Mi-décembre 2024, la République démocratique du Congo (RDC) a déposé plainte contre deux filiales d’Apple, en France et en Belgique. La RDC considère que ces filiales utilisent des minerais extraits illégalement sur son sol et qu’elles profitent de crimes de guerre pour fabriquer ses appareils électroniques. Un sujet que nous avons approfondi avec David Maenda Kithoko, originaire de RDC et réfugié politique en France depuis 2015.
La République démocratique du Congo (RDC) a accusé Apple Retail France et Apple Retail Belgique de « recel de crimes de guerre », « blanchiment de minerais issus de conflit », « recel de bien volés » et « tromperie des consommateurs » en ayant assuré des chaînes d’approvisionnements faussement propres. En avril 2024 déjà, les avocats de la RDC avaient exigé du géant de la tech et de ses filiales, des explications sur l’utilisation de « minerais de sang » volés, mais n’avaient pas obtenu de réponses détaillées de la part de la compagnie (Le Monde, avril 2024).
La RDC regorge de ressources minières exploitées au prix de conflits violents entre différents groupes armés, responsables de violations graves de droits de l’Homme depuis plusieurs décennies, le tout en suivant un processus d’extraction mondial documenté par plusieurs enquêtes, dont celle du journaliste Christophe Boltanski, dans son livre « Minerais de sang, les esclaves du monde moderne » (éditions Grasset, 2012). Les ressources colossales de ce pays d’Afrique centrale se concentrent dans la région des Grands Lacs, à cheval entre la RDC, l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, et créent de fortes tensions régionales impliquant des groupes armés de la région.
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Pour mieux comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les plaintes déposées, Off Investigation a rencontré David Maenda Kithoko, originaire de la RDC. Réfugié politique en France depuis 2015, David Maenda Kithoko est diplômé en géopolitique et en économie sociale et solidaire à l’école 3A et Sciences Po Grenoble. En 2017, il cofonde l’association Génération Lumière, qui milite en France et en RDC pour une prise de conscience des liens entre la gourmandise numérique de l’Occident, le colonialisme et l’exploitation minière au Congo-Kinshasa, transformée en zone de guerre.
Off Investigation : Bonjour David Maenda Kithoko. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager contre l’exploitation minière dans la région des Grands Lacs ?
David Maenda Kithoko : J’ai cofondé l’association parce que j’ai une histoire de migration en France qui est liée à la guerre en République démocratique du Congo. Il s’est passé un certain nombre d’événements à la fois mondiaux et personnels qui m’ont poussé à m’engager : la découverte du petit Aylan Kurdi [un enfant Syrien retrouvé mort sur une plage de Bodrum en Turquie, ndlr], des éboulements de terre dans la région des Grands Lacs au Congo de manière régulière et inexpliquée, et la rencontre avec des gens du Balai citoyen qui venaient de faire une révolution au Burkina Faso contre l’assassin de Thomas Sankara [président du pays entre 1983 et 1987, ndlr].
Au même moment, je me sens vraiment attaqué par les discours de l’extrême droite française qui consistaient à nous peindre, nouveaux arrivants dans ce pays, comme des envahisseurs. J’avais en face de moi des gens qui me reprochaient d’avoir quitté un espace dans lequel j’étais exposé à une élimination physique dont ils sont la source. Leur consommation, leur mode de production, leur économie dépendent de l’accès aux ressources minières et donc de la guerre qui m’est imposée depuis que je suis né. Et en même temps, là où j’ai voulu m’engager en France, mon histoire disparaissait au profit d’une forme d’harmonisation de la responsabilité écologique : « Nous sommes tous dans le même bateau ». C’était encore plus dérangeant parce que pour moi, ça supposait d’une part que l’Afrique détruirait la planète au même titre que les autres espaces dans le monde. De manière beaucoup plus macro, ça pourrait aussi dire que ma grand-mère détruirait la planète au même titre que Vincent Bolloré ou Bernard Arnault.
