Outre-Mer : l’Azerbaïdjan au secours d’indépendantistes ?

Rock Wamytan, président du Congrès de Nouvelle-Calédonie, lors d’une réunion ministérielle du Bureau de coordination du Mouvement des non-alignés à Bakou, en Azerbaïdjan, le 6 juillet 2023. | photographie Resul Rehimov/Anadolu via AFP

Des indépendantistes de plusieurs territoires d’Outre-mer ont lancé le Front international de décolonisation (FID) avec le soutien de l’Azerbaïdjan, qui tente d’exploiter les tensions entre Paris et territoires ultra-marins. « La discontinuité de l’action publique en Outre-mer est la cause de leur fragilité à des ingérences étrangères », analyse pour Off Investigation Fred Constant, ancien ambassadeur de France en Guinée équatoriale.

Les 23 et 24 janvier 2025, des représentants des mouvements indépendantistes d’Outre-mer et de Corse se sont réunis en Nouvelle-Calédonie pour un congrès exceptionnel baptisé « Les dernières colonies françaises ». L’occasion de créer le Front international de décolonisation (FID), avec pour mission principale de soutenir le combat indépendantiste dans plusieurs territoires français. Le FID s’est notamment donné l’objectif d’obtenir le statut de membre observateur au sein du Mouvement des non-alignés (cf encadré en fin de l’article) et d’essayer d’inscrire la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU – comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie Française. Pour Jean-Jacob Bicep, secrétaire général de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG), « l’objectif […] est de nous sortir de l’isolement international dans lequel nous sommes. » (Ouest France, janvier 2025)

Ce n’est pas la première fois qu’un congrès de ce type se tient entre les territoires ultra-marins français. Dans les années 1980 déjà, la Guadeloupe avait accueilli les conférences « des dernières colonies françaises ». Celle de 1985, en particulier, avait été motivée par les mouvements indépendantistes néo-calédoniens, qui avaient conduit les indépendantistes antillais, guyanais et réunionnais à se pencher sur « une stratégie de déstabilisation du pouvoir métropolitain » (Le Monde, avril 1985).

50 ans plus tard, le congrès comporte quelques sièges supplémentaires : le parti indépendantiste polynésien Tavini Huiraatira, les indépendantistes corses de Nazione, ainsi que deux territoires néerlandais situés dans les Caraïbes, Bonaire et le sud de Saint-Martin. Pour le diplomate Fred Constant, ancien ambassadeur de France en Guinée équatoriale, le FID ne changera pas la dynamique des Outre-mer français avec Paris : « Pour eux, c’est une tactique pour exister davantage et essayer de projeter plus largement leurs idéaux politiques vers l’extérieur. »

Le Baku Initiative Group : l’Azerbaïdjan en catimini

La stratégie du FID de se tourner vers l’international a fait mouche. L’organisation a reçu le soutien immédiat d’un allié proche des causes indépendantistes ultra-marines depuis quelques années : l’Azerbaïdjan, par le biais du Baku Initiative Group (BIG). L’ONG, proche du pouvoir, a apporté son soutien au front indépendantiste dans une vidéo publiée sur son compte X.

Créée en 2023, l’association s’est rapidement rapprochée des milieux indépendantistes, en multipliant les initiatives et les mains tendues. Les indépendantistes sont régulièrement invités à se rendre à Bakou, comme le député guyanais Jean-Victor Castor (mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale, MDES) et le député martiniquais Marcellin Nadeau (mouvement Péyi-A) fin 2023. Le BIG est aussi à l’initiative d’un congrès des colonies françaises, auquel se sont rendus de nombreux représentants indépendantistes ultra-marins en juillet 2024. L’ONG multiplie également les conférences ciblées, de « L’occupation illégale de l’île comorienne de Mayotte par la France », en septembre 2024, à « L’indépendance de la Réunion : réévaluer l’héritage colonial de la France et le chemin vers la souveraineté », en janvier 2025. 

Un rapport du ministère de la Défense publié en décembre 2024 fait état de la campagne numérique intensive du Baku Initiative Group depuis l’été 2023. D’après les conclusions de leur étude, les hashtags #NonAlignedMovement, #France et #Colonialism ont été utilisés près de 8 000 fois en trois jours en juillet 2023. Pourtant, malgré les milliers de publications sur le sujet, le BIG peine à s’implanter dans le débat public.

