Présidentielle 2007
Quand Bouygues, Arnault, Lagardère et Bolloré promouvaient Sarko

Jean-Baptiste Rivoire

Le 29 juin 2006, lors d’un déplacement en Guyanne, Paris-Match met en scène un couple Sarkozy prétenduement « ressoudé » (photo Jack Guez / AFP)

En 2006, après que Bertrand Méheut ait mis au pas l’investigation sur Canal plus, Martin Bouygues, Bernard Arnault, Serge Dassault, Arnaud Lagardère et Vincent Bolloré vont tout faire pour aider Nicolas Sarkozy à remporter la présidentielle. (Extrait de « L’Elysée (et les oligarques) contre l’info », Jean-Baptiste Rivoire, Les liens qui libèrent, Paris, 2022)

Caviardage par la Tribune d’un sondage crédibilisant Ségolène Royal, censure d’un article critiquant la police de l’air et des frontières dans Direct Matin, recrutement de Patrick Buisson, alors conseiller de Nicolas Sarkozy, par le groupe TF1, annulation d’un débat Royal-Bayrou sur Canal plus, durant toute la campagne présidentielle de 2007, plusieurs puissants propriétaires de presse vont tout faire pour inciter les Français à plebisciter Nicolas Sarkozy.

Durant l’été 2006, malgré son jeu de pompier pyromane durant les émeutes de novembre 2005 et les complaisances médiatiques dont il bénéficie, Nicolas Sarkozy séduit moins que la populaire Ségolène Royal, qui caracole en tête des sondages, avec 53 % d’intentions de vote. En octobre, elle écrasera Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius à la primaire de la gauche.

Le soutien de l’oligarchie à Nicolas Sarkozy s’accentue d’autant plus. À la fin de l’été, La Tribune, alors contrôlée par Bernard Arnault, commande un sondage CSA sur la confiance que les Français accordent aux candidats à la présidentielle en matière économique et sociale. Quand François-Xavier Pietri, le directeur de la rédaction du quotidien, découvre que Ségolène Royal arrive en tête avec 54 %, devant Nicolas Sarkozy (49 %), il escamote tout bonnement cette question dans l’article qui rend compte du sondage ! Furieuse, la rédaction de la Tribune dénonce une censure grossière et vote à une écrasante majorité une motion de défiance réclamant sa démission. Sans succès.

Et Bernard Arnault n’est pas le seul à protéger l’ascension politique de Nicolas Sarkozy. En 2007, Martin Bouygues accepte d’embaucher dans le groupe TF1 un proche fidèle du candidat : Patrick Buisson. Ancien de l’Action Française passé par Minute, il est devenu un conseiller écouté de Nicolas Sarkozy. En octobre 2007, TF1 le nommera directeur général de sa  chaîne Histoire. En 2019, sur le plateau de Quotidien, son fils Georges Buisson (en conflit avec son père) révélera devant un Yann Barthès gêné qu’à quelques mois de la présidentielle de 2007, son père était devenu intouchable au sein de la première chaîne :  » A TF1, il était chez lui, il était protégé par Martin Bouygues « . Et Georges Buisson de révéler qu’en 2007, Martin Bouygues avait rassemblé ses fidèles de TF1 pour leur demander que tout le monde traite bien Patrick Buisson et que TF1 soit  » mise au service de l’élection de Nicolas Sarkozy « . Pro-Sarkozy, les médias des milliardaires ? C’est ce dont se doutent déja à l’époque beaucoup de citoyens. Dont François Bayrou.

François Bayrou contre les « puissances d’argent »

Interviewé sur France Inter le 30 août 2006, le candidat centriste à la présidentielle critique un scénario écrit à l’avance par les oligarques : « Tout l’été a servi au matraquage médiatique Sarko-Royal. Ça a été les premières pages des magazines, comme si les Français n’avaient le choix qu’entre ces deux photos, ces deux images. […] Il y a en France aujourd’hui des puissances très importantes qui, en particulier, ont des intérêts dans les médias, et qui poussent à ce choix […], Nicolas Sarkozy d’un côté, Ségolène Royal de l’autre. D’une certaine manière, elles mettent des billes dans les deux cases. Donc ça ne peut pour eux que rapporter le jackpot. […]
– Dassault a Le Figaro, on va parler clair, Lagardère a un nombre important de médias, et M. Bouygues a TF1 ?, lui demande Patrick Boyer.
– Eh bien voilà, vous venez d’évoquer trois groupes principaux. »

