Jean-Baptiste Rivoire

Dès le début de son quinquennat, dans sa folle tentative de contrôler l’ensemble du système informationnel français, Nicolas Sarkozy va chercher des noises à l’AFP, jugée insuffisamment hostile à Ségolène Royal. Pressions, chantage à la privatisation, tout y passe. En coulisse, son ami Vincent Bolloré tente lui aussi d’affaiblir l’AFP en lui développant une concurrente : la branche française de l’agence américaine Associated press. Mais au sein de l’AFP, la résistance de Sylvie Maligorne, alors cheffe du service politique, va changer le cours de l’histoire.
En cette année 2008, les proches de Nicolas Sarkozy vont d’abord entamer un bras de fer avec l’Agence France-Presse, protégée depuis 1957 par un statut lui garantissant une certaine indépendance éditoriale. Coïncidence ? Vincent Bolloré cherche à l’époque à maximiser son influence médiatique en mettant la main sur une concurrente de l’AFP, la branche française de l’agence américaine Associated Press (AP), alors en pleine déconfiture. Dans l’espoir d’en prendre le contrôle, il s’allie à un ancien PDG de l’AFP, Bertrand Éveno. Dans ce contexte, les sarkozystes vont s’escrimer à déstabiliser l’AFP. Début 2008, le président annonce vouloir réformer les médias. Le 20 mars, le PDG Pierre Louette révèle que l’exécutif réfléchit à un projet visant à mettre fin au statut coopératif de l’agence. L’idée est de la transformer en société par actions, prélude à une éventuelle ouverture de son capital. Simultanément à ces projets de privatisation, le « clan Sarko » va faire pression sur l’AFP pour obtenir un traitement plus favorable.
Guerre d’usure
En avril 2008, suite à une plainte de deux ex-attachées parlementaires estimant que la totalité de leur salaire ne leur a pas été versée, Ségolène Royal, l’ancienne candidate socialiste à la présidentielle, est condamnée en appel. Estimant l’affaire emblématique, l’UMP organise une conférence de presse et diffuse des communiqués. Considérant qu’ils ne sont pas assez repris par l’AFP, le porte-parole du parti présidentiel, Frédéric Lefebvre, entame une guerre d’usure, fustigeant la « censure » de l’agence et s’insurgeant comme par hasard contre sa « situation de quasi-monopole » : « Nous attendons de l’AFP une position claire sur la nécessité de traiter les dépêches factuelles. L’exigence démocratique veut que l’AFP traite ces dépêches de manière complète, surtout quand il s’agit d’éléments nouveaux dans le débat », estime-t-il début mai.
Aider Vincent Bolloré à développer une agence privée concurrente ?
Outre qu’il confond les « communiqués » de son parti avec des « dépêches », articles distanciés rédigés par des journalistes, cette polémique entretenue par Frédéric Lefebvre sent la mauvaise foi. Un an après l’élection de Nicolas Sarkozy, vise-t-elle à escamoter le spectaculaire effondrement de la cote de popularité du président dont se fait l’écho 20 Minutes, qui s’est accompagné d’un échec de la droite aux municipales de mars 2008 ? Ou, comme évoqué plus haut, à déstabiliser l’AFP pour aider Vincent Bolloré à développer une agence privée concurrente… et mieux contrôlée politiquement ?
Au sein de l’AFP, ces polémiques déclenchées par les sarkozystes ébranlent en tout cas certains journalistes. Dans leurs dépêches, certains se surprennent à reprendre plus fréquemment les éléments de langage de l’UMP. En avril, lors d’une réunion de la Société des journalistes, Nicolas Thiery, une ancienne plume de La Tribune, devenu délégué CFDT de l’agence, incite ses confrères à résister : « Je leur ai dit : “Regardez, Sarko baisse dans les sondages depuis qu’il s’en est pris à France Télés !” Mais certains semblaient insécurisés. »
« Ils voulaient intervenir dans la copie »
Sylvie Maligorne, cheffe du service politique de l’AFP, à propos des pressions Sarkozystes
Précisons qu’à l’époque, plusieurs lieutenants du président (notamment Claude Guéant et Catherine Pégard, une ancienne journaliste du Point devenue communicante de Nicolas Sarkozy) auraient pris l’habitude de passer d’incessants coups de fil à Pierre Louette, le PDG de l’AFP : « Ils voulaient intervenir dans la copie, se souvient Sylvie Maligorne, alors cheffe du service des informations générales de l’agence. Ils étaient énervés, ils n’arrêtaient pas de l’appeler. Notre PDG en avait assez. Apparemment, il se faisait insulter, quand même ! Ils avaient même saisi le Conseil supérieur de l’agence, nous avaient menacés de tas de choses… Donc la situation était bloquée. »
Face aux mises en cause répétées de Frédéric Lefèvre, Pierre Louette explique, comme le rapportent Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos dans Libération, que « l’AFP n’a pas vocation à devenir une machine à diffuser des communiqués ». Puis il demande à Sylvie Maligorne de « faire barrage ».