Un soutien intéressé qui divise

Au sein des partis indépendantistes, la proximité des luttes décoloniales avec l’Azerbaïdjan ne fait pas l’unanimité. « L’Azerbaïdjan ne défend en rien les valeurs progressistes et décoloniales. […] Ce régime méprise les droits des peuples autochtones et persécute les minorités ethniques et religieuses », partage l’ancien député français polynésien Tematai Le Gayic, du parti Tavini Huiraatira, dans un post Facebook.

Depuis 1988, l’Azerbaïdjan est en conflit avec l’Arménie pour le contrôle de la région du Haut-Karabakh (Le Monde Diplomatique, novembre 2023). Une situation qui s’est tendue en 2020, alors que l’Azerbaïdjan renforce sa volonté de récupérer la région autonome arménienne située sur son territoire, causant la mort et le déplacement de milliers de personnes. La France, quant à elle, a largement diminué son exportation d’armes vers l’Azerbaïdjan ces dernières années, et a renforcé son soutien à l’Arménie en signant un accord militaire avec Erevan en octobre 2023 (Le Monde, octobre 2023). Paris déconseille aussi désormais à ses ressortissants de se rendre en Azerbaïdjan pour cause de « risques d’arrestation, de détention arbitraire et de jugement inéquitable », alors que trois Français ont été emprisonnés par Bakou courant 2024 (Le Monde, novembre 2024).

Page de l’Azerbaïdjan sur le site internet de France Diplomatie, publié en septembre 2024

Malgré les tensions entre Paris et Bakou, le Tavini, qui dirige la Polynésie française depuis 2023, a signé un mémorandum avec l’Azerbaïdjan en avril 2024. Une stratégie pour « déclencher une réaction de la France, [et] pousser l’État à se mettre à la table des négociations à propos de la Polynésie », selon un proche du chef du gouvernement polynésien Oscar Temaru (Radio 1, mai 2024). Au même moment, l’élue indépendantiste de l’Union Calédonienne, Omayra Naisseline, a aussi tenté de signer une convention de partenariat parlementaire avec l’assemblée azerbaïdjanaise, rejetée par le Congrès calédonien (NC 1ère). Même son de cloche chez les indépendantistes réunionnais, lors de leur déplacement à Bakou fin janvier (Le Quotidien, janvier 2025).

Cibler « le talon d’Achille de la France » 

Le gouvernement français, de son côté, accuse l’Azerbaïdjan d’ingérence. En mai 2024, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, avait regretté « qu’une partie des indépendantistes calédoniens aient fait un deal avec l’Azerbaïdjan » (Outre-mer la 1ère, mai 2024). Dans les colonnes de Ouest France, le ministre des Outre-mer Manuel Valls a dénoncé « les opérations d’ingérence et de déstabilisation de l’Azerbaïdjan dans nos territoires d’Outre-mer », accusant Bakou de « s’attaquer à notre intégrité, et à nos principes fondamentaux ».

« On a le sentiment qu’aujourd’hui l’intérêt de l’Azerbaïdjan pour la Nouvelle-Calédonie est la répercussion du conflit entre la France et l’Azerbaïdjan, explique le chercheur calédonien Pierre-Christophe Pants sur ABC News. Un peu comme si l’Azerbaïdjan ciblait le talon d’Achille de la France dans le Pacifique ».

Pour l’ancien ambassadeur Fred Constant, les offensives numériques de l’Azerbaïdjan s’inscrivent dans un contexte plus large : « Ce qui change depuis ces dernières années, c’est le déclenchement de la guerre en Ukraine, explique-t-il à Off Investigation. Les positions très fermes de nos autorités nationales ont motivé la Fédération de Russie à multiplier directement ou indirectement des contre-attaques contre la France. L’Azerbaïdjan, pays satellite de la Russie, s’est greffé sur ça – d’autant plus qu’elle a aussi un conflit avec la France ». Mais pour ce fin connaisseur des Outre-mer, l’intérêt de l’Azerbaïdjan pour les Outre-mer n’est qu’un effet d’aubaine : « Au départ, il n’y a aucun tropisme particulier de l’Azerbaïdjan et de la Russie pour les Outre-mer, si ce n’est de l’opportunisme pur, puisqu’on attaque là où il y a déjà des lézardes dans le mur ».