François Bayrou insiste sur France 3 le 1er septembre : « Je plaiderai pour que la République retrouve ses principes de séparation entre les intérêts des grands groupes économiques et le pouvoir politique. » Empêcher les puissants industriels contrôlant la presse d’avoir prise sur l’Élysée ? Dès le lendemain, le candidat de l’UDF (Union pour la démocratie française) se fait sermonner par Claire Chazal, la présentatrice du « 20 heures » de TF1 : « Est-ce que vous n’allez pas vous couper de cette majorité élargie à l’UMP en critiquant comme vous l’avez fait aujourd’hui, assez violemment, Nicolas Sarkozy ?
– Je ne critique pas Nicolas Sarkozy en rappelant la proximité qui est la sienne avec des responsables économiques extrêmement puissants, c’est une proximité affichée, assumée et étalée dans les journaux comme vous le savez ! […] L’argent et la politique doivent être séparés. L’un ne doit pas avoir barre sur l’autre, notamment quand ces puissances économiques détiennent de très grands médias. »

« Vous n’êtes pas les patrons de la France »

François Bayrou aux oligarques contrôlant les médias

Les propos de François Bayrou font immédiatement le buzz sur la Toile, signe qu’il rejoint une préoccupation citoyenne. Mais la réplique ne tarde pas. Le dimanche 7 novembre, dans Le JDD, le directeur de l’information de TF1, Robert Namias, dénonce l’« acharnement » du candidat UDF contre sa chaîne : « François Bayrou n’a rien d’autre à dire pour exister en ce moment », il est « démagogique ».

« Que le directeur de l’information de TF1 se permette de dire ça d’un candidat à l’élection présidentielle […] montre à quel point la chaîne est engagée », réplique à son tour Bayrou sur RMC. En janvier 2007, alors que sa cote explose avec près de 24 % d’intentions de vote, Bayrou profite de ses vœux à la presse pour s’adresser à nouveau aux « grandes puissances médiatiques » : « Vous n’êtes pas les patrons de la France, leur lâche-t-il. Nous, Français, sommes un peuple de citoyens : nous ne céderons pas à votre matraquage. »

Censure dans le groupe Bolloré

Le message reste sans effet puisque les oligarques continuent à promouvoir contre vents et marées la candidature de Sarkozy. À quelques mois de la présidentielle, Vincent Bolloré crée Matin Plus, un quotidien gratuit dont une partie du contenu est fourni par Le Monde et Courrier international, mais dont la ligne éditoriale soutient la carrière politique du ministre de l’Intérieur.
De quoi indisposer plusieurs journalistes du Monde: « Vincent Bolloré ne fait pas du journalisme, ce n’est pas son métier, estimait François Bonnet, le journaliste du Monde alors chargé du partenariat, sur BFM business en août 2018. […]. Son obsession est de ne pas se fâcher avec ses pairs, ses amis, les gens avec qui il est en affaires. Par ailleurs, on connaît les orientations politiques de Bolloré. Le journal est à sa main et il fait ce qu’il veut. Il suffit de regarder les unes des gratuits de Bolloré qui sont des photos publicitaires du gouvernement [Sarkozy]. »

« On ne peut pas parler de la sorte de la police Française »

Jean-Christophe Thiery de Bercegol du Moulin, patron de Bolloré Médias

En mai 2007, un responsable de Courrier international révèle ainsi que Matin Plus a refusé de publier un article hongrois sélectionné par l’hebdo. Il racontait les déboires de musiciens roms avec la police de Roissy. Le 4 juin 2007, on apprends dans L’Obs que Jean-Christophe Thiery de Bercegol du Moulin, alors patron de Bolloré Médias, aurait lâché au responsable de Courrier international: « On ne peut pas parler de la sorte de la police française. »

Au premier tour de la présidentielle, malgré les puissantes protections médiatiques dont bénéficie Nicolas Sarkozy, François Bayrou fera le plus grand « carton » électoral de son histoire : plus de 18,6 % des voix. « J’aurais pu gagner, estimera-t-il en 2021. À un mois du premier tour, Michel Rocard, qui n’appréciait pas Ségolène Royal, a failli me rallier. Nous avions eu plusieurs rendez-vous secrets. Et puis cela ne s’est pas fait. » En avril 2007, Michel Rocard avait préconisé une alliance Royal-Bayrou dans un tribune dans Le Monde. Au premier tour, Ségolène Royal rassemble 25,9 % des suffrages. Quant à Nicolas Sarkozy, grâce à une campagne habile sur le thème « la gauche a divorcé du monde ouvrier » et au soutien des propriétaires de presse, il arrive en tête avec 31,2 %.

