Procédures baillons
Quand Vincent Bolloré tentait de museler France Inter (15-42)

Jean-Baptiste Rivoire

Vincent Bolloré, président du conseil de surveillance de Vivendi à Paris le 19 avril 2018 (Photo Eric PIERMONT / AFP)

Une fois Nicolas Sarkozy revenu de son escapade sur le yacht de Vincent Bolloré, en mai 2007, les deux amis vont commencer à exercer des pressions sur l'audiovisuel public en général, et sur Radio France en particulier. Après un reportage de Benoît Collombat mettant cruellement en lumière les pratiques néo-coloniales du groupe Bolloré au Cameroun, Nicolas Sarkozy limoge brutalement Jean-Paul Cluzel, le très indépendant PDG de Radio France, et le fait remplacer par Jean-Luc Hees. Vincent Bolloré, lui, initie contre Benoît Collombat d'interminables " procédures baillons ". Dans le dos de ses journalistes, Jean-Luc Hees aurait alors discrètement donné des assurances à l'émi breton du président de la République pour que Radio France ne porte plus atteinte à l'image de son groupe.

En septembre 2009, Isabelle Ricq, une photographe freelance qui revient des plantations de la Socapalm au Cameroun dont Bolloré est actionnaire est invitée sur France Inter. Quand elle évoque sur les ondes la misère des ouvriers des plantations, Vincent Bolloré porte plainte contre elle et la radio publique. En mars, il avait déjà traîné Benoît Collombat et Jean-Paul Cluzel au tribunal pour " L'empire noir de Vincent Bolloré ", un reportage de l'émission Interception sur les activités camerounaises du milliardaire Breton.
L’enquêteur de France Inter ne le sait pas encore, mais cette première « procédure bâillon » initiée par Vincent Bolloré contre lui est le prélude à treize années de harcèlement judiciaire qui vont changer sa vie et celle d’une vingtaine de confrères. Au lieu d’attaquer tel ou tel passage du reportage de Collombat, l’avocat du groupe Bolloré porte plainte contre quasiment tous les propos tenus, y compris le lancement du présentateur, Lionel Thompson ! Une stratégie de « filets dérivants », résumera Collombat dans un ouvrage revenant sur cette affaire en 2015.

Collombat et Cluzel condamnés

En mai 2010, la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, spécialisée dans les affaires de presse, rend un jugement mitigé : sur la plupart des passages consacrés à la misère dans les plantations ou à la Françafrique, Collombat, Thompson et Cluzel sont relaxés. Sur la gestion portuaire ou ferroviaire, en revanche, le reporter de France Inter va trébucher. Son travail, globalement pertinent, recèle quelques failles. Il lui est notamment reproché d’avoir laissé dire que la compagnie ferroviaire Camrail, filiale du groupe Bolloré depuis 1999, aurait dû indemniser 603 employés lors de la privatisation, alors que cette tâche incombait en réalité à l’État camerounais. Quant à dire que le groupe Bolloré a «négligé gravement les investissements relatifs au transport des passagers», le tribunal juge, là encore, que cette formulation manque de nuance. Et qu’elle est donc diffamatoire. Le 6 mai 2010, le tribunal condamne Benoît Collombat ainsi que Jean-Paul Cluzel, à un euro de dommages et intérêts, une amende de 1 000 euros, ainsi qu’à 10 000 euros au titre des frais de justice. Bien sûr, c’est moins que les 124 059,87 euros que Vincent Bolloré réclamait à Radio France pour payer son avocat, Olivier Baratelli. Mais c’est tout de même une condamnation.

" Quand on perd en première instance, on ne pas pas en appel "

Jean-Luc Hees à Benoît Collombat après qu'il ait perdu en première instance contre le groupe Bolloré

«À l’énoncé du jugement, je suis sonné, dans les cordes, écrit Collombat. Comme un boxeur, littéralement décomposé. J’ai besoin d’oxygène.» Son téléphone sonne. C’est Jean-Luc Hees. Le patron de Radio France connaît les liens unissant Nicolas Sarkozy, qui l’a nommé, et Vincent Bolloré qui attaque ses journalistes. Propose-t-il que Radio France défende son reporter jusqu’au bout, en faisant appel ? Basile Ader, l’avocat de Radio France, se serait alors montré «très partisan» d’un appel, croyant une relaxe possible. «Juridiquement, nous avions des chances de gagner», abonde une source interne à Radio France ayant assisté à l’audience. Mais Jean-Luc Hees s’y oppose : «Quand on perd en première instance, on ne va pas en appel», nous lâchera-t-il onze ans plus tard. Collombat lui-même estimera avoir manqué de réflexes face à un PDG manifestement réticent à s’opposer à Vincent Bolloré : «Je n’ai même pas la lucidité d’insister auprès de lui pour faire appel de ce jugement, je laisse filer. Avec le recul, je réalise que c’était évidemment une erreur.»

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