Les plaintes déposées contre Apple Retail en France et en Belgique pointent du doigt la chaîne d’approvisionnement en minerais de l’entreprise. Quels sont les différents acteurs qui interviennent dans cette chaîne et qui rendent difficile l’assurance d’une chaîne d’approvisionnement propre ?
David Maenda Kithoko : Apple est surtout le destinataire final. C’est lui qui donne forme au produit fini. Et comment ça se passe ? On extrait [des minerais] au Congo en installant un climat de guerre, une gangrène, avec une prolifération des bandes armées dans la région. Il y a une manière industrielle d’extraire le minerai, et une manière dite artisanale. Dans la manière artisanale, ce sont des gamins qui vont bosser dans des mines tenues par des entreprises familiales ou des personnalités. Et c’est là que les bandes armées interviennent la plupart du temps, soit pour taxer les mineurs qui vont vendre le résultat de leur travail dans un comptoir souvent tenus par des Chinois qui exportent ça vers l’Asie. L’autre schéma est le blanchissement du minerai directement à travers le Rwanda et l’Ouganda [pour contourner les législations qui refusent du minerai de sang, ndlr]. Du coup, on se retrouve avec le Rwanda, qui, pendant des années, a été le premier exportateur de coltan au monde, alors qu’un rapport de Global Witness dit que 90% des minerais qui sont vendus depuis le Rwanda sont des minerais acquis de manière fluide à partir de la RDC.
Le Rwanda est accusé par les Nations Unies depuis plus de 30 ans de financer des bandes armées, dont le M-23, pour accéder aux ressources minières. Pire encore, il commande maintenant le M-23, et a 4 000 soldats rwandais au nord du Congo. Interviennent ensuite tout un tas d’opérateurs et de sous-traitants jusqu’à Apple. Tout ce beau monde-là va bosser pour le groupe. Mais souvent, quand on va l’accuser, Apple va vous renvoyer vers Foxconn, qui est son fournisseur en Chine, et dont le contrat de travail demande d’ailleurs à ses ouvrières et ouvriers de signer une charte de ne pas se suicider – ils ont mis des filets aux fenêtres pour que les gens ne sautent pas.
Quel est le prix de cette exploitation minière pour la population ?
David Maenda Kithoko : À l’époque de la colonisation, l’exploitation était déjà intense, notamment pour l’industrie du caoutchouc. Avec le boom de l’électronique à partir des années 90, il y a non seulement une intensification de l’extraction, mais il y a également une industrialisation de la mise à mort des Congolais. On compte, à partir de 1996-1997 jusqu’en 2014, six millions de morts selon les Nations Unies. Aujourd’hui, on est entre six et dix millions.
C’est d’abord une déstructuration sociale énorme. Il y a 11 152 femmes violées par semaine, soit à peu près 1 000 femmes violées par jour [American Journal of Public Heath, 2011]. Et quand je dis femmes, ça peut être une gamine de 9 mois ou une vieille dame de 90 ans. L’objectif, c’est d’instaurer la peur à travers le corps. Une fois qu’on a violé une femme devant son mari, devant ses enfants, il y a une déstructuration du rôle de chacun. Quand on parle de la guerre, on a une forme de typologie de comment la guerre se passe. Au Congo, ça dépasse l’entendement. Quand on viole des femmes au Congo, c’est des verres qu’on brise et qu’on va introduire dans les parties génitales. C’est des cailloux, des bâtons de caoutchouc qu’on va brûler. L’objectif est vraiment d’attaquer et de marquer le corps. Comment protester face à des conditions de travail quand on sait le sort qui est réservé aux autres ?
Puis, on a une mise à mort générale de tous ceux qui peuplent la terre. On a des hectares et des hectares de forêts qui sont détruits. On ne se contente pas de détruire des âmes, on éventre nos montagnes, on distille des produits hautement toxiques. Si demain la mine s’arrête, nous cultiverons sur des terres empoisonnées.
Pourtant, il y a des associations de sociétés exploitant les minerais et des systèmes de certifications comme l’Initiative de la chaîne d’approvisionnement de l’étain (Itsci) à laquelle Apple se réfère, pour tenter de contrôler la chaîne d’approvisionnement. L’Itsci fait d’ailleurs l’objet de deux plaintes dans le dossier déposé par la RDC. Pourquoi ces certifications ne marchent pas ?
