Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn et Garonne), Envoyée spéciale. Depuis quelques années, la culture du bambou se développe doucement en France. Parfois au prix de frictions entre ruraux dénonçant une « colonisation des campagnes » et entrepreneurs de la transition écologique.
A la fin de l’été, à St-Antonin-Noble-Val (Tarn-et-Garonne), des plants de bambous étaient arrachés, des bâches et des tuyaux d’irrigation lacérés sur des terres exploitées depuis quelques mois par France Bamboo. Créée par deux jeunes cadres parisiens en 2023 et domiciliée dans le 7ème arrondissement de la capitale, la jeune société est un nouvel acteur d’un marché en plein essor.
Le bambou est d’abord destiné à l’alimentation, que ce soit pour une consommation directe ou pour des filières de transformation. On en retrouve par exemple dans certains faux “steaks hachés” de la grande distribution, comme l’avait révélé en février 2023 Christiane Lambert, alors présidente du syndicat agricole FNSEA, sur BFMTV.
Mais le bambou a désormais aussi des débouchés industriels qui se multiplient à la faveur de la transition écologique. Employé dans le textile, le papier, le mobilier ou encore la cosmétique, il connaît également des applications dans le bâtiment et la fabrication de composites légers, ces derniers intéressant particulièrement la construction aéronautique.
Enfin, en raison de sa capacité à séquestrer le CO2, il a toute sa place sur le marché de la compensation carbone. « Votre mine verte » est d’ailleurs le slogan éloquent d’OnlyMoso, une société italienne fondée en 2014 qui œuvre à l’exploitation du bambou en Europe (et en France depuis 2018).
« Le bambou au service de la transition », voilà ce qu’affiche vertueusement la française Horizom, née en 2022, avec le concours de l’accélérateur de startups agricoles Hectar, financé par Xavier Niel. S’inspirant du modèle d’OnlyMoso, Horizom fournit des plants de bambous aux agriculteurs, les accompagne pour la plantation, l’irrigation et le suivi des récoltes. Enfin, selon son site, la startup française « monétise la séquestration carbone » et négocie « le meilleur prix de rachat de la biomasse auprès des industriels ».
« Ils arrivent en colons » !
Dernière née dans ce nouveau business, France Bamboo s’est implantée à St-Antonin-Noble-Val, une commune du Tarn et Garonne de 1900 habitants où la start-up parisienne a acquis cette année une pépinière de 53 hectares, pour plus de 700 000 Euros.
Vidéo de France Bamboo tournée à St-Antonin annonçant 40 hectares de bambous géants plantés dans les gorges de l’Aveyron. Explications des deux entrepreneurs : 17-18 ha plantés à St-Antonin, le reste étant cultivé sur une autre exploitation près de Montauban.
Ses deux créateurs sont deux trentenaires au profil peu agricole. Le président, Matthis du Verne, est issu de l’immobilier. Le directeur, Thomas Mignon, est le fils du président du directoire du groupe de capital-investissement Wendel. Il a principalement oeuvré dans la finance puis a décidé, nous dit-il, de quitter un « métier qui honnêtement aujourd’hui n’a aucun sens ».
Brochure de la start up « France Bamboo » fondée par Matthis du Verne et Thomas Mignon
S’incarne alors très concrètement à St-Antonin ce « moment post-colonial intérieur » que vivent les campagnes, comme l’analysait récemment Olivier Hamant dans le journal La Croix. Pour ce chercheur de l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), « le monde rural n’encaisse plus » aujourd’hui cette « colonisation intérieure par des élites urbaines […] coincées dans une mondialisation devenue délirante ». Et c’est précisément en ces termes que s’emporte un élu de St-Antonin quand on évoque l’implantation dans sa commune de la startup parisienne France Bamboo : « ils arrivent en colons ! ».
Interrogés par Off investigation, les deux cadres parisiens à l’origine du projet reconnaissent avoir dressé des clôtures forestières pour protéger les plants de bambou des cervidés sans consulter l’association communale de chasse et avoir érigé un petit bâtiment d’irrigation sans déclaration préalable à la mairie.
Lorsqu’on relate ces faits à Olivier Hamant, il commente : « quand on touche à la terre, on touche aux services écosystémiques, il faut donc le faire en accord avec les acteurs locaux, ou alors c’est du colonialisme ». « On a fait des erreurs, on n’a sans doute pas assez communiqué », regrette Thomas Mignon auprès de Off investigation.
De fait, ceux que certains ici surnomment « les bambouzards » ont essuyé plusieurs revers qui, selon des sources bien informées, ont attiré l’attention des services de renseignement du département. Au printemps, leurs clôtures étaient mises à terre. À la fin de l’été, des plants de bambou étaient arrachés, des bâches et des tuyaux d’irrigation lacérés sur une surface de 3 à 6 hectares selon nos interlocuteurs, soit potentiellement plus d’un tiers des 17 ou 18 ha mis en cultures.
