Pourquoi nos plaintes s’accumulent-elles en commissariat ? 

Commissariat central de Police du XIIe arrondissement de Paris | Capture d’écran sur Google maps

La police judiciaire, responsable de mener à bien les enquêtes de ceux qui portent plainte, traverse une crise sans précédent. Entre manque de moyens, revendication de simplification pénale, et perte de sens, le métier d’enquêteur n’attire plus, alors que le nombre de plaintes déposées chaque année augmente. 

2,6 millions, c’était le nombre de procédures non clôturées en 2021 selon un rapport de la Cour des comptes. Un nombre « en constante augmentation » qui symbolise la crise que traverse la police judiciaire. « Des tiroirs qui dégueulent », « des piles de dossiers qui grimpent au mur », les enquêteurs ne manquent pas de métaphores pour décrire leurs bureaux, et peinent à rattraper le retard accumulé. 

Conséquence pour les citoyens, des délais de traitement allongés, des classements sans suite, et un taux d’élucidation des affaires en baisse. On entend par élucidation non pas le jugement, mais la capacité de l’enquête à mettre un nom sur l’auteur des faits. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur d’avril 2024, ce taux a globalement baissé entre 2017 et 2022. Le taux de résolution des homicides a baissé de 12 points, comme celui des violences sexuelles, qui perd 8 points. 

« Plus de dossiers qui rentrent que de dossiers qui sortent » 

« A Toulouse, nous avons 50 000 dossiers en attente, pour 350 fonctionnaires, affirme Mourgues Joffrey, référent investigation du syndicat Alliance en Haute-Garonne, et surtout, on a plus de dossiers qui rentrent que de dossiers qui sortent. » Sur les 23 000 bureaux de policiers chargés de mener à bien ces enquêtes, plusieurs centaines de dossiers en cours, peu importe où ils travaillent en France. 

Pour Laurent Vitillo, qui occupe le même poste en Nouvelle-Aquitaine, cette accumulation vient surtout d’une augmentation du nombre de plaintes déposées. « Sur les violences sexuelles, on a facilité la prise de plainte, mais on a pas augmenté la capacité de les traiter ensuite. » En effet, selon le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), 84 000 victimes de violences sexuelles ont été recensées en 2023, un chiffre en augmentation en moyenne de 11% par an depuis 2017. 

« Aujourd’hui sur les violences sexuelles, on est entre deux à trois ans de traitement, atteste Me Anne-Sophie Laguens, avocate intervenant régulièrement pour des violences sexuelles et intra-familiales. Des brigades sont créées et font du bon travail mais elles manquent de moyens. Si on veut mener à bien ces enquêtes, il faudrait par exemple interroger les anciens compagnons, faire des expertises psychologiques, ce qui ne peut pas être fait constamment. » 

Pour la juriste, la police judiciaire nécessite une politique budgétaire d’envergure : « Faire une loi sur la définition du consentement est une très bonne chose, mais inutile tant que l’on ne recrute pas plus de parquetiers. »

L’éternelle chimère de la simplification pénale

Si la question des moyens est centrale pour répondre à l’afflux de dossiers, une autre solution est plébiscitée : celle de la simplification pénale. Julien Sapori, historien et ancien commissaire de police en est un ardent défenseur : « L’argument des « moyens » insuffisants est celui des syndicats de policiers, qui ne proposent qu’un seul remède : toujours plus de policiers et toujours plus d’argent. » 

Pourtant, tous les syndicats que nous avons pu interroger revendiquent aussi ce « choc » de simplification pénale. Ils estiment qu’aujourd’hui, les policiers sont « ralentis par sa lourdeur ». 

« Aujourd’hui sur 24h de garde à vue, on a le temps de faire 4h d’enquête », déplore Germain Arrue, major en sûreté territoriale dans les Hauts-de-Seine. Pour lui, cette réduction du temps d’enquête disponible vient notamment de l’évolution technique des moyens mis à la disposition des enquêteurs : « La vidéosurveillance, la téléphonie, ce sont des outils utiles mais qui prennent du temps à être exploités. » Et surtout, qui ajoutent selon eux de la « paperasse » au point qu’ils affirment ne faire plus que ça. 

