A l’heure où le monde politico-médiatique fait l’objet d’une défiance grandissante, l’exécutif s’apprête à scruter davantage l’opinion publique en renforçant sa surveillance des activités en ligne des Français. Guillaume Champeau, fondateur de Numerama, pointe « un risque fort de surveillance massive et de fichage de données sensibles ».
Comme l’a révélé L’Informé le 30 octobre, le Service d’information du gouvernement (SIG) a lancé un appel d’offre pour renouveler un contrat lui permettant d’observer les activités numériques des Français. L’exécutif entend en effet élargir son contrat d’écoute des réseaux sociaux (social listening) à la navigation des internautes sur les moteurs de recherche (search listening) ainsi qu’aux signaux faibles (ensemble d’indicateurs précoces et des signes avant-coureurs de changements, de tendances ou de risques émergents), ce qui lui permettrait notamment d’anticiper des appels à se rassembler initiés sur diverses plateformes.
Toujours selon L’Informé, le gouvernement entend par ailleurs désormais s’appuyer davantage sur l’intelligence artificielle pour évaluer en temps réel les opinions et les dynamiques en ligne afin de mieux comprendre les préoccupations de la population.
Contactée au sujet de cette perspective de surveillance accrue et de ses impacts sur certaines libertés fondamentales en démocratie, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) explique n’être, à ce jour, pas en contact avec le SIG. « Des travaux d’analyse juridique sont en cours sur ce type de dispositifs d’une manière générale », commente simplement la CNIL.
Mieux contrôler l’opinion en vue des prochaines élections ?
L’appel d’offres du gouvernement, scindé en cinq lots contre trois lors de l’appel précédent en 2021, dispose d’un budget annuel maximal de 1,26 million d’euros, soit 5,05 millions d’euros sur quatre ans. Ces outils doivent permettre une surveillance plus fine des discours, dans un contexte préélectoral où le débat public est généralement enflammé sur divers sujets de société.
Comme le rapporte L’informé, deux lots de l’appel d’offres introduisent de nouvelles méthodes de surveillance. Le lot 3 s’attache à la détection de « signaux faibles » à partir des publications ou sujets en progression, tandis que le lot 4 s’intéresse au suivi des recherches des utilisateurs sur les moteurs comme Google, mais aussi sur TikTok et Instagram. L’objectif est de capter les tendances de recherche et d’analyser leur répartition géographique pour ajuster les stratégies de communication du gouvernement en fonction de l’évolution des sujets dans l’espace public.
Guillaume Champeau, fondateur de NumeramaIl y a un risque fort de surveillance massive et de fichage de données sensibles
Alors qu’il doit annoncer fin mars les entreprises qu’il aura retenues pour ce projet, le SIG souligne que son appel d’offres porte sur la collecte de données publiques, excluant les groupes et comptes privés sur les réseaux sociaux. Selon le SIG, les prestataires doivent également respecter le RGPD. Il n’en demeure pas moins que l’intensification de cette surveillance en ligne pose plusieurs questions, à propos desquelles nous avons contacté Guillaume Champeau, fondateur de Numerama, site de référence sur les actualités numériques.
Off-investigation : Le gouvernement entend mettre en place une surveillance élargie visant, entre autres, à anticiper l’organisation de rassemblements sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que cette perspective induit sur la liberté de réunion, fondamentale en démocratie ?
Guillaume Champeau : Sur le principe, vouloir connaître au plus vite des rassemblements spontanés n’est pas attentatoire à la liberté de réunion. Ca peut même être le contraire. Il peut s’agir légitimement de sécuriser, que ce soit les participants, des tiers ou des biens. L’atteinte potentielle se produit donc selon la réaction des pouvoirs publics face à ce type de rassemblement, et c’est bien sûr là que l’on doit avoir le plus d’inquiétude pour les libertés publiques. Ce n’est pas la même chose de venir sécuriser un rassemblement pour qu’il se passe au mieux, ou de vouloir empêcher qu’il ait lieu, identifier les participants ou le réprimer.
Off-investigation : Comment interprétez-vous le fait que le gouvernement entende visualiser de façon accrue « la façon dont des utilisateurs des réseaux sociaux s’interpellent » pour définir « le rôle et l’importance des acteurs d’une discussion (…) ou d’identifier les communautés s’exprimant sur un sujet » ?
Guillaume Champeau : Ça peut très clairement être contraire au RGPD et à la jurisprudence de la CJUE. En principe [le gouvernement] n’est pas autorisé de collecter des données massivement, y compris des données rendues publiques telles que des posts sur les réseaux sociaux, pour détourner la finalité du traitement initial. Ce n’est pas parce qu’un post est public sur Facebook ou X qu’on a le droit de le mettre dans une base de données et de l’analyser. Il y a un risque fort de surveillance massive et de fichage de données sensibles (orientation politique, sexuelle, religieuse…), et le fait que le SIG n’ait pas consulté la CNIL est un problème majeur.
Si vous craignez que tout ce que vous faites ou dites soit scruté, vous ne vous sentez plus libre de vous exprimer, de vous déplacer, de communiquer avec des tiers, d’effectuer certaines actions…
En tout état de cause il est impératif de conduire au préalable une analyse d’impact sur les données personnelles (AIPD) pour identifier tous les risques possibles, les mesures mises en place pour les limiter, et vérifier l’adéquation des bases légales de traitement.
Off-investigation : Bien qu’elle porte sur des recherches en ligne et réseaux sociaux, donc a priori sur des échanges publics, cette perspective de surveillance accrue ouvre-t-elle la voie à des pratiques inquiétantes pour une société démocratique ?
Oui, la vie privée est une liberté fondamentale, parce qu’elle est au fondement des autres libertés. Si vous craignez que tout ce que vous faites ou dites soit scruté, vous ne vous sentez plus libre de vous exprimer, de vous déplacer, de communiquer avec des tiers, d’effectuer certaines actions… Vous vous conformez à un modèle comportemental attendu pour éviter d’être signalé ou vu comme suspect, y compris si vous n’avez rien à vous reprocher et ne faites rien d’illicite. Il est donc fondamental que les éventuelles données traitées le soient de façon anonymisée, pour des statistiques agrégées et non pas pour cartographier la population et permettre d’identifier, par exemple, des leaders d’opinion. Il faut aussi veiller à ce que les analyses agrégées ne conduisent pas à discriminer une population selon l’usage qui serait fait de ces analyses.
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