Une plante colonisatrice
Détail croustillant : la plante de ces « colons » est elle-même colonisatrice. Espèce traçante, le bambou géant moso peut se propager aux cultures avoisinantes, selon Olivier Hamant, spécialiste de la reproduction des plantes à l’INRAE. Autre problème : France Bamboo a planté ses bambous près de la rivière Aveyron. « Si [elle] sort de son lit et arrache un certain nombre de rhizomes, le bambou peut coloniser en aval », alerte Jérôme Dao, spécialiste des plantes exotiques envahissantes au Conservatoire botanique Pyrénées et Midi-Pyrénées. Le creusement de tranchées et le respect de certaines distances pourraient toutefois endiguer ce risque d’expansion. `
Demeure la question de la remise en état des terres au terme de l’exploitation, car les rhizomes forment de « grandes barres rigides dans le sol », décrit Olivier Hamant. Selon un représentant d’OnlyMoso interrogé récemment par un site spécialisé, il faudrait y aller à la pelleteuse, et ne pas laisser le moindre rhizome vivant. Puis, attendre au moins 3 ans pour retrouver une parcelle propre et patienter davantage encore pour que la terre se remette. Conscients de ces problématiques, des élus locaux qui jugent les deux entrepreneurs parisiens « inconséquents et passablement désorganisés » sont déterminés à être vigilants. Les intéressés, quant à eux, affirment être attentifs à ces questions.
Reste que le développement de ces « mines vertes » interroge. Ainsi, une synthèse d’études scientifiques parue en 2020 appelle à la prudence, singulièrement sur le moso : « il a été montré à maintes reprises que les bambous traçants et spécialement les sous-espèces de Phyllostachys [Moso, NDLR] envahissent et remplacent les forêts adjacentes, qu’ils soient natifs ou bien introduits ». L’article détaille les risques de perte de biodiversité au-dessus comme dans le sol, la destruction des écosystèmes des forêts natives ainsi que l’apparition de pathogènes et d’attaques d’insectes.
Mine verte et or noir
Au contraire, couplant bonne rentabilité et bienfaits environnementaux, le bambou serait, selon les deux associés de France Bamboo, un candidat idéal pour agir écologiquement au sein du système économique actuel. « Tout est bon dans le bambou », estime Thomas Mignon. Selon lui, 50% de leur production sera dédiée à l’agro-alimentaire, le reste devant servir à la décarbonation de l’industrie, d’une part en réduisant l’importation de bambou, d’autre part en fournissant une nouvelle matière première plus écologique à des filières locales de transformation.
Matthis du Verne évoque par exemple les vertus de la fibre ligneuse de bambou, dans le secteur du textile, mais également celui de la construction aéronautique. De fait, le bambou allègerait les avions, les rendant ainsi plus économes en kérosène, selon une enquête récente de La Tribune. Reste que cette innovation ne résoudra pas le problème de la pollution produite par le doublement de la flotte aérienne mondiale dans les 20 prochaines années. Le dirigeant fait aussi état de débouchés dans le secteur du bâtiment éco-responsable. Seulement, le bambou étant cylindrique et creux, sa transformation en parquet ou en poutre requiert un fastidieux processus de transformation, nécessitant une consommation énergétique importante et l’adjonction de résines. Enfin, le bambou peut-être transformé en un « produit formidable » selon Matthis du Verne : le biochar.
« Rapporter gros sur le marché des crédits carbonne »
Surnommé « le nouvel or noir », le biochar est du charbon de biomasse obtenu par pyrolyse qui sert entre autres à amender et dépolluer les sols. Capable de séquestrer du carbone sur des centaines d’années, il permettrait « surtout de rapporter gros sur le marché des crédits carbone » d’après Novethic, une filiale de la Caisse des dépôts qui promeut les pratiques durables dans la finance et les entreprises. L’année passée, Suez se lançait dans la production de biochar et prévoyait en mai dernier de vendre à Microsoft quelque 36.000 crédits carbone sur trois ans.
Bien que reconnaissant les vertus du biochar, certains scientifiques s’inquiètent de sa fabrication et de son emploi à grande échelle, comme le montrent deux synthèses d’études, l’une parue en 2017, l’autre en 2021 (portant notamment sur le biochar de bambou) : la transformation d’une biomasse en biochar pourrait produire des radicaux libres persistant dans l’environnement (EPFR), entraînant une haute toxicité pour les plantes et les cellules. Sa poussière, contenant des micro et nano particules, favoriserait la mobilité de l’arsenic et des métaux lourds dans le sol et les nappes phréatiques. Dispersées dans l’atmosphère, ces particules de biochar pourraient aussi être inhalées et engendrer une cytotoxicité en pénétrant les cellules respiratoires des êtres vivants.
Avant de se consolider, les nouvelles filières industrielles sont vulnérables : si l’« acceptabilité sociale » n’est pas au rendez-vous sur l’un des projets, alors toute la chaine se sent menacée. Le 17 septembre à St-Antonin, les associés de France Bamboo tiendront une réunion publique accompagnés d’agriculteurs cultivant du bambou pour le mastodonte OnlyMoso. La population sera-t-elle au rendez-vous ? La communication sur l’événement a commencé timidement le vendredi 13 septembre.
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