Canal plus déprogramme le débat Royal-Bayrou

Entre les deux tours, François Bayrou et Ségolène Royal vont subir une ultime humiliation, de la part du groupe Canal Plus. Rodolphe Belmer leur avait donné son accord pour organiser un débat entre eux, façon de redonner une chance aux deux outsiders, mais il fait marche arrière. Officiellement, c’est un problème de « respect des temps de parole ». Mais tant Royal que Bayrou dénonceront des pressions sarkozystes. Le débat aura malgré tout lieu, organisé par Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV.
Le 6 mai 2007, sur le plateau de TF1, alors que PPDA et Claire Chazal s’apprêtent à révéler que Nicolas Sarkozy a été élu avec 53 % des suffrages exprimés, la présence incongrue d’une coupe de champagne laisse entrevoir aux téléspectateurs à quel point la prétendue « neutralité » de Télé Bouygues n’est que pure hypocrisie. Au Fouquet’s, où Nicolas Sarkozy fête sa victoire, se pressent Martin Bouygues, premier actionnaire de TF1, Bernard Arnault et Nicolas Bazire, premier actionnaire et secrétaire général de LVMH, Vincent Bolloré, patron du groupe éponyme et de Havas, Alain Minc, qui conseille Bolloré et Sarkozy, Nicolas Beytout, directeur de la rédaction du Figaro, Stéphane Courbit, ex-président d’Endémol France, Jean-Claude Decaux… Le gratin parisien des affaires et des médias. Arnaud Lagardère, lui, n’est pas là. Mais une anecdote survenue à l’époque montre que son empire médiatique n’en continue pas moins à protéger le président.

Le JDD censure le « non vote » de Cécilia

Lors du second tour, Cécilia s’est secrètement abstenue d’aller voter. Elle s’en expliquera quelques années plus tard au micro de Marc-Olivier Fogiel : « Le poids des autres, les caméras… C’était trop dur. J’ai eu envie de vivre vraiment ma vie et d’être en accord avec moi-même, ne plus mentir. J’étais entre deux chemins. J’ai choisi le chemin de la vérité. » Mais cette « vérité » que Cécilia ne veut plus cacher à la face du monde, la presse Lagardère, elle, ne va pas s’en faire l’écho.

Le samedi suivant le second tour, Florence Muracciole, rédactrice en chef au JDD, propose deux articles : l’un évoque les vives tensions au sein du couple Sarkozy, l’autre l’affaire du « non-vote », découverte par un journaliste de l’hebdo. Évoquant le « respect de la vie privée », le directeur de la rédaction, Jacques Espérandieu, refuse le premier papier. Mais donne son feu vert au second : il rapporte un fait vérifié et significatif.

Mais dans l’après-midi, patatras ! Espérandieu demande désormais à ses journalistes qu’ils appellent Cécilia pour « l’informer de la publication du papier ». Certains racontent que Claude Guéant, directeur de campagne de Nicolas Sarkozy, et Franck Louvrier, son chargé de communication, auraient appelé Le JDD pour déconseiller la publication. Vers 20 heures, Arnaud Lagardère en personne aurait appelé Jacques Espérandieu pour lui demander de ne pas révéler que l’épouse du nouveau président de la République n’avait pas voté. Libération se fera l’écho de cette « censure ».

Résultat : le papier est passé à la trappe, au grand dam de la rédaction. Contacté récemment, Franck Louvrier niera avoir passé des coups de fil, arguant que le « non-vote » de Cécilia était « connu des journalistes depuis le 6 mai ». Jusqu’au bout, les propriétaires de presse auront néanmoins tenté de minimiser le fait que derrière les sourires de circonstance, le couple présidentiel battait sérieusement de l’aile. Le 6 mai 2007, leurs efforts sont couronnés de succès: Nicolas Sarkozy est élu président de la République avec 53,06% des voix contre 46,94% pour Ségolène Royal.

La semaine prochaine: Quand Sarkozy préférait Laurence Ferrari à PPDA