L’Asie, partenaire de longue date des indépendantistes

Ce n’est pas la première fois que des mouvements indépendantistes se lient avec d’autres pays. Pendant la guerre froide, les formations les plus radicales de Martinique, Guadeloupe et de Guyane se faisaient relais de la politique de l’URSS, au même titre que Cuba, au nom d’un idéal révolutionnaire. « Vous aviez des contacts très poussés entre le Parti communiste cubain et les partis communistes de ces territoires, explique Fred Constant. La même rhétorique anticolonialiste était menée, en dénonçant la manière dont l’État français traitait les territoires français de la Caraïbe et de la Guyane, par le groupe martiniquais Asé pléré an nou lité, ou le GONG en Guadeloupe ». Des formations comme l’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC) ont également vu le jour.  Pour l’ancien diplomate, l’enjeu des indépendantistes est toujours le même aujourd’hui : « Il faut diversifier les partenaires, et surtout avoir une caisse de résonance de la revendication indépendantiste, qui reste dérisoire localement, en dehors de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie Française ». 

L’Azerbaïdjan n’est pas le seul à s’intéresser aux Outre-mer : la Chine s’implique aussi de plus en plus dans l’économie des territoires ultra-marins dans le Pacifique. Une aide bienvenue pour le FLNKS et le Tavini : « Ils ont un langage décomplexé avec la Chine, qui a une posture beaucoup mois agressive, constate Fred Constant. La Chine a le temps pour elle, mais est déjà présente : il existe un Consulat chinois en Polynésie, dont le consul s’est déjà rendu en Nouvelle-Calédonie. »

Au consulat s’ajoutent des projets d’investissements chinois importants, comme une ferme aquacole sur l’atoll de Hao, dans l’archipel des Tuamotu, dont l’activité est quasi inexistante depuis la fin des essais nucléaires français (Le Monde, février 2022). « Les Chinois ne cherchent pas à adopter une politique néo-impériale, précise Fred Constant. Mais quand vous contrôlez les infrastructures majeures d’un pays, c’est une forme de souveraineté ». En plus de l’argument économique, les politiques indépendantistes pourraient user d’un soutien comme la Chine : « Quand vous êtes à l’ONU, avoir le soutien d’un pays membre du Conseil permanent de sécurité, ce n’est pas négligeable », glisse Fred Constant.

La vulnérabilité des territoires ultra-marins aux puissances étrangères s’explique par les nombreux manquements de l’État et des collectivités locales face aux besoins des populations. Pour l’auteur de « Géopolitique des Outre-Mer. Entre déclassement et (re)valorisation » (Editions Cavalier Bleu, 2022), il n’y a aucun doute : « La discontinuité de l’action publique en Outre-mer est la cause de leur fragilité à des ingérences étrangères, conclut Fred Constant. Depuis très longtemps, il y a une politique de traitement discriminatoire de moyens affectés, comme si 1€ assigné aux Outre-mer coûtait 2€ à Bercy. On fait tout quand il y a une accumulation de difficultés et dès que l’apaisement est de retour, on réduit complètement les soutiens financiers ».

Le Mouvement des non-alignés

Carte du monde faisant figurer en bleu les pays se revendiquant du mouvement des non alignés (Source : csstc.org)

Le terme « non-alignés », émerge en 1955 lors de la conférence de Bandung en Indonésie, où des pays décolonisés africains et asiatiques entendent faire leur entrée sur la scène internationale indépendamment des deux blocs de l’époque : les États-Unis et l’URSS. Le Mouvement a officiellement été créé en 1961 pendant la conférence de Belgrade (alors capitale de la Yougoslavie) où les représentants de 25 pays formalisent la création d’une troisième voie distincte de Washington et de Moscou. La volonté est double : initier une nouvelle dynamique entre les pays du Sud loin des blocs Est et Ouest de la guerre froide, et amener une coopération entre les peuples pour favoriser la fin du colonialisme. Le mouvement se fédère à l’époque autour de trois leaders principaux : Nehru (Inde), Nasser (Egypte) et Tito (Yougoslavie). Aujourd’hui, fort de 120 pays (TV5 Monde), le mouvement joue un rôle sur la scène internationale en s’opposant par exemple aux politiques du consensus de Washington – une stratégie de développement libérale autour du FMI qui visait notamment à intégrer les pays du Sud dans le marché capitaliste mondial.

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