sarkozy et d’Emmanuel Macron dans l’asservissement de l’audiovisuel public.

Comment Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ont-ils affaibli l’audiovisuel public ?

Julia Cagé : On a déjà eu les les premières attaques par Nicolas Sarkozy, avec la suppression de la publicité (en 2008, ndlr), ce qui est un mélange de deux choses. Nicolas Sarkozy n’aime fondamentalement pas vraiment l’audiovisuel public, ce qui est assez vrai d’ailleurs de toute sa famille politique. Ça s’est vu lors de la dernière élection présidentielle de 2022 : les positions de Valérie Pécresse, d’une certaine manière, n’étaient pas très loin de celles du Rassemblement national puisqu’on parlait de commencer à privatiser, etc. Bon, la droite n’aurait pas dit « privatiser l’audiovisuel public » au début des années 2000 et finalement ça a quand même fait petit à petit son chemin.

Donc Sarkozy fait ça pour ça, mais aussi pour faire des cadeaux à ses amis dans l’audiovisuel privé. La suppression de la publicité, c’est les deux. Un, on fait un cadeau à Bouygues, etc. (parce que moins de revenus publicitaires pour France Télévisions, c’est plus de revenus publicitaires pour TF1). Et puis deuxièmement, il n’aime pas beaucoup l’audiovisuel public. Alors à l’époque, il « compense ». Sauf qu’on a vu que cette « compensation », elle n’a pas été durable dans le temps. Donc finalement, on a une perte sèche de ressources pour notamment la télévision publique.

Emmanuel Macron, c’est un peu pareil et c’est un peu plus étonnant pour quelqu’un qui à la base se présentait « ni de droite ni de gauche ». Bon alors là dessus, on a quand même vite été « guéris ». On s’est aperçu que c’était quand même à droite toute. Mais dès 2017, Emmanuel Macron fait quoi ? Il fait cette fameuse déclaration : l’audiovisuel public, c’est « la honte de la République ». Il n’aime pas les services publics en général, et il est particulièrement agressif contre l’audiovisuel public.

« Macron n’aime pas beaucoup les journalistes »

Plus généralement, c’est quelqu’un qui n’aime pas beaucoup les journalistes, et ça se voit d’ailleurs avec la manière dont il avait traité au départ l’AFP. Il voulait déménager la salle de presse de l’Elysée hors de l’Elysée, ce qui ne s’était absolument jamais fait. Et puis ensuite, il y a la manière dont il va prendre ou pas des journalistes avec lui lors de ses déplacements. Prévenir ou pas de ses déplacements. Le rapport de Macron à la presse est assez particulier et en particulier à l’audiovisuel public. Et donc ça, ça se voit tout au long de son premier quinquennat.

Enfin, entre 2017 et 2022, si on prend les ressources publiques pour France Télévisions et qu’on les rapporte au revenu national, on a une baisse de 20 %. En cinq ou six ans, ça diminue de 20 %. C’est quasiment la même baisse pour la radio publique. En termes d’effectifs, vous avez une baisse de quasiment 950 « équivalents temps plein » (ETP) des effectifs de France Télévisions entre 2017 et 2022. C’est un peu moins en nombre, mais en pourcentage pareil, vous avez une baisse de 3 ou 4 % des effectifs de Radio France. Donc, en fait, on les empêche de travailler.

Comment Macron fait ça ? Il fait ça un peu de manière cachée parfois. Par exemple, il va arrêter d’indexer la redevance sur l’inflation. Donc ça, ça ne se voit pas trop. Il fait ça en 2019, en 2020. Mais bon, à partir de là, surtout avec les taux d’inflation actuels, vous avez beaucoup moins de ressources.

Mais parfois il le fait de manière beaucoup plus visible et beaucoup plus assumée. Quand Darmanin fait baisser la redevance de 139 à 138 €, il va couper 1 € de redevance. C’est une manière de dire qu’il va « rendre l’argent aux Français ». Comme si finalement l’audiovisuel c’était un coût et sur lequel il fallait reprendre, comme s’il y avait des ressources en trop, etc. Et puis il nous refait le coup avec la suppression de la redevance.