» On peut être très méchants, nous aussi «
Sylvie Maligorne » recadrant » Frédéric Lefebvre, porte parole de l’UMP
Réputée pour son intégrité, celle-ci entreprend de résister. Avec Frédéric Lefebvre, qu’elle considère comme un simple exécutant de Nicolas Sarkozy, elle instaure un rapport de force : « Je lui ai dit : “[…] Cela va être perdant-perdant ! On peut être très méchants, nous aussi, on peut faire feu de tout bois ! […] On peut très bien ne rien laisser passer. Chacun fait des erreurs, vous pouvez faire des lapsus, déraper, on peut retenir tout ce qui est mauvais ! On peut dire à nos photographes (on ne l’a pas fait) qu’on ne va diffuser que des photos dégueulasses, avec un mauvais profil, un mauvais cadrage, une mauvaise lumière sur telle ou telle personnalité, par exemple !” » Au téléphone, Maligorne me précise : « Les photos, les politiques sont très pointilleux, sensibles, là-dessus. Et s’ils s’émeuvent, on peut leur répondre : “Vous savez bien, c’est le choix subjectif de la photo”. »
» La manipulation Sarkozyste des médias commençait à apparaître un peu trop, ils avaient peur «
Nicolas Thiery, syndicaliste CFDT à l’AFP
En octobre, le gouvernement de François Fillon persiste à proposer que l’AFP soit remplacée par une « société par actions », prélude à l’ouverture de son capital. Mais l’idée de vendre une telle marque d’information, qui fait partie des trois agences de presse généralistes mondiales, suscite des critiques. Le 22 novembre, les six syndicats de l’AFP lancent une pétition électronique contre la privatisation. En quelques semaines, elle recueillera 22 000 signatures, dont celles de personnalités telles que Yannick Noah, Noam Chomsky, Rony Brauman, Axel Kahn, Edgar Morin ou Danielle Mitterrand.
À la fenêtre de leur siège parisien, place de la Bourse, les journalistes de l’agence déroulent un drap blanc avec inscrit : « L’AFP n’est pas à vendre. » Les sarkozystes sont furieux, mais ils hésitent. « Ils avaient été traumatisés par les critiques radicales de François Bayrou, qui avait mis en cause tout au long de la campagne leur connivence avec les puissants propriétaires de presse, analyse Nicolas Thiery. La manipulation sarkozyste des médias commençait à apparaître un peu trop, l’opinion était contre. Ils avaient peur. »
» Il ne faut pas avoir peur, mais souvent, dans d’autres médias, ils ont la trouille ! «
Sylvie Maligorne, ex cheffe du service politique de l’AFP
Début 2009, Pierre Louette nomme Sylvie Maligorne à la tête du service politique de l’AFP. Grâce au rapport de force qu’elle a instauré avec les sarkozystes, elle obtient que les journalistes de l’agence puissent enfin traiter librement de l’UMP : « À la fin, avec Fréderic Lefebvre, il n’y avait plus eu aucun souci. D’ailleurs, il s’est complètement démarqué de Sarkozy. » Quand je salue son acte de résistance, Maligorne relativise : « Ma force, c’est d’être juste journaliste. Je n’attends rien de ces gens-là, ma carrière ne dépend pas d’eux. Je ferai toujours mon métier. Il ne faut pas avoir peur, mais souvent, dans d’autres médias, ils ont la trouille ! » La trouille. Cette maladie qui anesthésie tant de journalistes. En cette année 2008, en osant résister au porte-parole du parti présidentiel, Sylvie Maligorne sauvera momentanément l’honneur de l’AFP. Quant à Vincent Bolloré, il renoncera finalement à prendre le contrôle de la branche française de la mythique Associated press.