Jean-Baptiste Rivoire
Fin 2017, devant des représentants de son camp politique, Emmanuel Macron qualifiait l’audiovisuel public de « Honte de la république ». Le début d’un long divorce entre le chef de l’Etat et France Télévisions. (Extrait de « L’Élysée (et les oligarques) contre l’info », Jean-Baptiste Rivoire, Les liens qui libèrent, Paris, 2022)
Quand Emmanuel Macron était banquier chez Rothschild (2008-2012) ou secrétaire général adjoint de l’Elysée (2012-2014), des documentaires de France télévisions dénonçant des excès de la mondialisation ou révélant les pratiques contestables de grands oligarques Français l’avaient agacé. En 2015, pour un Cash investigation intitulé « Quand les actionnaires s’en prennent à nos emplois », Elise Lucet lui avait demandé pourquoi le gouvernement subventionnait généreusement de grandes entreprises Françaises délocalisatrices, comme Sanofi. En septembre 2017, un nouveau Cash sur la souffrance au travail avait pointé les pratiques anti-syndicales des centres d’appel de Free, l’opérateur téléphonique de son ami Xavier Niel. Puis Emmanuel Macron avait » pété les plombs » contre un Complément d’enquête (aujourd’hui indisponible) révélant que les photos de son épouse Brigitte, alors âgée de 63 ans, étaient retouchées par Bestimage, l’agence de Michèle Marchand. Furieux, il avait ensuite traité l’audiovisuel public de « honte de la République ». Retour aux sources d’une colère présidentielle.
Un soir de novembre 2017, je bois un verre avec Éric Colomer, ancien reporter de Complément d’enquête, sur France 2. La pluie et le vent balaient les terrasses bordant la place qui dessert la sortie du métro Mairie d’Issy. À dix minutes de là, au siège de France Télévisions, c’est la crise, avec l’annonce de réductions d’effectifs dans l’information. Éric reçoit un texto d’une copine d’Envoyé spécial : « On y est : ils viennent de nous annoncer le démantèlement des magazines. Les CDI sont sommés de remonter aux JT [journaux télévisés]. Fin des CDD en juin. Il restera quatre personnes à Envoyé spécial et deux à Complément d’enquête. Le reste ? Achats extérieurs. […] C’est la fin des magazines du service public. »
Mon confrère est abasourdi. François Hollande avait déjà laissé torpiller l’investigation sur Canal Plus. Son ancien bras droit à l’Élysée, Emmanuel Macron, va-t-il l’anéantir dans son dernier bastion, le service public ? « Tu te rends compte, à France Télé, les magazines, c’est seulement 6 % du budget de l’information. » Même stupeur chez cette journaliste d’Envoyé spécial qui fait les comptes pour un article de Télérama: « L’État réclame une économie de 50 millions d’euros sur 3 milliards, ce qui fait une baisse de budget d’environ 1,7 %. Avec ce plan, 66 % des économies à concéder reposeraient sur les magazines d’information ! » Pour comprendre ce qui se trame en coulisses en cet automne 2017, il faut revenir quelques mois en arrière.
« Sabrer ce qui fait la spécificité du service public » ?
Au printemps de cette année-là, Emmanuel Macron a depuis longtemps trahi François Hollande en se présentant à l’élection présidentielle. Dans son programme, le jeune candidat prévoit d’accélérer la « transformation numérique » de l’audiovisuel public. La coqueluche des éditorialistes parisiens veut concentrer les moyens « sur des chaînes moins nombreuses, mais pleinement consacrées à leur mission de service public ». Quelques mois plus tard, au cœur de l’été 2017, alors qu’Emmanuel Macron s’est installé à l’Élysée, le gouvernement d’Édouard Philippe met brutalement fin à la hausse des crédits budgétaires pour France Télévisions. L’exécutif se justifie avec des formules technocratiques ronflantes : « Big bang de l’audiovisuel », « modernisation de la gouvernance » ou « synergies ». Mais l’objectif semble bien de réduire le financement de l’audiovisuel public.