David Maenda Kithoko : C’est comme la bonne idée qu’on a eu en France, par exemple, de demander à l’IGPN de contrôler le travail de la police. Il y a un problème là-dedans. Il y a des opérateurs qui s’occupent de la traçabilité, sauf qu’il suffit de déplacer le minerai au Rwanda, de mettre une étiquette et c’est bon. C’est un peu comme Total Energies qui produit un rapport de RSE [qui présente les engagements et résultats d’une entreprise en terme de responsabilité sociale et environnementale, ndlr]. Je peux bien vous croire, mais en fait, je ne vous crois pas du tout. Donc non, on n’a pas confiance dans ces gens-là, ce sont des gens qui sont soumis aux intérêts des financiers. Ce qu’il faudrait, c’est une réelle confrontation avec des organismes plus indépendants qui ne seraient pas financés par des multinationales.
Est-ce qu’il y a, à votre avis, des pressions de ces industries sur les politiques ?
David Maenda Kithoko : Cette industrie-là est une industrie qui est organisée de manière beaucoup plus opaque que n’importe quelle autre industrie. Bien sûr qu’il y a des pressions au niveau des politiques.
Quand on évoque la mine, dans l’imaginaire des Français, c’est quelque chose qui n’existe plus. Pourtant, en Guyane, il y a des mines, soutenues par Emmanuel Macron par exemple. Mais c’est aussi toute cette vision de l’environnement qui est un peu dégueulasse : ils se sont servis de discours écologistes pour rendre leur modèle sexy. Ce qui fait que ça devient plus difficile, même au niveau des politiques. On leur a dit que c’était bon pour l’environnement et pour une forme de souveraineté. Ils ont gagné en termes de communication. Ils ont réussi à dire « On va changer le modèle par le même modèle ».
La plainte a été déposée en France et en Belgique, avec le geste symbolique de viser l’ancienne puissance coloniale de la RDC qu’est la Belgique. Quelle est la portée de ce geste ?
David Maenda Kithoko : J’ai peur que ce soit un coup de communication de la part du gouvernement congolais. Que ce soit en France ou en Belgique, moi je suis plutôt favorable à ce genre d’actions. Parce qu’il faut combattre la colonialité [système-monde capitaliste moderne mercantile et esclavagiste, ndlr] du lieu où elle provient, tout simplement. Mais je ne suis pas sûr que le gouvernement congolais ait cette vision là. Nous [l’association Génération Lumière], on a des actions au niveau du Parlement européen parce qu’on veut combattre la colonialité du lieu où elle provient et parce que dans les territoires dans lesquels elle se manifeste davantage, il est quasi impossible de mener des combats. On veut aussi combattre avec celles et ceux qui, eux aussi, ont été rendus coupables sans le vouloir – le consommateur. L’Union européenne a signé, le 19 février 2024, un accord d’approvisionnement de minerais avec le Rwanda. Pourtant, ils ne peuvent pas dire qu’ils ne sont pas au courant : c’est eux-mêmes qui ont donné le prix Sakharov en 2014 au docteur Denis Mukwege [qui soigne des femmes mutilées au Congo et dénonce le recours au viol comme crime de guerre, ndlr]. Mais pour eux, le Rwanda n’est pas un pays en guerre et donc ne vendrait pas de minerai issu du sang.
Un certain nombre de députés européens, dont les écologistes David Cormand et Mounir Satouri, ont demandé des explications. Une fois, Mounir Satouri a demandé au nouveau commissaire européen [responsable des partenariats internationaux, Jozef Síkela] de s’expliquer par rapport au travail des enfants. Le commissaire a répondu en disant qu’il n’était pas au courant.
L'accord que l'UE a conclu avec le Rwanda nous rend complices des crimes abjects commis en RDC.