Comment analysez-vous la suppression de la redevance en 2022 ? 

Julia Cagé : La suppression de la redevance, c’est une impréparation complète. C’est Emmanuel Macron au milieu de sa campagne en 2017, qui patauge un peu. Il lui faut une espèce d’annonce, faire un peu le buzz. Il le fait sur le dos de l’audiovisuel. Il n’est pas du tout préparé. On voit derrière tous ceux qui sont envoyés au front faire le service après vente, ils ne savent pas quoi dire. Notamment, ils n’ont pas trouvé de manière de remplacer la suppression de la redevance. C’est à la fois de la démagogie, c’est à dire « on va rendre 138 € aux Français ».

« Supprimer la redevance, une manière de reprendre le contrôle de l’audiovisuel public »

C’est une attaque frontale contre l’audiovisuel parce qu’ils font le pari que les gens n’aiment pas l’audiovisuel public, ce qui est un pari assez étrange. Les gens n’aiment pas beaucoup les journalistes et il y a une forte défiance dans les médias, mais en fait, il y a beaucoup plus de confiance dans les médias publics que dans les médias privés. Et puis, si vous regardez aujourd’hui les audiences de France TV comme de Radio France, ça marche plutôt bien. Donc, en fait, les gens aiment bien l’audiovisuel public, mais donc voilà, il y a un mélange de démagogie et d’affaiblir à nouveau cet audiovisuel public. Derrière, il faut une solution et la solution, ça va être une ressource qui n’est pas une ressource affectée. Et ça, ça pose un problème d’indépendance parce que c’est une manière de reprendre finalement le contrôle sur l’audiovisuel public.

Les macronistes cherchent-ils à précariser France télévisions ?

Julia Cagé : Normalement, vous avez différentes garanties sur l’indépendance de l’audiovisuel. Il y a le fait d’avoir une ressource affectée. Ce qui est de la redevance, on est quand même un peu dans un espèce de flou puisqu’ils nous ont improvisé un « pourcentage de TVA ». On pourrait dire un pourcentage de TVA, mais ça pourrait être affecté si on avait défini dans la loi le pourcentage. Mais ils n’ont pas défini le pourcentage, donc ça va être rediscuté chaque année. Donc, il y a quand même ce premier truc.

« Le chantage au financement crée une précarité permanente »

Ensuite il y a les fameux « COM », les contrats d’objectifs et de moyens. Ce n’est pas une spécificité française, vous avez ça dans plusieurs pays. L’idée c’est d’avoir des financements sur cinq ans et donc une espèce de trajectoire budgétaire. Ce qui fait que le gouvernement ne peut pas réintervenir tout le temps. Ce qu’a fait le gouvernement Macron, c’est qu’ils ont remis en question ces « COM ». Ils ont passé leur temps à les renégocier au beau milieu de la trajectoire de cinq ans. Donc finalement, cet outil de pérennité et de trajectoire longue a été complètement fragilisé au cours des deux derniers quinquennats.

Et ça, on ne l’avait jamais eu pendant les quinquennats ou les septennats précédents. Cela a été fait d’une manière complètement unique, où on demande de faire des économies au fur et à mesure. Et là, d’ailleurs, dans le nouveau projet de loi sur l’audiovisuel public, avec la holding, on le remet en question. D’ailleurs, ça aurait pu être cinq ans, ça va être entre trois et cinq ans. Et puis si vous lisez finalement le texte que le rapporteur de la mission pour le futur de l’audiovisuel public, Quentin Bataillon, a écrit, il dit que le problème des « COM », c’est que ça crée finalement une espèce de socle qui est trop figé, ça ne permet pas d’être réactif. Mais en fait, l’idée, ce n’est pas d’être réactif. L’idée, c’est de garantir l’indépendance. Et la manière de garantir l’indépendance, c’est d’éviter justement que les patrons de l’audiovisuel public doivent aller renégocier chaque année avec le gouvernement leurs ressources.

En faisant du chantage au financement, l’exécutif obtient-il de la bienveillance éditoriale ? 