Dès la rentrée 2017, l’Élysée passe à l’attaque et exige de France Télévisions des économies drastiques : près de 200 millions d’euros sur le quinquennat, dont 50 millions dès 2018. Delphine Ernotte, nommée à la tête du groupe public en 2015, tente d’abord timidement de ramener de 50 à 30 millions d’euros les économies réclamées. Elle argue du fait que le gouvernement veut plus de numérique et une chaîne d’information publique. Comment investir dans ces projets avec moins de moyens ?
« Supprimer des chaînes »
L’argument porte auprès de la majorité. Delphine Ernotte obtient l’appui de Marc Schwartz, ancien directeur financier de France Télévisions et directeur de cabinet de Françoise Nyssen, la discrète ministre de la Culture. Puis le soutien de certains conseillers de Matignon. Et même celui d’Ismaël Emelien, le conseiller spécial du président. Mais Emmanuel Macron refuse de céder : France Télévisions devra faire 50 millions d’euros d’économie dès 2018.
Le 13 novembre 2017, le quotidien Le Monde révèle que, pour atteindre l’objectif présidentiel, le ministère de la Culture envisage de supprimer des chaînes, de fermer les bureaux régionaux de France 2 et de regrouper l’ensemble de l’audiovisuel public (France Télévisions, Radio France, l’INA et France Médias Monde) au sein d’une holding. Un revival de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française), l’hydre gaulliste démantelée en 1974 ? À France Télévisions, les équipes de Delphine Ernotte font alors un choix surprenant : elles mettent lourdement à contribution les magazines d’information, qui ne représentent pourtant qu’une infime partie du budget du groupe public ! « Une procédure normale et un calendrier habituel dans toutes les entreprises, l’exécutif n’a rien à voir là-dedans », m’a affirmé quatre ans plus tard Yannick Letranchant, troisième directeur de l’information de l’ère Ernotte.
« Ne pas trembler devant les pouvoirs »
Sonia Devillers, L’instant M (France inter)
Le 22 novembre 2017, celui-ci est envoyé au front pour porter la parole de la présidente de France Télévisions. Au micro de L’instant M, sur France Inter, il explique que les magazines hebdomadaires Envoyé spécial et Complément d’enquête pourraient devenir… mensuels. Sonia Devillers, la présentatrice de l’émission, s’en étonne : « C’est quand même la mission du service public d’avoir des soirées entières capables de s’intéresser à l’investigation, de ne pas trembler devant tous les pouvoirs, politiques, économiques, non ?
– Ce n’est pas parce qu’il y en aurait un petit peu moins qu’il n’y aurait pas d’investigation, cela ne se mesure pas au kilo, mais à la qualité.
– Envoyé spécial, c’est trente-cinq cartes de presse, c’est une toute petite équipe, et vous gérez à France Télévisions un budget de 3 milliards d’euros. Comment en arrive-t-on à sabrer ce qui fait la spécificité du service public sur un budget aussi colossal ?
– Toutes les directions font des efforts et la rédaction aussi. […] On prendra une décision dans les prochains jours. Nous conservons Envoyé spécial, Complément d’enquête, qui sont des marques très fortes.
– Vous conservez les marques, mais vous supprimez trois numéros sur quatre ?
– C’est mieux que de les supprimer totalement !
– Parce que c’est à l’étude aussi ?
– On se prend quand même moins 50 millions en 2018, c’est une sacrée somme ! »
Cinq jours plus tard, Yannick Letranchant et Pascal Doucet-Bon, directeur délégué de l’information, réunissent les responsables des magazines de France 2, dont la journaliste Élise Lucet, et confirment des coupes sombres dans les effectifs de journalistes d’investigation. Les trois quarts des reporters de Complément d’enquête ou d’Envoyé spécial doivent être remerciés ou réaffectés au journal télévisé.
