Urgences régulées, services menacés, déserts médicaux, patientèle mal prise en charge, voire maltraitée… Le système de santé en Basse Bretagne peine à accueillir et prendre en charge les usagers. Une situation qui empire et qui suscite l’inquiétude des personnels soignants et d’une partie croissante de la population. Craignant de vivre dans une région où l’accès à la santé pourrait devenir un parcours du combattant, ils se mobilisent.
Une première manifestation à Lannion (Côtes-d’Armor) avait réuni 3000 personnes, le samedi 13 janvier. Mais malgré cette mobilisation du comité de défense et de promotion de l’hôpital Lannion-Trestel, les autorités sont restées inflexibles. Depuis le 1er mars, les urgences sont régulées entre 19h et 8h : “On ne pourra plus se présenter à la porte de l’hôpital, c’est le 15 qui, après une conversation téléphonique, décidera si la personne doit attendre, aller voir un médecin ou envoyer une ambulance”, déplore Jean, membre du comité et usager régulier de l’hôpital.
Depuis des mois, les fermetures des urgences la nuit étaient nombreuses mais ponctuelles dans ce service où 56% des postes d’urgentistes sont vacants. Une situation qui justifie la fermeture nocturne des urgences pour plusieurs mois, à partir du 1er mars. Pour Pascal Lasbleiz, infirmier au centre hospitalier de Lannion-Trestel et secrétaire du syndicat CGT, la crainte “c’est que, même si on nous présente ça comme une fermeture temporaire, ça devienne la règle et que ces restrictions soient permanentes et actées comme mode d’organisation”. Tous se demandent si cette fermeture sera suivie d’une réouverture en juin, comme promis par les autorités. Le maire de Lannion, Paul Le Bihan, est sceptique : “il peut y avoir des difficultés, l’ARS dit qu’ils n’ont pas de personnels. Mais si on en manque, ce que je peux entendre, qu’est-ce qu’on fait pour qu’on en ait dans deux ou trois mois ? ”.
Urgences régulées faute de personnel
Face à ce constat, un millier de personnes se sont réunies le 17 février dernier. Élus, syndicats et partis politiques sont présents mais la plupart des manifestants sont de simples usagers venus dénoncer la situation. À l’image de Brigitte, qui a passé son mois de décembre à l’hôpital : “les urgences de Lannion c’est un mouroir. Le personnel court dans tous les sens, c’est absolument terrifiant. Des gens de 80 ans sur un brancard en train d’hurler à l’aide, parfois simplement car ils veulent aller aux toilettes mais personne ne peut s’en occuper”.
Des membres du comité de défense de l’hôpital de Guingamp sont également présents à Lannion. À Guingamp c’est la maternité qui est menacée de fermeture, faute de personnel. Le comité de défense explique avoir contacté l’ambassade de Cuba en France. “Cuba est une usine à fabriquer des médecins, ils en forment 10.000 par an pour un pays grand comme la Belgique, la France en formait 9.000 avant le numerus clausus” raconte Manu, membre du comité. La veille, le comité, l’agglomération et les soignants recevaient Otto Vaillant, l’ambassadeur cubain, pour discuter des besoins : une quinzaine de médecins suffirait à éviter la fermeture du service. Pour qu’ils viennent à Guingamp, il faudra encore obtenir l’accord des autorités de santé.
Un risque « d’effet domino »
Destination possible des patients de Lannion ? L’hôpital de Morlaix (Finistère) où les difficultés s’accumulent. “On est correctement doté en personnel pour les urgences, mais les régulations à Lannion ou Carhaix nous impactent. On ne peut pas faire le travail des autres hôpitaux” observe Céline Eck Lucas, de la section CFDT de l’hôpital. Les crises sont multiples dans cet hôpital qui s’en sort pourtant mieux que les autres : les coûts de l’énergie ont augmenté de 350%, les services fonctionnent continuellement à moyens constants, les heures supplémentaires ont triplé en 20 ans… Une grève du service des urgences a eu lieu fin 2023 pour réclamer des moyens. “Le temps d’attente des patients aux urgences monte facilement à 4h, parfois des dizaines d’heures pendant l’été” déplore Florence Porhel, infirmière et membre du syndicat Sud, “des services doivent fonctionner à 130 voire 170% pour être viable, ce n’est pas tenable”.
C’est l’application de la loi Rist en avril 2023 qui inquiète notamment les professionnels bretons. En mettant en place un barème de rémunération pour l’intérim médical dans le service public seulement, la loi, censée réduire les dépenses des établissements, impacte défavorablement les recrutements et la ressource humaine. Des spécialistes intérimaires, nécessaires pour le bon fonctionnement des services notamment dans les petits établissements, ne sont plus disponibles, accentuant les problèmes déjà présents.
À Carhaix, sauver « l’hôpital d’un territoire »
Plus au sud, la population de Carhaix s’est également longuement mobilisée en 2023, craignant de voir les urgences et la maternité impactées. En mars, 5000 personnes ont défilé dans les rues d’une ville de 7.500 habitants. Pour Annie Le Guen, porte-parole du comité de défense de l’hôpital, la mobilisation massive de la population est évidente : “l’hôpital est indispensable, il n’y a pas d’alternatives dans le privé. L’hôpital de Carhaix n’accueille que 5% de carhaisiens, c’est l’hôpital d’un territoire”. Dans le Centre Ouest Bretagne (COB), cette zone à la croisée du Finistère, des Côtes-d’Armor et du Morbihan, ce sont 80.000 personnes qui en dépendent. “Un des risques, c’est l’effet domino, les patients vont se diriger vers des hôpitaux plus lointains déjà en difficulté” redoute Jean-Pierre Hémon, référent santé au pôle d’équilibre territorial et rural du COB. Sa collègue Isabelle Le Gall rappelle que “les indicateurs de santé sont défavorables dans le pays COB, les cas de maladies cardio-vasculaires et les problèmes de santé mentale sont accrus, même en comparaison avec le reste des départements bretons”.