Julia Cagé : Oui, ça crée une précarité permanente, ça crée quand même un malaise. On veut faire des rapprochements à marche forcée. Moi, je ne vais pas porter de jugement de valeur. Est ce que c’est bien ou pas qu’il y ait un peu de rapprochements entre France 3 et France Bleu ? Est ce que le fait de créer une nouvelle marque ici, c’est bien ou pas ? C’est pas à moi d’en discuter. Par contre, il faut en parler avec les rédactions. Et ce que disent les rédactions, c’est qu’elles n’ont pas les moyens de le faire. Quand vous regardez les bilans sociaux et que vous voyez, pas seulement les grèves, mais le fait que vous avez des « burn-out », des gens qui arrêtent de travailler parce qu’ils ont une surcharge de travail bien trop forte, on voit qu’ils n’ont pas les moyens de faire leur travail dans de bonnes conditions. Donc ça, ça interroge.

Et si vous rajoutez à ça ce qui se passe ou ce qui s’est passé récemment sur France Inter par exemple, vous avez un humoriste qui fait une blague sans doute n’était pas drôle. Moi j’ai pas trouvé super drôle, mais il a le droit de la faire. Et puis si je veux dire, on virait les humoristes à chaque fois qu’il faisait des blagues pas drôles, il y en aurait plus quoi. C’est comme tout le monde, c’est un métier. Parfois vous faites bien, parfois vous faites pas bien.

Quand un humoriste plutôt marqué à gauche se fait licencier pour une blague sans doute pas drôle, mais que en même temps, vous avez la suppression des missions sur l’écologie, etc, ça crée quand même un certain nombre d’interrogations et on peut se dire que peut être ces interrogations sont liées au fait qu’on fragilise finalement les patrons de l’audiovisuel et que vous avez cette reprise en main. Et du coup, il y a de la censure ou il y a de l’autocensure. On l’appelle comme on veut, mais en fait, aujourd’hui, on voit quand même des conséquences très fortes sur les sur les programmes.

« Le pouvoir fait tout pour affaiblir l’audiovisuel public »

L’autre chose qui me qui me frappe dans le discours actuel, c’est la ministre de la Culture qui dit qu’il faut faire la fusion, il faut faire une holding parce qu’aujourd’hui l’audiovisuel public est « affaibli ». En réalité, il n’a jamais été aussi fort en terme de score d’audience. C’est à dire que même France Inter par exemple, dans un contexte où il y a de moins en moins d’auditeurs, non seulement ils augmentent leurs parts d’audience, mais ils arrivent à augmenter le nombre d’auditeurs. Ça marche très bien en podcast et France Télévisions marche plutôt très très bien. Donc vous avez un audiovisuel public qui est fort. Par contre, ce qui est vrai, alors, c’était peut être ça qu’elle avait derrière la tête au moment où elle, où elle le dit, c’est que vous avez un pouvoir public qui fait tout pour les affaiblir. 

Pourquoi la désignation des patrons de l’audiovisuel public est-elle mal gérée en France ? 

Julia Cagé : Ça interroge sur son indépendance, ça interroge sur les conditions de nomination. Donc au moins, Nicolas Sarkozy a mis les pieds dans le plat. Il disait que le président de France Télévisions de Radio France venait d’une nomination directe du président de la République, qui ne prétendait pas qu’il allait avoir de l’indépendance. Il créait le lien de subordination. Là, on dit non, ça va être l’ARCOM. Sauf qu’en fait, le président de l’ARCOM est nommé par le président de la République, donc ça crée quand même une sorte de lien de subordination.

« Il faut une gourvernance démocratique des médias »

Ensuite, la question c’est comment vous faites pour avoir une gouvernance indépendante et pour éviter ce genre de dérapage ? En fait, il faut une gouvernance qui soit davantage démocratique, moins politique, avec plus de représentants des salariés et plus de représentants des rédactions. Aujourd’hui, si vous prenez le conseil d’administration de France Télé et de Radio France, vous allez avoir cinq représentants de l’Etat. Vous allez avoir cinq personnalités qualifiées mais nommés directement par l’ARCOM, comme avoir un représentant pour les députés, pour les sénateurs. Et en tout et pour tout, vous avez deux salariés parce qu’ils n’ont pas le choix. Donc vraiment, en terme de démocratisation de la gouvernance, on est a minima tant qu’on n’aura pas une gouvernance plus démocratique finalement, et je pense que je suis la première à dire qu’il faut une gouvernance démocratique des médias privés. Mais c’est aussi aux médias publics finalement de donner l’exemple et ça éviterait justement ce genre d’interventions politiques sur les contenus et sur la ligne éditoriale.