— Mounir Satouri 🌍 (@MounirSatouri) November 6, 2024
Le Commissaire désigné pour les partenariats internationaux ne semble pas voir le problème et nie le drame humanitaire sur place malgré les rapports de l'ONU qui le documentent ⤵️ pic.twitter.com/gEUtf49nbh
Ce n’est pas pour rien non plus que Joseph Borrell [ancien vice-président de la Commission européenne] a tenu un discours qui disait que les Européens ont réussi à construire un jardin qui serait l’Europe, et que tout autour c’est la jungle. Ça démontre aussi une vision selon laquelle on va construire des bulles décarbonées, comme si la pollution respectera les frontières.
Vous parliez de l’exploitation minière dans l’imaginaire des Français, qui est perçue comme lointaine. Comment est instaurée cette mise à distance et donc déconnexion de la part du consommateur par rapport aux conséquences de production d’un produit ?
David Maenda Kithoko : Pour le numérique, il n’y a pas une industrie aussi déconnectée que celle-là. Il suffit déjà de regarder dans la narration : « Ton téléphone serait intelligent, tu déposerais tes documents dans un nuage. Tu pourrais carrément être dans une réalité virtuelle ». On a déjà travaillé une forme de psychologie de consommateur. C’est pour ça que souvent, j’ai un regard bienveillant sur les individus, sur les consommateurs. Parce que je sais à quel point le marketing joue un rôle incroyable.
Quand on est dans une société très patriarcale, très sexiste, qu’on fout une fille plus ou moins à poil à côté d’une bagnole électrique, ben oui, les gens vont être attirés. Il y a des recherches, on a mis de l’argent pour comprendre comment faire consommer. C’est pour ça que je parle de la goinfrerie des minerais de la société occidentale. Il y en a partout et les gens trouvent ça top, ils ne font pas forcément de lien avec la réalité matérielle. Maintenant, ça n’est pas inéluctable.
Ce n’est pas la première fois que des compagnies sont attaquées pour avoir tiré des profits de violation des droits humains, comme le travail des enfants. À quoi servent ces décisions au final ? Est-ce qu’elles permettent d’aborder la question des réparations auprès des populations ?
David Maenda Kithoko : C’est le système qui est problématique. Souvent, ce ne sont pas des gens qui sont pour casser le système qu’on va appeler, on va aller chercher des représentants qui sont acquis à cette cause.
Je pense que vraiment la solution est dans le questionnement du modèle d’affaires. On rêve à la Thomas Sankara d’une révolution – mais non armée, parce que je ne supporte pas qu’une seule goutte de sang supplémentaire soit versée. Par conséquent, il faut trouver d’autres formes de révolutions, qui viennent casser le marché par ses propres logiques.
Imaginons les collèges. Il doit y avoir trois ou quatre millions de collégiens. De manière intuitive, on peut dire qu’ils ont tous un smartphone qu’ils vont changer en deux ans. Imaginons qu’ils ont un smartphone qui leur dure jusqu’à l’université. Eh bien, ça suppose qu’on aurait moins de 4 millions de smartphones à produire. Rien qu’en France. Maintenant, on peut multiplier ça au sein de l’Union européenne, aux États-Unis. On peut désarmer ces entreprises juste à travers la réparation matérielle. Ensuite, il faudrait des lois qui vont obliger la réparabilité, que ce soit un droit aux citoyens. Dire : « moi, je viens t’attaquer, toi Samsung, parce que tu m’as empêché mon droit à réparer ». Il y a toute une démarche de démocratie et de reprise de pouvoir par le soin des outils qui suppose moins d’argent pour ces multinationales, et moins de capacités à détruire.
On pourrait également poser la question du renoncement : quand un outil dont la production va engendrer nécessairement des problématiques autour des droits humains et qui ne sera pas neutre au niveau environnemental, on renonce à sa production. Je rêve peut-être, mais ça me fait un bien fou. On a besoin aussi de réparer nos écosystèmes, nos habitats. Et tout ceci, pour moi, ce n’est pas une démarche de pureté. Je n’appelle pas un retour pur initial aux choses telles qu’elles étaient, parce que je sais que ce n’est pas possible. Mais ce seront des cicatrices qu’on pourra regarder avec un autre regard.
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