Enfin, ils s’estiment aussi trop surveillés par la justice : « On se sent seuls face à l’armada de la défense, affirme Fabien Bogais, référent investigation à Paris pour le syndicat Alliance. On est constamment appelés par les procureurs, le parquet, on ne peut pas enquêter. » Des accusations exagérées pour Me Anne-Sophie Laguens, qui met en garde contre cette volonté de simplifier la procédure pénale : « C’est la mode de vouloir alléger cette procédure mais c’est dangereux. C’est contraignant mais nécessaire au bon fonctionnement de la justice. »

De plus, l’avocate rappelle que la justice fait en sorte de faciliter ces procédures « pleines de paperasse ». « En audience, la jurisprudence va avoir tendance à annuler certaines charges dont des nullités pourraient être soulevées (pour des vices de procédures par exemple) pour que le reste de la procédure puisse aller à son terme. »

Qui veut encore devenir enquêteur ? 

Si les causes sont multiples, le constat est clair : le métier d’enquêteur n’attire plus les jeunes policiers, qui préfèrent désormais s’orienter vers les opérations de voie publique, « moins fatigantes et moins chronophages ». Pour le major Germain Arrue, il y a un réel problème de recrutement : « Dans les années 2010, on avait entre 60 et 80 candidats. Aujourd’hui, on a 3 ou 4 personnes maximum. »

Un manque de candidats qui s’explique aussi, selon un enquêteur de l’Association nationale de la police judiciaire (ANPJ), par le peu de publicité faite au métier. « Toutes les campagnes de communication visent les métiers de la voie publique. Que ce soit dans la communication ou au cours de la formation, jamais l’enquête n’est mise en valeur. »

Ce qui a tué notre métier, c’est qu’on préfère condamner 1000 mecs à un gramme de drogue qu’un mec à 1000 grammes

A cause du peu de temps à allouer à chaque enquête, les enquêteurs ont aussi l’impression de perdre de vue le sens de leur métier. Le major le martèle : « Nous, on veut travailler pour des victimes, pas pour des ministres ou pour faire du chiffre. » Une politique du chiffre qui n’est plus officielle, mais qui selon certains policiers, reste encore omniprésente. « Ce qui a tué notre métier, c’est qu’on préfère condamner 1000 mecs à un gramme de drogue qu’un mec à 1000 grammes », affirme l’un d’entre eux, qui souhaite rester anonyme.

Une réforme qui va dans le mauvais sens ? 

Pour répondre à ces problématiques, une réforme de la police nationale a vu le jour, en application de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI) appliquée à partir du 1er janvier 2024. Nos interlocuteurs sont unanimes sur cette réforme : elle n’a rien changé, voire aggravé certains problèmes. 

Rien changé car pour beaucoup des policiers interrogés, cette réforme n’est qu’un nouvel organigramme sans moyens supplémentaires, et pire pour cet enquêteur de l’ANPJ : « On est passés d’un fonctionnement régional, à un fonctionnement départemental, ce qui va à l’encontre de l’ADN de la police judiciaire et de la l’évolution de la criminalité. »

Pour cet enquêteur, l’échelle choisie influence directement les objectifs et les moyens alloués. « Nos chefs sont désormais en contact avec des préfets, qui ont pour seul objectif d’obtenir l’ordre dans leur département. Ils sont réorientés vers des missions courtes et locales, ce qui est complètement déconnecté de la criminalité actuelle. » 

Une réforme « ratée », « qui va dans le mauvais sens », et dont le bilan un an après n’est pas près de voir le jour. Une seule solution permettrait d’y voir plus clair pour l’historien Julien Sapori : « Une commission d’enquête parlementaire. Le travail rendu en mai dernier par la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic a été remarquable. Mais, à ma connaissance, personne n’envisage cette piste. » Après l’échec des différents gouvernements, à nos parlementaires de s’attaquer à cette crise profonde qui paralyse la justice française ?

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