Pourrait-on mieux garantir l’indépendance de l’audiovisuel public ? 

Julia Cagé : Parmi les règles qu’il faudrait sans doute mettre en place en terme de gouvernance, par exemple, on pourrait dire que le patron de l’audiovisuel public ne peut pas faire plus d’un mandat. C’est pas plus d’un mandat d’ailleurs, pas plus d’un mandat à France TV ou à Radio France pour ne pas faire des allers retours. On pourrait aussi dire que si vous avez été patron de France Télévisions ou de Radio France, vous ne pouvez pas devenir patron de la holding. On pourrait mettre des règles. On connaît un peu les règles en général pour garantir une meilleure indépendance. […] C’est typiquement ce que vous avez, par exemple pour les gouverneurs de banque centrale, dans tous les pays où on veut assumer l’indépendance des banques centrales. Vous avez un seul mandat pour le gouverneur de la banque centrale, ça évite qu’il soit en campagne pour le mandat suivant. On devrait faire pareil pour l’audiovisuel public. C’est une règle simple, relativement saine en termes de gouvernance. Vous faites un mandat, vous en faites pas deux comme ça vous n’avez pas la fin de votre mandat, bouffé par le fait que vous voulez être reconduit.

Comment Macron perçoit-il l’audiovisuel public ? On part toujours du postulat que les pouvoirs politiques en France cherchent à améliorer la démocratie et la presse [ce sur quoi on peut avoir des doutes]. Macron, c’est pas juste les outils qui lui manquent, c’est peut être la volonté ?

Julia Cagé : Quand la gauche était au pouvoir, elle aurait pu faire en sorte de faire les bonnes réformes. Ça a été fait un peu. On revient par exemple sur la nomination du président de l’audiovisuel public de France TV et de Radio France directement par le président de la République. C’est fait un peu. Très bien.

« On peut supprimer la redevance parcequ’elle ne fonctionne pas »

Pourquoi on peut supprimer la redevance ? On peut supprimer la redevance parce qu’elle ne fonctionne pas. La redevance, c’est un impôt qui est profondément injuste, même montant par foyer. Alors ça veut dire si vous gagnez rien, vous payez 138 €. Si vous gagnez beaucoup, vous payez 138 €.

« Vous n’allez pas mobiliser les foules sur l’indépendance des médias »

Il y a des pays qui avaient fait des réformes : la Finlande, la Suède, la Norvège. Ils ont fait une taxe affectée qui est soit proportionnelle, ça dépend des pays, soit progressive. Mais donc en gros, vous payez plus. Quand vous êtes plus riche, vous payez moins que vous êtes moins riche, c’est plus juste. Comme c’est plus juste, c’est mieux accepté, donc vous avez la pérennisation. 

Comment expliquer que Hollande, puis Macron aient encouragé l’expansion du système Bolloré ? 

Julia Cagé : Je dirais que du côté de la gauche et pas que de François Hollande, beaucoup de politiques de gauche ne se positionnent pas, ne prennent pas parti, ne montent pas au créneau. A chaque fois que vous avez des attaques, notamment par Vincent Bolloré sur des médias, ils anticipent qu’ils n’ont que des coups à prendre. Monter au créneau aujourd’hui pour défendre les médias, pour défendre les journalistes, même l’audiovisuel public, ça ne vous rend pas très populaire. Les gens n’aiment pas particulièrement les médias. Les gens qui étaient à la manifestation pour protester contre les attaques de Bolloré, contre Europe 1, les auditeurs d’Europe 1 ne défendaient pas particulièrement Europe1. Ceux qui n’écoutaient pas Europe1 allaient dire « Europe 1 est déjà de droite, pourquoi vous allez les défendre ? » Pour le JDD, il y a peut être eu un tout petit peu plus de mobilisation. Et encore, vous n’allez pas gagner finalement en terme de visibilité, de popularité, etc. Si vous défendez cette question de l’information libre. Et en plus il y a plein de gens qui voient ça que comme une question technique sur la redevance, ça fait une économie. Mais sur la gouvernance de France Télévisions, bon, vous n’allez pas mobiliser les foules sur ce sujet là.