« Touche pas à mon info »
Elise Lucet (Cash investigation, France 2)
Mais la colère gronde à France Télé. Dès le lendemain de l’interview de Yannick Letranchant sur France Inter, une assemblée générale propose une motion de défiance contre Delphine Ernotte, c’est-à-dire de la démettre de ses fonctions. Les équipes de Complément d’enquête et d’Envoyé spécial alertent les téléspectateurs via les réseaux sociaux. Élise Lucet dégaine sur Twitter : « Touche pas mon info, les mags du jeudi en danger. »
La polémique enfle. Catherine Deneuve et l’ancien garde des Sceaux de François Mitterrand, Robert Badinter, apportent leur soutien aux magazines d’information de France 2. Pour Daniel Schneidermann, le fondateur du site Arrêt sur images, l’argument financier n’est qu’une excuse : « Pourquoi censurer des enquêtes dérangeantes, quand il est si simple de faire en sorte qu’elles ne soient jamais réalisées ? Et comment faire en sorte qu’elles ne soient jamais réalisées, sinon en supprimant les postes des journalistes qui pourraient les réaliser ? Au nom, bien entendu, de l’effort budgétaire, demandé à tous. »
Ernotte défiée à 84%
Pour Emmanuel Macron, c’est une mauvaise mayonnaise qui prend. Les coupes sombres qu’il exige de l’audiovisuel public risquent d’être accusées de la disparition d’émissions emblématiques appréciées des Français. Plutôt risqué en termes d’image pour le nouveau président. Le 29 novembre 2017, face à cette levée de boucliers, la direction de l’information de France 2 bat en retraite. Elle renonce à supprimer les trois quarts des effectifs d’Envoyé spécial et de Complément d’enquête.
Pour Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, c’est la Bérézina : non seulement elle n’est pas parvenue à externaliser la production des reportages magazines, mais elle s’est de surcroît mise à dos ses journalistes. Elle n’a plus leur confiance pour « préserver la qualité et les moyens de l’information ». La motion de défiance proposée est finalement votée à… 84 %. Et, cerise sur le gâteau, une grève est annoncée.
L’audiovisuel public français, une « honte » selon Macron
Emmanuel Macron, élu avec le soutien de la plupart des industriels contrôlant les médias privés français – Bernard Arnault (Les Échos, le Parisien), Xavier Niel (Le Monde, l’Obs, Télérama), Vincent Bolloré (Canal +, I-Télé, D8, Direct matin), Patrick Drahi (Libération, l’Express, BFMTV), Arnaud Lagardère (Paris-Match, Le JDD, Europe 1) – se lance alors devant des élus de sa majorité (mais hors caméra) dans une diatribe rageuse contre Radio France et France Télévisions : « L’audiovisuel public français, je vais vous dire ce que je pense très profondément, est une honte. C’est une honte pour nos concitoyens, c’est une honte en termes de gouvernance, c’est une honte en ce que j’ai pu voir ces dernières semaines de l’attitude des dirigeants. »
Pour « Jupiter », comme on surnomme désormais ce jeune président si sûr de lui, tout est à jeter : « C’est très cher […] pour une production de contenus de qualité variable » ; le système « complètement incestueux » profiterait à des producteurs « abonnés à la commande publique ». Il évoque même les gens « loin de la culture » (sic) qui ne trouveraient pas de » contenus télévisuels adaptés « .
Mais cette sollicitude présidentielle pour ses concitoyens les plus fragiles prête à sourire : la majorité ne vient-elle pas de valider au même moment une baisse de cinq euros des aides au logement pour les étudiants ? A l’évidence, les vraies raisons de la colère présidentielle sont à chercher ailleurs…
La semaine prochaine: « Élise Lucet m’a radicalisé »: France Télévisions contre les travers de la mondialisation