Le manque de personnel a des conséquences. En juin, le CHRU Brest-Carhaix annonce qu’entre juillet et août, les urgences seront régulées 24h/24 à Carhaix. Les usagers devront appeler le 15 avant de se rendre à l’hôpital. “Les doutes que l’on avait au moment de l’application de la loi Rist se confirment, elle a bien généré une certaine désarticulation des services, le contrecoup se fait sentir des mois après” souligne la députée NUPES du Finistère Mélanie Thomin.
La régulation, qui a débuté en juillet, dure jusqu’en septembre, mais la mauvaise nouvelle tombe fin août : les urgences ne seront rouvertes que la journée. La mobilisation repart dans la foulée. Le 4 septembre, c’est un millier de personnes qui manifestent dans l’enceinte de l’hôpital. Le 7, ils sont 200 à se diriger vers Quimper, exigeant qu’une délégation soit reçue par le préfet. Le 14, c’est à l’ARS de Quimper que la foule se rend. Le 30 septembre, à Quimper encore, un millier de personnes est réuni. Christian Troadec, le maire de Carhaix, invite la préfecture à se rappeler qu’en 2008, pour défendre la maternité de Carhaix, ils étaient “nombreux à devoir subir les gaz lacrymogènes, on était mobilisé deux à trois fois par semaine sur Quimper, s’il faut le refaire, on le refera”.
Fronde grandissante
Ils n’auront pas besoin de le refaire. Face à la fronde grandissante qui annonce de nouvelles mobilisations d’ampleur, et à la situation difficile de plusieurs hôpitaux en Bretagne, des élus du territoire, la direction du CHU Brest-Carhaix et les représentants de l’État finissent par se réunir le 27 octobre pour signer un protocole de sortie de crise. Pour la députée Mélanie Thomin, “le but du protocole c’est de donner des garanties aux habitants du centre Bretagne que leur hôpital n’allait pas fermer, avec une réouverture des urgences 24h/24”. La nouvelle est accueillie avec enthousiasme à Carhaix où un Fest Noz (fête de nuit en breton) a lieu le 4 novembre.
Mais le protocole ne convainc pas tous les acteurs. “Il n’évoque qu’un maintien des activités, on voulait un maintien des services. Le service cardiologie est inutilisable sans cardiologues, mais des consultations y ont lieu, donc il y a une activité” regrette Caroline Tromeur de la section CGT de l’hôpital, “sans budget ou médecins supplémentaires, le protocole est déjà caduque”. Même constat pour le comité de défense, “c’est un écrit, un engagement de la part de l’État pour maintenir la santé à Carhaix, mais il faut recruter du personnel”. Depuis, le comité organise une permanence devant l’hôpital, pour informer les usagers et garder un contact avec le personnel dans les services. “Il faut rester vigilant” confie Annie Le Guen.
Mobilisations à Concarneau
Ce protocole de sortie ne passe pas inaperçu. Malgré ses défauts, c’est un exemple de réussite pour d’autres collectifs de citoyens, comme celui de Concarneau. La situation y est semblable, les urgences sont régulées la nuit et les usagers craignent de voir cette régulation appliquée 24h sur 24h. Marie-Andrée Clovis Jérôme, porte-parole du comité de défense de l’hôpital, se rappelle des manifestations de 2008 face au plan de fermeture complète des urgences, elle explique : “l’ARS a confirmé que, sans la mobilisation de la population, les urgences auraient été complètement fermées comme cela était prévu”. Le comité créé pour l’occasion et la mobilisation des habitants ont fonctionné. Il s’est aussi mobilisé pour le maintien d’une ligne de SMUR en 2018 ou pour demander l’installation d’un scanner à Concarneau.
Lors d’une des réunions mensuelles du collectif, la question du pouvoir de ce dernier face aux décisions de l’État est mise sur la table par une nouvelle adhérente, une autre lui répond “qu’à défaut de le faire flancher, les comités sont des grains de sable qui permettent d’empêcher ces décisions d’aboutir”. Un constat sur lequel s’accorde la CGT du centre hospitalier de Quimper. Dans cet hôpital, les urgences sont saturées, certains patients peuvent attendre des heures avant d’être pris en charge. Karine Goanec, secrétaire adjointe de la CGT du centre hospitalier indique qu’il manque “une Unité d’Hospitalisation de Courte Durée, elle a disparu il y a 8-10 ans, au profit d’un service de médecine post urgence, qui n’existe plus aujourd’hui. Cette zone tampon entre les urgences et les services n’existe plus.” Les autres services fonctionnent correctement à condition d’avoir un personnel suffisant, ce qui semble compliqué : “Depuis la crise du Covid, on a vu des mises à dispositions, des démissions, des abandons de postes, des choses qu’on ne voyait pas avant. En 20 ans, je n’en avais jamais connu” se désole Loïc Le Houarner, secrétaire général CGT dans le même hôpital.
“La politique actuelle, c’est la fin des services publics” explique Karine Goanec, “si la population, pas juste les soignants, se met à soutenir son service public de santé alors les choses bougeront, il faut voter et soutenir dans ce sens”.