« Bolloré tétanise la classe politique »

Par contre, vous avez des coups à prendre. Vous vous dites : « Vincent Bolloré est devenu puissant, moi, je veux être invité à la matinale d’Europe 1 ». « J’aimerais bien avoir une « Une » sympathique dans le JDD ». « Canal+, j’ai pas envie de me faire taper dessus par Hanouna ». « CNews, ça fait quand même de plus en plus d’audience ». Et puis si Praud a décidé de se payer votre tête, ça coûte quand même un peu cher. Vous ne voulez pas que Praud décide de s’attaquer à vous. Disons que c’est de la lâcheté. D’une certaine manière, il peut y avoir un peu de lâcheté. C’est à dire si vous allez aller sur un terrain où vous n’avez que des coups à prendre et vous n’allez rien gagner en face, vous n’y allez pas.

Bolloré tétanise-t-il la classe politique française ? 

Julia Cagé : C’est évident. Il a pris tellement de pouvoir ! Il tétanise complètement cette classe politique et il tétanise quand même pas mal les intellectuels, au sens large, les artistes, etc. Canal est le plus grand financeur du cinéma français.

Je pense que si on fouille un peu le nombre de projets qui ont été censurés par Bolloré, il y en a un paquet. Et puis maintenant, il va y avoir l’édition. Et c’est pareil, l’édition, la distribution derrière. C’est à dire que même si vous n’êtes pas édité par Bolloré, ça va devenir un des plus gros distributeurs de la presse. C’est à dire qu’en fait, il a acquis un tel poids dans le paysage médiatique que personne n’ose y toucher. Et en plus on peut rajouter à ça, même s’il ne le fait pas contre les politiques, mais il le fait aussi contre les journalistes, le recours systématique aux procès bâillons, etc. Vous mettez des procédures, vous allez mettre les gens sur le banc des accusés. Potentiellement, vous allez les ruiner si vous voulez les ruiner, même si au final, ils gagnent, ils vont dépenser des fortunes. Vous prenez leur temps, vous prenez leur argent, vous prenez leur énergie quand vous ne les mettez pas directement en dépression. C’est un bulldozer, Bolloré !

Il n’y a pas un homme politique ou une femme politique dans ce pays qui a du courage ? 

Julia Cagé : Sur ces sujets là, je cherche encore…

Pourquoi les “aides à la presse” subventionnent-elles principalement des milliardaires? 

Julia Cagé : Le problème, c’est la manière dont elles sont structurées. La TVA à taux réduit, ça favorise les médias qui fonctionnent le mieux. Les tarifs postaux privilégiés, ça favorise les médias qui fonctionnent le mieux. Donc en gros, vous allez donner plus d’argent public aux médias qui vendent plus avec la TVA. Et puis plus vous avez d’abonnés, plus vous allez bénéficier de la Poste, donc plus ça vous rapporte d’argent. C’est pour ça que quand on fait des maths, on voit que ces aides à la presse, elles bénéficient mathématiquement aux médias qui se portent bien. Et ces médias qui se portent bien, il se trouve qu’ils sont possédés par des milliardaires.

Il y a aussi les aides directes ? 

Julia Cagé : Donc moi je pense qu’il y a deux choses à changer. Un si on reste avec la structure d’aides actuelles, il faut beaucoup mieux les conditionner. Voilà comment on a les aides aujourd’hui, on a les aides si on a ce qu’on appelle un numéro de Cppap, (Commission paritaire des publications et des agences de presse), aujourd’hui, ça vient quasiment sans aucune conditionnalité.

Bon, ça c’est un tout petit peu amélioré récemment, un peu grâce à ce qu’on avait fait avec Un bout des médias. On a beaucoup travaillé avec Science et Vie, enfin les journalistes à l’époque à Science et Vie qui maintenant sont partis à Epsilon. Il y avait eu toute une crise autour de Reworld Media où vous avez quand même un groupe qui rachète des médias pour virer les journalistes, les faire partir. Ils prennent deux personnes pour manager, gérer les contenus qui font du clic et du coup vous avez des aides à la presse sans journalistes. Donc ça au moins, ça a donné lieu à réforme. Et donc on a eu une réforme de la Cppap. Et maintenant il faut quand même un investissement minimal en journalisme pour bénéficier des aides à la presse. Ça paraît un minimum. C’est pareil sur l’indépendance, C’est à dire que pour moi, aujourd’hui, vous ne devriez pas avoir un numéro de Cppap et bénéficier des aides à la presse, si, comme actionnaire, vous ne garantissez pas un certain nombre de règles d’indépendance. Il faut un droit de veto sur le choix du directeur ou de la directrice de la rédaction, une gouvernance paritaire des médias, etc.

Qu’on arrête de faire passer les médias de main en main comme si c’était des biens comme les autres, sans donner de la parole aux journalistes et aux rédactions. Il y a des choses sur lesquelles il faut conditionner les aides à la presse. Ça, ça me paraît essentiel. Et les aides à la presse et l’attribution des fréquences audiovisuelles privées, parce qu’aujourd’hui c’est attribué à titre gracieux, quasiment pareil, sans aucune contrepartie. Le cahier des charges avec l’ARCOM est quand même relativement léger en termes d’indépendance et de gouvernance, ça, c’est la première chose. Si on faisait déjà ça, ça changerait beaucoup. Cela bénéficierait encore aux médias qui sont détenus par les milliardaires. Mais au moins vous auriez réduit le poids politique des milliardaires à l’intérieur de leurs rédactions.

La deuxième chose, c’est que moi, je pense que le système actuel d’aides à la presse, on ne peut même pas le toiletter, c’est à dire que c’est une espèce d’accumulation de couches. La première a été mise en France au début des années 1920. Depuis, ça s’est démultiplié. Tout part dans tous les sens, on n’ose pas toucher à droite, à gauche. En fait, vous allez toucher un truc, vous allez faire perdre de l’argent à A ou à B.

Il faudrait tout prendre et quasiment tout mettre à la poubelle. C’est un peu comme la loi de 1986. A un moment donné, les trucs ils sont tellement périmés ou poussiéreux qu’on ne peut plus les toiletter. Et je pense que ça serait mieux, justement en termes d’allocation et de justice de cette allocation, de passer du système actuel à un système où on donnerait à chaque citoyen ce que j’ai appelé des bons pour l’indépendance des médias. On peut appeler ça différemment, où les citoyens alloueraient le montant actuel des aides à la presse, aux médias qu’ils préfèrent. Ce qui serait intéressant avec un système comme ça, il faudrait le tester. Mais mon hypothèse, c’est justement qu’en plus, les gens ne l’alloueraient pas forcément aux médias auxquels ils sont abonnés. Vous êtes abonnés à un grand média, vous êtes abonné à Mediapart, vous êtes abonné au Monde, vous êtes abonné au Figaro, aux Echos, vous allez vous dire que ces médias là, ils fonctionnent plutôt bien. D’ailleurs je les lis, j’y suis abonnée, mais ce n’est pas eux que je vais soutenir. Par contre, vous voudrez peut-être aider Reporterre ou Le vent se lève ou tel ou tel petit média, ça créerait une répartition différente. Et puis ça créerait aussi un lien plus direct entre les médias et les citoyens, où les médias devraient convaincre justement les citoyens qu’ils ont besoin de ces ressources. Ça recréerait aussi un lien de confiance et ça permettrait de revoir complètement la distribution actuelle des aides à la presse.

Il y en a des idées, il y en a des choses qui peuvent changer…

Julia Cagé : Il faut juste trouver une femme ou un homme politique avec un peu de courage…

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